Le modèle de la cavatine : le creusement du thème dans la pratique diariste de Renaud Camus

Texte d'une communication sur le Journal par Thierry Santurenne, envoyé le 3 juillet 2006.


        Il y a peut-être quelque apparence d'inconséquence ou au mieux de paradoxe, si ce n'est d'aporie, dans la mise en valeur de la conjonction d'une forme musicale comme la cavatine et d'une pratique d'écriture telle que le journal. En effet, la cavatine autant que la littérature diariste paraissent avoir avant tout à partager une certaine résistance intrinsèque à la forme en ses manifestations architecturales les plus complexes et réfléchies. De fait, il ressort de l'examen comparé des définitions qu'en proposent les ouvrages spécialisés que la cavatine est un terme affecté d'un certain flou conceptuel quand il concerne la musique instrumentale. Pour ne s'arrêter qu'à lui, le Larousse de la Musique considère qu' « il s'applique en général à une pièce essentiellement mélodique, libre de forme et concise »[1]. L'exemple assorti est celui du cinquième mouvement du 13ème quatuor op. 130 de Beethoven, également élu par d'autres ouvrages à l'appui de définitions similaires. A ce titre, la cavatine peut être considérée comme un élément constitutif d'un ensemble à l'architecture duquel il participe tout en s'en distinguant par une certaine singularité d'allure. Elle échappe par là, au moins en partie, au soupçon de déliaison formelle. D'autre part, le caractère mélodique qu'on lui reconnaît comme trait distinctif essentiel  est bien entendu à mettre en rapport avec son autre acception, moins floue, pour le coup, car antécédente à celle que nous venons de rappeler, de pièce vocale d'un lyrisme tempéré entre le récitatif et l'air. Dès la fin du 18ème siècle, la cavatine d'opéra ne se distinguera plus de l'air proprement dit que par sa simplicité de construction s'interdisant les reprises et répétitions, un des exemples canoniques étant la cavatine d'entrée de la Comtesse dans Les Noces de Figaro.

       On entrevoit ici quels rapports d'analogie peuvent s'opérer entre la cavatine et le journal. Si la pratique diariste se conforme par son principe même à une structure linéaire qui semble se soustraire à toute élaboration formelle complexe par la soumission de l'écriture à l'ordonnance extrinsèque imposé par la chronologie, deux principes la caractérisent cependant  selon Philippe Lejeune[2]. Le premier est celui de la « fragmentation » : or, la discontinuité narrative imposée par les divisions temporelles peut en effet correspondre à la relative indépendance de la cavatine au sein d'un ensemble. Avec pour remarque corollaire que la subjectivité du sujet diariste, exprimée en chacune des unités temporelles et textuelles plus ou moins brèves du journal, trouve son analogon musical dans le caractère mélodique de la cavatine originellement associée à l'expression des affects. Le second principe, celui de la « répétition », correspond bien entendu à la récurrence de topoï, de thèmes et de réflexions propres à la personnalité du diariste et constitutifs de l'image qu'en offre son journal : architecture spontanée, au moins en ses apparences, et plus idiosyncrasique qu'en d'autres formes d'écriture.

        Ici se gauchissent, on le sent, les liens analogiques avec la cavatine qui se distingue, on vient de le voir, par sa concision et, précisément, par ses réticences à la répétition et conséquemment à la « variation », principe qui retient notre attention en ces lieux. Il s'agit pour résoudre cette difficulté, d'autant plus immotivée d'apparence que nous avons jusqu'ici présenté in abstracto l'analogie entre cavatine et pratique diariste, de laisser la parole à Renaud Camus lui-même qui, dans un ouvrage en forme d'abécédaire publié en 1998, Etc. offre des clés à l'approche de son oeuvre en réservant une entrée à « cavatine » dont il me faut citer l'essentiel des deux premiers paragraphes : « Son enchantement à découvrir, assez tard, que la cavatine, qu'il connaissait seulement, jusqu'alors, comme un mode musical souvent un peu niais, surtout dans l'opéra, est en fait une opération de creusement (du latin cavare, creuser) [...]. Dans la cavatine « le sujet fait du sur-place » (expression de Barthes, assez ambiguë, à propos des Tricks, dans la préface à ce livre). Le temps aussi fait du sur-place : au lieu de se dérouler linéairement de gauche à droite, du début vers la fin, d'avant le début jusqu'au-delà de la fin, il se bute, se creuse, paraît s'enfoncer dans l'instant - définition de la présence ? »[3] 

        Cette attention portée à la cavatine permet à Renaud Camus de laisser entendre quel est son rapport au sens grâce à un emprunt à la terminologie de la musique, le moyen d'expression justement le plus affranchi de la tyrannie de la signification. Un des traits essentiel de son éthique littéraire et de son travail d'écriture réside dans le refus de toute téléologie du sens aboutissant à sa fossilisation : pour lui, le sens est, je cite, « toujours perçu comme relatif, provisoire, tremblé, miné par son contraire »[4] de sorte que son propos se dérobe sans cesse à ce qu'il appelle « la tyrannie du sympa » dont l'obsession du « comme », de l' « avec », du « semblable », du « soi-même » et du « pareil au même » conduit à user de ce que Renaud Camus nomme des « armes absolues de langage » visant à conforter les vérités consensuelles. Ce qui le conduit à entendre dans l'omniprésente cheville langagière  « c'est vrai que » le signal langagier par lequel se manifeste toute soumission obscène à la doxa. Il s'agit donc pour l'écrivain de faire obstacle à l'immédiateté du sens et à sa trop grande assurance et cela avec d'autant plus de force que, je cite, « ce sens littéral, ce sens pur, non enrobé des protocoles du style, est un sens violent, dangereux, éternellement générateur de conflits »[5]. Est ainsi privilégié dans son travail ce qui entrave le cours de la phrase et la « creuse » conformément au sens étymologique de « cavatine » : la forme la plus apparente de ce scrupule est la parenthèse qui vient sans cesse assouplir, rectifier ou enrayer la marche du discours. Mais on le trouve encore dans la référence non moins régulière à la bathmologie, cette science imaginaire héritée de Roland Barthes que Renaud Camus définit comme l' « obsession des degrés, des niveaux, des strates, des couches successives, de préférence alternées. Le sens est miné par son contraire, et ce contraire à son tour par son propre contraire, qui ne coïncide pas exactement avec ce dont est le contraire ce dont il est le contraire »[6]. L'image de la spirale associée à la bathmologie est une manifestation de la tendance à l'abandon de la linéarité discursive qui trouve son aboutissement dans le recours à l'hypertexte avec le développement arborescent du site internet consacré à son ouvrage Vaisseaux brûlés[7].

        La cavatine a donc quelque chose à partager avec les stases du discours telles qu'elles se manifestent dans l'oeuvre de Renaud Camus. Mais ce « sur-place » nécessaire à l'excavation de la phrase et de la pensée doit sans cesse déboucher sur une relance de la dynamique textuelle pour préserver une valeur toujours provisoire. Chaque thème, préoccupation ou obsession du sujet, doit être sans cesse creusé et réexaminé au fil du temps, et au gré des éclairages sans cesse nouveaux qu'il impose à l'écrivain. La répétition du thème est une constante de l'écriture de Renaud Camus et implique une confrontation à la durée et à l'écoulement temporel. Si l'image spatiale du chemin, avec « [s]es chemins de traverse, [s]es embranchements, [s]es carrefours »[8] est souvent reprise par l'écrivain pour rendre compte du rapport particulier qu'entretiennent le sens et le discours, et donc de la forme que celui-ci doit revêtir dans l'idéal, les métaphores fournies par la musique ne peuvent manquer de venir à l'esprit : reprises variées de thèmes, mais aussi contrepoint, rapports harmoniques, modulations, jeux de tonalités, sans oublier la dimension polyphonique qu'on peut repérer  dans l'expérience des Eglogues autant que dans la tendance au dialogisme d'une oeuvre également sensible aux tropismes du sujet et à la parole de l'autre : celle des écrivains dans Killalusimeno[9], entrelacs de fragments de textes divers, et surtout celle du meilleur ami de Renaud Camus, le peintre Jean-Paul Marcheschi dont la fréquence des propos dans le Journal peut donner l'impression qu'il en est le co-auteur, ainsi que l'a justement avancé Jan Baetens[10]. Sans oublier l'expérience d'Incomparable, journal à deux voix tenu avec Farid Tali, publié en 1999. On aimerait ajouter à cela l'expérience faite par Renaud Camus, de son propre aveu médiocre orateur, de chanter en 2000 certains extraits de Vaisseaux brûlés dans les espaces résonnants de la Beinecke Library de l'Université de Yale[11]. Cette mise en chant de la voix de l'écrivain confirmait in actio la volonté constante d'échapper à la pétrification du sens par la mise en résonance de toutes les harmoniques de la voix scripturale. Et de fait, la musique se déploie dans une sphère temporelle qui, pourrait-on dire, échappe au sens commun, dans tous les sens du terme, ce dont peut encore rendre compte l'image de la spirale évoquée tout à l'heure.

        La cavatine est donc indéfectiblement associée à la pratique diariste, non seulement par le lien de cette forme métaphorique avec la subjectivité du sujet, mais par ce qu'elle manifeste du rapport singulier au temps qu'entretient l'écriture de Renaud Camus. Le caractère fragmentaire de la cavatine signale une sécession dans le flux temporel où le sujet, par son style, affirme l'indépendance momentanée de sa pensée et revendique la suspension du sens. Ainsi qu'il l'avance à propos de l'écriture de son journal, je cite, « la période (le terme est souligné), au sens littéraire du terme est ici un fragment de temps, aussi bien, s'agisse-t-il d'une époque ou d'un après-midi, d'un moment, un simple moment »[12]. Revendication de l'instantané[13] en lutte avec le temps « naturel » tel que l'imposent le cours des jours et les métamorphoses d'une époque. Résistance à l'air du temps, et donc à son flux, en jouant sur les mots. Pour Renaud Camus, la tenue d'un journal implique cette lutte incessante du sujet avec le temps biologique et social  pour manifester grâce à l'écriture une présence différente dans la temporalité humaine. Avec pour corollaire une exigence personnelle face au sens et donc à la vérité, infiniment plus complexes que ne le laisse supposer une vision non littéraire du monde. Là encore, il s'agit de mettre l'accent sur les liens analogiques qui se peuvent établir entre l'écriture camusienne et la musique,  dont la temporalité et le rapport au sens sont d'une identique complexité.

        Certes, si l'on excepte l'élection métaphorique de la forme cavatine par Renaud Camus, tout laisserait à penser que la clé de son oeuvre est davantage à chercher dans son intérêt pour les arts plastiques, manifesté par le contenu de son journal, divers écrits et ses activités de critique d'art et de commissaire d'expositions, que dans la musique. Or, l'écrivain croit lui-même, je cite, « très opportun que la métaphore ait une réalité sensible »[14]. On trouvera cette réalité dans les nombreuses références faites à la musique dans les volumes du Journal. Certes, elle n'est pas mentionnée par Jean-Paul Marcheschi dans une liste dressée par lui des « thèmes » offerts à variation que je reprends ici : « le vieillissement du corps, la cruauté, la nuit, le ciel, le fiasco amoureux, la douleur, la solitude, le doute, la cavatine, les pouvoirs et leur arrogance, la perte, le temps, la société (son abjection, ses lâchetés, sa bêtise), l'absence, l'éloignement, la peinture, le miroir, l'air, la lumière, l'argent »[15]. Considérons alors la musique comme « l'absente de tout bouquet » trahissant sa présence souterraine dans la mention de la cavatine. La multiplicité des allusions du diariste à l'art musical en fait un motif à cavatine au point que l'on se propose ici d'envisager la référence musicale comme une véritable mise en abyme du système littéraire fondé par le recours métaphorique au terme qui retient notre attention. Renaud Camus l'a lui-même attiré en ce sens en écrivant : « De l'abyme [avec un y] il n'y a qu'un pas jusqu'à l'abîme, qui lui-même, par les gouffres, met en communication facile avec la bien-aimée cavatine [...] pour ajouter aussitôt que « techniquement, il ne saurait donc être question d'abyme [avec un y] »[16]. Nous voudrions pourtant motiver ce rapprochement car, à notre sens, se reflètent dans les propos de Renaud Camus sur la musique les traits essentiels de son rapport au monde et à la vérité, et donc l'ensemble des thèmes énumérés il y a un instant. 

        La musique dite « classique » est pour Renaud Camus l'élément majeur d'une culture commune. Elle s'associe d'autant plus dans l'esprit de l'écrivain à un idéal de la langue que dans la parlure contemporaine elle ne désigne plus la seule musique savante, au bénéfice de « toutes les musiques ». Ainsi qu'il le résume dans son ouvrage Répertoire des délicatesses du français contemporain, on assiste à « un élargissement sémantique si considérable qu'il implique soit une dilution du sens (le mot ne veut plus dire grand-chose), soit un émiettement »[17] - et Renaud Camus évoque à ce propos le pluriel dont s'affubla longtemps France Musiques. La menace qui pèse sur la langue et sa syntaxe trouve son équivalent dans celle qui plane sur les conditions mêmes d'énonciation de la musique vocale. Le Journal revient ainsi plusieurs fois sur le salmigondis linguistique qui affecte les exécutions d'opéras français confiés à des distributions maîtrisant mal la langue. A propos d'une audition de Benvenuto Cellini de Berlioz, Renaud Camus n'hésite pas à affirmer : « L'opéra a besoin d'une grande vague nationaliste. Si l'on veut monter des opéras français, qu'on prenne des chanteurs français qui savent chanter en français. Mais comme il n'y en a pas... »[18] Le constat de cette carence musico-linguistique induit la critique de la déliquescence de la langue et du rapport à elle, conséquence ou symptôme de mutations sociales concernant entre autres l'éducation, la perception littéraire du monde et une certaine idéologie du métissage. L'exécution musicale permet de prendre acte d'une rupture dans la transmission d'une tradition. Renaud Camus stigmatise ainsi la dissolution de la signification au profit d'un abâtardissement de la perception musicale, parfaitement transposable au domaine linguistique, dans la mesure où la langue contemporaine se soucie avant tout de réifier l'idéologie de l'époque grâce à des « scies » à la fois étrangères à la prise en compte du réel et insoucieuses de l'harmonie du langage.

        D'autre part, on repère au fil de la chronologie diariste l'influence des mutations technologiques aussi bien que des changements apparus dans ses conditions de vie sur l'expérience sensorielle et auditive de Renaud Camus. L'écrivain accueille ainsi avec plaisir l'irruption de la technologie numérique, eu égard au confort d'écoute qu'apporte le disque compact. Commentaire datant encore de 1987 : « Je n'avais pas une bonne relation avec les disques de l'ancien type, désormais dénommés « noirs », semble-t-il. J'étais sans cesse à guetter la première anicroche qui malgré tous mes soins, sans doute maladroits, ne tardait jamais à se produire. Le plaisir était gâché par de vains combats contre la poussière, les éraflures, les bruits parasites divers dont la régulière et rapide prolifération finissait par me décourager. Avec les disques compacts, jusqu'à présent, rien de tout cela : musique pure »[19]. Par ailleurs, au concert, l'attitude du public décourage toute audition sereine : « Mystère : comment les gens qui, semble-t-il, sont tellement sourcilleux quant à ce qu'ils entendent chez eux, musicalement, qui se ruinent en appareils sans cesse plus compliqués, plus raffinés pour obtenir un son parfait, débarrassé de toute impureté, comment ces gens peuvent-ils supporter ces concerts ou soirées d'opéra où les « bruits d'ambiance » divers sont mille fois plus forts, mille fois plus gênants que le souffle, les grésillements, la poussière et les sauts de sillon des anciens microsillons ? »[20] L'expérience auditive privée est mise en corrélation avec celle qu'autorisent les conditions sociales du concert. La nuisance sonore ne diffère pas foncièrement de la nocence sonore (nocence est un quasi néologisme de Renaud Camus, par ailleurs fondateur d'un parti de l'in-nocence).  Dans les deux cas, l'accès empêché à la pureté sonore rappelle quel obstacle représente le temps subi, dans sa dimension matérielle autant que sociale, en travers du chemin vers la vérité de l'oeuvre, indissociable des capacités réceptives d'un sujet attentif à l' « effet » produit sur lui par les oeuvres. Or, les possibilités nouvelles offertes par le support numérique se conjuguent avec l'élection d'un château gersois comme résidence, dans la mesure où l'éloignement des concerts parisiens va de pair avec un recours  accru au disque compact. La distance prise par rapport à la socialité ordinaire représentée par le rite du concert coïncide avec l'approche particulière des oeuvres autorisée par le nouveau support : le choix d'une plage et sa répétition permettent de satisfaire une conception fétichiste du rapport à l'oeuvre musicale revendiquée par Renaud Camus qui va jusqu'à  en rêver une reconstitution sous la forme de, je cite, « une somme presque accidentelle de successifs engouements fétichistes »[21]. Marque d'une volonté de rencontre avec la vérité de l'oeuvre qui passe par une relative indifférence à la forme et à l'architecture : ainsi, je cite, « Beethoven est un peu entaché, tout de même, du péché moderniste qui veut que les oeuvres soient grandes pour de bonnes raisons de formes, et parce qu'on voit se presser, dans leur conception et leur architecture, de grandes idées »[22]. Transparaît ici la méfiance déjà évoquée à l'égard d'un sens figé et arrêté par une conception d'ensemble au détriment d'une réception singulière et sensible[23]. Est ainsi stigmatisée la soumission mozartienne à la forme lorsque succèdent à la Romanze poco adagio de l'opus 51 n°1, je cite, des « sautilleteries marquisanales »[24]. L'accent mis sur les aspects formels et l'appréhension obligée des secrets techniques pour pénétrer dans l'intimité d'oeuvres comme les sonates pour piano de Boulez conduisent ainsi Renaud Camus à renoncer à elles...

        Toujours est-il que la musique de chambre abonde en cavatines au sens où l'entend le diariste. Elle favorise le mieux la recherche des points d'accord entre le sujet perceptif et l'oeuvre. Mais la discontinuité du rapport entretenu avec elle est la condition d'une intimité véritable incompatible avec la soumission au cours du temps, de sorte que, je cite, « ce n'est pas rendre justice aux oeuvres que de les traiter [d'une] manière conjugale et routinière » et qu'il vaut mieux les « draguer par surprise »[25]. L'emprunt métaphorique au registre de la sexualité est d'autant plus adéquat que le trick relève d'une même éthique. Comme l'a écrit Jean-Marie Roulin que je cite ici : « parce qu'il est du domaine de l'hapax et de l'éphémère, le rapport sexuel peut ainsi nous faire accéder à une émotion qui nous met en contact avec quelque chose qui nous dépasse et ouvre une dimension voisine du métaphysique. L'éthique du trick s'affirme contre la durée pour l'intensité de l'instant »[26]. L'association de la musique  à la sexualité peut du reste s'accomplir en une véritable épiphanie permettant au sujet d'atteindre à sa propre vérité autant qu'à celle de l'oeuvre. Ainsi de la musique de Tallis en fond sonore d'ébats sexuels : « On ne saurait imaginer musique plus langoureusement propice à des amours allongées, alanguies, voluptueusement flottante »[27]. Mais c'est l'âme du sujet qui confère à l'oeuvre sa pleine et véritable nécessité, en accord avec l'instant tel qu'il est vécu : « Les funérailles de Siegfried, mais c'est la marche nuptiale d'un amour innombrable et mort-né, aussi bien »[28]. Certaines musiques peuvent aussi ne livrer leur secret qu'en un unique instant : « Le concerto [pour piano] de Grieg ne disposait peut-être que d'un seul jour de ma vie pour briller auprès de moi »[29]. En outre, d'autres musiques semblent promises à une véritable usure, au moins momentanée : « Il en va des promenades tout à fait comme des musiques. Pendant certaines périodes de notre vie il y a un concerto ou une sonate dont nous ne pouvons pas nous passer, auxquels nous revenons sans cesse. Puis, sans qu'une lassitude quelconque nous ait jamais été perceptible à leur égard, nous les abandonnons, et pendant des mois, plusieurs années peut-être, nous n'y pensons pas - pas assez fort en tout cas pour accomplir les gestes qui nous ramèneraient à eux »[30]. Le rapport à l'oeuvre musicale est à la fois la figuration et le symptôme du rapport instable entretenu avec le sens, mais aussi, comme le laisse entendre l'allusion aux promenades, avec le monde - ce dernier perçu comme une infinité de points dont certains sont susceptibles de favoriser notre présence à lui, au sens où l'entend Yves Bonnefoy, poète admiré de Renaud Camus. Du reste, la musique paraît en général chez lui indissociable de l'activité scopique et de l'espace. Il confie ainsi au sujet de la Cinquième symphonie de Tchaïkovski : «  Cette musique est pour moi très liée à un espace déterminé »[31]. Ailleurs, la traversée en janvier 2001 de la Forêt Noire s'effectue aux accents du Voyage d'hiver de Schubert. Mais c'est le découpage de l'espace par la fenêtre qui correspond le plus étroitement à la cavatine, en une même démarche fétichiste prometteuse d'accession à une dimension différente du temps et du paysage, car « les longues plages de musique ont besoin de ciel, ou bien de nuit »[32]. Tel un moderne Wanderer, le sujet est en perpétuelle errance, en quête d'un sens irréductible à la doxa et d'un lieu où il puisse être en harmonie avec un monde outragé par la nocence afin de se réconcilier avec le temps dont le cours l'éloigne sans cesse de sa plénitude d'homme et d'une époque ennemie. La musique est en même temps la figure et la promesse d'une présence au monde toujours instable ou toujours différée, ce qui fait dire à Renaud Camus à propos de l'interprétation des suites pour violoncelles de Bach par Misha Maisky : « Cet homme et ce violoncelle pourraient jouer n'importe quoi, ils pourraient ne pas jouer, ils pourraient seulement se frotter, l'un comme l'autre, on n'aurait qu'une idée, que cette volupté n'arrête pas, qu'elle vous ramène à la maison, qu'elle soumette pour nous ce paysage mort et le force à reconnaître notre présence, notre coïncidence avec le temps »[33].

        On retrouve dans cette phrase les motifs essentiels qu'entrelace le diariste. Avec l'évocation du retour à la maison s'y ajoute le thème essentiel chez lui de l'origine, véritable conjuration des méfaits du temps tel qu'il va et de l'enlaidissement qu'il inflige au corps, aux paysages et à la langue. La musique a partie liée avec les origines, ce que laissent entendre l'attention portée par Renaud Camus au sens étymologique de cavatine et de multiples notations insistant sur la lontananza, telles que « les  lointains du la majeur »[34] à propos du concerto pour clarinette de Mozart ou le commentaire élogieux de mélodies de Gérard Pesson : « art de la suggestion de suggestion, du souvenir de souvenir, de la lointaine vibration »[35]. Cette notion de lontananza définit le sentiment d'absence au monde que peut seule procurer la musique[36]. Absence qui est le revers de la présence au monde, puisque l'accord parfait avec celui-ci suppose le refus de la coïncidence et de la contemporanéité,  caractéristique de certaines musiques étrangères aux temps et aux modes qu'affectionne Renaud Camus. Grâce à ces oeuvres résolument anachroniques comme les Quatre Derniers Lieder  de Richard Strauss ou les symphonies d'Elgar, « nous sommes sereinement installés dans une apesanteur spacieuse, où le temps n'a plus son mot à dire »[37]. Il s'agit moins là d'une attitude passéiste, sans cesse contredite par l'attention que porte Renaud Camus à la création contemporaine, que de la volonté de se distancier des dogmes artistiques plaçant la vérité du discours et l'évolution du langage avant la jouissance. Cela le conduit à dire  de  Brahms qu'il est « le musicien le moins conforme à l'idéal artistique moderne » et qu'il faut avoir « la santé anachronique » de l'aimer « comme un Âge d'or disparu, un paradis perdu, une plénitude à peine imaginable (et pas toujours supportable) pour les tard-venus que nous sommes »[38]. Cette imaginaire de l'origine s'allie à la séduction d'un paysage national idéalisé lorsque au cours d'un voyage en Ecosse[39], Renaud Camus s'attache à la musique de Sir Arnold Bax, compositeur britannique inscrit dans la lignée des musiciens ayant eu recours au folklore national. La jouissance musicale in situ se prolonge d'une visite sur les lieux fréquentés par le compositeur. La mention du goût croissant éprouvé pour cette musique par le compagnon de Renaud Camus achève de faire de l'oeuvre de Bax l'instrument d'une adéquation parfaite à un lieu, à un moment et à une relation, et donc de la réconciliation avec un temps momentanément maîtrisé, en un instant où le sens de la vie émerge à la conscience.

        Si la musique facilite l'accès à ces moments fragiles, elle le doit à son asémantisme fondamental et à une soumission moindre à l'idéologie[40]. Elle n'existe et ne signifie fugitivement que par son paraître[41], meilleur exemple d'un cratylisme séduisant un auteur dont « tout l'effort intellectuel, esthétique, idéologique, politique, consistera à tâcher de réduire [...] la distance que le temps creuse sans cesse [...] entre les mots et les choses, bien sûr, entre les êtres et leur nom, entre l'usage et la convention, le fleuve et sa source, le futur et le passé, l'esprit et la lettre »[42]. Faut-il alors nous livrer nous même à des distinctions abusives, en considérant les références à la musique dans le Journal soit comme un thème fondamental sans cesse varié au fil des pages, soit comme autant de variations de thèmes multiples ? Il importe peu finalement, dès lors que ces cavatines échappent à l'ordonnance de tout discours formalisé. Dans le cadre d'un discours continu - wagnérien, pourquoi pas - , elles entretiennent entre elles un rapport qui est plutôt celui de la modulation, moyen par lequel Renaud Camus négocie sans cesse son rapport au temps et au sens.                       

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[1] Larousse de la Musique, Paris, Larousse, 1982, s.v. « Cavatine », p. 258.

[2] On se reportera à son ouvrage récent Le Journal intime (Paris, Textuel, 2006).

[3] Renaud Camus, Etc., Paris, P.O.L, 1998, p. 38.

[4] Ibid., p. 165.

[5] Renaud Camus, Du sens, Paris, P.O.L, 2002.

[6] Renaud Camus, Etc., op.cit., p. 29.

[7] Renaud Camus, Vaisseaux brûlés, http://perso.wanadoo.fr/renaud.camus

[8] Renaud Camus, Etc., op.cit., p. 43.

[9] Paris, P.O.L, 2001.

[10] « [...] par moments, la ligne de partage entre ce que dit et pense Jean-Paul Marcheschi et ce que dit et pense Renaud Camus, devient si ténu que non seulement l'écrivain s'y perd lui-même, mais que le lecteur finit par avoir l'impression que Flatters/Marcheschi pourrait bien être un des hétéronymes de Renaud Camus, inventé pour  les besoins de la cause, c'est-à-dire pour le plaisir de continuer en douceur le jeu hétéronymique rompu par l'abandon des Eglogues » (Jan Baetens, « Jean-Renaud Marcheschi », in Renaud Camus, écrivain (Jan Baetens et Charles A.Porter, éds), Leuven, Peeters/Vrin, 2001, p. 59).  

[11] « J'étais heureux de me retrouver dans cet endroit superbe où j'avais lu il y a cinq ans les premières pages de P. A. Cette fois-ci j'ai donné une version chantée, sur différents registres de voix et selon divers modes musicaux, des premiers feuillets des Vaisseaux » (Renaud Camus, K.310. Journal 2000, Paris, P.O.L, 2003, p. 139).

[12] Renaud Camus, Etc., op.cit., p. 109.

[13] Terme employé à dessein : l'étude reste à faire de la place occupée par la photographie dans l'oeuvre de Renaud Camus.

[14] Gilles Alvarez et Renaud Camus, « Entretien avec Renaud Camus », in Renaud Camus, écrivain (Jan Baetens et Charles A.Porter, éds), Leuven, Peeters/Vrin, 2001, p. 149.

[15] Jean-Paul Marcheschi, « L'Inappartenance », in Corbeaux, Nouvelles Impressions, 2000, p. 279.

[16] Renaud Camus, Etc., op.cit., p. 11.

[17] Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain, Paris, P.O.L, 2000, p. 284.

[18] Renaud Camus, Vigiles. Journal 1987, Paris, P.O.L, 1989, p. 157.

[19] Ibid., p. 362.

[20] Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, Paris, P.O.L, 1990, p. 183.

[21] Renaud Camus, Fendre l'air. Journal 1989, Paris, P.O.L, 1991, p. 303.

[22] Renaud Camus, Graal-Plieux. Journal 1993, Paris, P.O.L, 1998, p. 164.

[23] Il n'en va pas autrement dans la perception de la peinture : « [...] l'unité de jugement ne peut être que le tableau, et non le peintre » (Renaud Camus, Journal Romain, Paris, P.O.L, 1989, p. 485).

[24] Renaud Camus, La Guerre de Transylvanie. Journal 1991, Paris, P.O.L, 1996, p. 275.

[25] Renaud Camus, Fendre l'air. Journal 1989, op.cit., p. 303.

[26] Jean-Marie Roulin, « D'une éthique du trick aux mythes de l'origine », in Renaud Camus, écrivain (Jan Baetens et Charles A.Porter, éds), Leuven, Peeters/Vrin, 2001, p. 105.

[27] Renaud Camus, Fendre l'air. Journal 1989, op.cit., p. 101.

[28] Renaud Camus, La Campagne de France. Journal 1994, Paris, Fayard, 2000, p. 380.

[29] Renaud Camus, L'Esprit des terrasses. Journal 1990, Paris, P.O.L, 1994, P. 157.

[30] Renaud Camus, K.310. Journal 2000, op.cit., p. 49.

[31] Renaud Camus, Derniers jours. Journal 1997, Paris, Fayard, 2002, p. 203.

[32] Renaud Camus, Les Nuits de l'âme. Journal 1996, Paris, Fayard, 2001, p. 285.

[33] Renaud Camus, Retour à Canossa. Journal 1999, Paris, Fayard, 2002, p. 436.

[34] Renaud Camus, Fendre l'air. Journal 1989, op.cit., p. 109.

[35] Renaud Camus, Graal-Plieux. Journal 1993, op.cit., p. 72.

[36] « La musique est pleine de passages, vers l'autre côté de la présence » (Renaud Camus, La Guerre de Transylvanie. Journal 1991, Paris, P.O.L, 1996, p. 268).

[37] Renaud Camus, Le Château de Seix. Journal 1992, Paris, P.O.L, 1997, p. 53.

[38] Renaud Camus, K.310. Journal 2000, op.cit., p. 316-317.

[39] Voir à ce sujet Rannoch Moor. Journal 2003, Paris, Fayard, 2006.

[40] Renaud Camus note cependant : « L'engagement de Henze en faveur du régime de Cuba [...] « désérotise » [...] pour moi, en grande partie, la musique de lui qui le reflète. Ses cinq quatuors sont heureusement exempts de ce type de rapports » (Vigiles. Journal 1987, op.cit., p. 59).

[41] Rappelons que Renaud Camus est l'auteur d'un Eloge moral du paraître (Pin-Balma Sables, ,1995. Réédition Paris, P.O.L, 2000).

[42] Renaud Camus, Etc., op.cit., p. 55.