NON. Journal 2013

créée le vendredi 9 août 2013, 19 h 53
modifiée le samedi 17 août 2013, 16 h 23
Vendredi 9 août 2013, onze heures et demie du matin.
La douceur de vivre, la paix civique, l’harmonie sociale, l’in-nocence et l’intelligibilité des échanges feraient d’un coup d’immenses progrès de par le monde si l’on arrivait à répandre dans le public la connaissance et la maîtrise de cette règle simple : il ne faut pas d’espace avant les virgules, il en faut une après.

Ensuite, évidemment, on pourrait raffiner, passer au cas du point, du point-virgule, du deux-points, du point d’interrogation, etc. ; et peut-être même aller jusqu’à tenter de diffuser cette deuxième règle élémentaire : signes simples (, .), pas d’espace avant, espace après ; signes doubles (: ; ? ! «), espace avant et après. Mais alors on serait fatalement amené à se pencher sur les exceptions (la parenthèse ouvrante est un signe simple, pourtant il faut une espace avant elle et pas d’espace après ; contrairement à ce qui convient pour la parenthèse fermante, et encore c’est un peu plus compliqué que cela…). Et donc on serait vite exposé à l’accusation de byzantinisme, d’élitisme, d’enculage de mouches et de Dieu sait quoi encore.

Au moins personne ne m’a jamais traité de populiste, c’est déjà ça ; et l’In-nocence non plus.

En revanche j’ai essuyé avec une grande surprise, récemment, le reproche de goût immodéré pour les majuscules ; j’en ai été très étonné parce que justement je déteste l’abus des majuscules et déplore que certains écrivent le Président de la République, la Cour des Comptes, le Conseil Général du Gers, voire Henry De Montherlant ou le Général De Gaulle, etc. Mais je commence à soupçonner que ce que me reprochait mon censeur (entre beaucoup d’autres choses presque aussi graves), c’était, de ma part, une application exagérée et suspecte, à ses yeux, à mettre des majuscules quand il en faut. En effet je remarque que cet usage est en train de tomber en désuétude. On lit couramment des messages dont la première lettre n’est pas une majuscule, où il n’y en a pas après les points et où il est question de paris, de saintes, de la rochelle (ou, pis encore, de La rochelle).

Le cas des majuscules (ou des capitales) est un peu complexe parce qu’il a existé un usage poétique et assumé de leur absence (chez cummings, notamment) ; et aussi un usage commercial, publicitaire, designeux, une mode, en somme, ou plusieurs : de sorte qu’on peut penser que les personnes qui ne mettent pas de majuscules quand il en faudrait le font délibérément, par une sorte d’affectation “artistique”, si l’on veut. Mais dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas il s’agit de leur part de simple négligence, comme le prouve, dans la presque totalité des exemples observables, l’inconstance, sous leurs doigts, de cette politique. Or elle nuit beaucoup à la facilité, à la clarté et à la rapidité des échanges, elle aussi.

Je parle couramment de l’hébétude qui gagne et de l’industrie de l’hébétude qui la répand, mais je ne crois pas si bien dire et ne me convaincs pas assez moi-même de ce que j’avance — sans doute parce que je ne veux pas m’en persuader, c’est trop décourageant. La pratique des dits “réseaux sociaux”, hélas, et même de certains parmi les plus sérieux, montre bien que l’action politique, à quelque espèce qu’elle appartienne, va devoir tenir étroitement compte des effets de la Grande Déculturation, déjà, et s’exercer au moyen d’une langue qui est au français grammatical (et aux règles de la typographie, ou de la préparation de copie) ce que le pidgin English est à l’anglais de T. S. Eliot, ou Mme Filippetti à André Malraux. L’amère réalité ne nous laisse pas oublier un seul instant que ce que nous défendons si ardemment est déjà plus qu’à moitié en ruine, abandonné, vandalisé par ceux-là mêmes dont nous entendons protéger les droits avec les nôtres. Même chez les champions les plus remontés de l’ancien monde, celui qui s’effondre sous nos yeux, on voit les ravages effroyables du nouveau ; et c’est aussi cela, l’effondrement. Le Grand Remplacement culturel est au moins aussi avancé que l’autre, sans que nos remplaçants y soient pour rien (mais les remplacistes, eux, y sont bien pour quelque chose…).

Emmanuelle Duverger se moque très gentiment de moi à propos de cette vieille histoire des prénoms sur laquelle je pourrais écrire un petit livre les yeux fermés (le chœur unanime : « Non, non, non, ça va aller comme ça, M’sieur Renaud »). Quoique j’aie tendance à ventriloquer pas mal, dernièrement, je ne vais pas reprendre ici l’ensemble du dossier (le chœur : « Oufffffffa… ») ; mais rappeler tout de même en vitesse (le chœur : « Aïe… ») que tous ces acteurs, metteurs en scène, musiciens, show-biznessmen et maintenant hommes et femmes politiques qui parlent publiquement de gens fameux ou seulement bien connus d’eux en les appelant par leur prénom, outre qu’ils se parent ridiculement d’intimités flatteuses, ils parlent pour eux-mêmes, puisque nous, moi, le public, nous n’appelons pas, Dieu m’en préserve, Jean-François Copé Jean François, Fillon François, Sarkozy Nicolas, Nathalie Kosciusko-Morizet Nathalie, Claudio Abbado Claudio ou Jamel Debbouze Jamel. Or, que nous rappellent d’une seule voix la syntaxe, la politesse, les règles de typographie, le bon sens, les conventions concernant les espaces ou les majuscules, sinon qu’on ne s’exprime pas pour soi, mais pour l’autre ? Ainsi que l’ânonne depuis des lustres ce vieux radoteur de Renaud, la syntaxe, c’est l’autre dans la langue. Et, pour l’autre, contrairement à ce que croient l’idéologie du sympa, le soi-mêmisme régnant et le principe de relâchement général, nous ne sommes pas toujours assez bons. C’est pourquoi on ne se relit jamais assez. Dans mon entrée d’hier, par exemple, j’ai laissé passer un fâcheux pas du toute la même chose.

Mais puisque la chère Emmanuelle a eu l’imprudence de me remettre sur la question du prénom, des prénoms, de la société du prénom (dans laquelle nous entrons toutes voiles dehors, sur le modèle américain, voire brésilien), je crois qu’elle implique, cette société, un changement anthropologique au moins aussi important que le mariage gay. Les deux questions sont d’ailleurs étroitement liées parce que la loi sur le mariage gay s’accompagne de toute sorte de dispositions sur la transmission du nom, qui vident de toute signification le concept de patronyme, avec ses embarrassantes références aux pères, aux ancêtres, à l’origine, à la patrie. Désormais on va pouvoir à peu près choisir son nom, ou celui de ses enfants, ainsi qu’on le fait pour les prénoms. Ce qui est ici jeté aux orties, comme en la société du prénom (laquelle implique aussi, on le constate de plus en plus, la disparition progressive des noms), c’est la lignée, la transmission, l’héritage, l’acquis, c’est-à-dire l’idée qu’il y avait quelque chose avant nous, qui nous oblige (et qu’il y aura quelque chose après) : idée indispensable à la culture, au sentiment de l’honneur et de la honte, à la conscience écologique, à l’amour de la patrie et de la langue, au sens de la responsabilité. Ainsi seul le nom signe. Le prénom ne signe rien du tout, pas plus que l’affreux pseudo. Son règne infantilisant participe de l’hébétude présentéiste.

On ne peut pas défendre notre culture en écrivant, par négligence, comme des cochons, en jetant sur l’écran espaces et majuscules au petit bonheur, sans se soucier du lecteur : il y a contradiction, et qui pourrait bien être fatale ; de même qu’il y a contradiction entre société du prénom et sentiment de l’appartenance, du poids de l’histoire, de l’acquis (et de l’irréversible). Défendre le nom c’est défendre le non (au changement de peuple et de civilisation).

voir l’entrée du vendredi 9 août 2013 dans Le Jour ni l’Heure

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