Corbeaux. Journal 2000

sans dateJeudi 1er juin 2000, cinq heures de l’après-midi. Si vite va la guerre et abondent à tel point grandes et petites batailles que le chroniqueur militaire, quand il est lui-même en première ligne, ne peut plus en tenir comme il le faudrait la chronique.

Hier je devais aller à Issy-les-Moulineaux pour enregistrer l’émission de Thierry Ardisson et de Patrice Carmouze sur Paris-Première, Rive droite Rive gauche. Quelques minutes avant que je ne sorte, coup de téléphone de la Cour internationale de La Haye. On m’informe que la Cour a décidé ma mise en examen, et que j’en recevrai sous huit jours la notification officielle.

La voix est celle d’un homme âgé, qui se présente comme un avocat, Me Livingstone. Or j’ai beau n’avoir plus grande connaissance du droit international, une mise en examen par la Cour de La Haye ne me semble pas vous être normalement signifiée par téléphone, et par le truchement d’un avocat. Et puis cette expression de “mise en examen”, récente dans le droit français, me paraît bien improbable en droit international.

Bref, je ne suis guère impressionné. Et je commence à comprendre, même, que cette invraisemblable histoire de Cour de La Haye, devant laquelle Mme Tasca aurait voulu me faire comparaître, dès les premiers moments de “l’affaire”, est une invention de mauvais plaisants. Le communiqué de Mme Tasca n’en disait pas un mot. Les coups de téléphone qui ont lancé ce thème étaient arrivés chez Fayard aussitôt après cette première manifestation ministérielle. C’était M. Bétourné qui les avait reçus, je crois. Il en avait parlé à Claude Durand, qui lui-même m’en avait parlé. D’évidence j’ai accusé à tort, dans ce journal et dans divers articles refusés par la presse, Mme Tasca de ce projet ridicule.

Donc le coup de téléphone n’a d’autre objet que de me “déstabiliser”, comme on dit, juste avant une émission de télévision. Je l’identifie bien comme étant de cette nature. Et pourtant il me trouble un peu, d’une part parce qu’un petit doute demeure dans mon esprit, malgré tout, ensuite et surtout par le degré de haine méticuleuse qu’il révèle. Et comme ces gens sont bien informés ! Ils ont mon numéro de téléphone, ce qui n’est pas difficile, et ils savent exactement à quelle heure j’enregistre une émission. Ou bien s’il s’agit d’une coïncidence ?

Même question pour les légères attaques dont ma voiture, ses essuie-glaces et rétroviseurs ont été victimes dans le parking souterrain de l’immeuble, ici. Ce n’était jamais arrivé plus tôt. Un enfant qui s’amuse ? Mais il n’y en a guère car ce parking est clos. Bu... Essayons de ne pas nous laisser envahir par la paranoïa.

Elle se donne pourtant beaucoup de mal pour nous convaincre de sa clairvoyance, et le sort, de même, pour nous faire vaciller sur nos talons d’argile. Un taxi m’attend en bas, envoyé par Paris-Première. Entre la porte de l’immeuble et sa portière, je trouve le temps d’acheter Le Monde, que je ne reçois pas ici. Nouveau tombereau d’insultes, deux pages pleines. J’ai du mal à lire en voiture, et je n’y tiens pas, parce que ça me donne mal à la tête, parce qu’il est difficile de déployer le journal entre les deux banquettes, et parce que je ne souhaite pas me laisser envahir par l’image de moi-même que me renvoie ce miroir attentif à blesser. À mes “propos antisémites” il n’y a maintenant plus de guillemets — ni sous la plume d’Alain Salles, qui “relate les faits”, ni dans l’article d’Hugo Marsan, qui retrace avec assurance ma lente évolution vers le statut indubitable de réactionnaire tous azimuts, aigri, fielleux, raciste et ennemi du peuple.

À Issy-les-Moulineaux on est beaucoup plus aimable, par chance. On m’avait interrogé plus tôt, au téléphone, sur ce qui s’était passé exactement vendredi dernier dans les locaux de la Cinq, avant l’émission de Serge Moati. J’avais expliqué que j’étais parti après une grosse demi-heure d’attente dans un cabinet de maquillage, agrémentée de messes basses à ma porte. Peut-être veut-on éviter le même genre d’incidents, peut-être est-on tout simplement mieux disposé. Toujours est-il qu’on ne me laisse pas seul une seconde, qu’une aimable jeune femme me tient compagnie comme à un grand malade, et que ces messieurs de l’émission, tout sourire, viennent s’informer régulièrement, avant de passer sur le plateau, de mon humeur et de mon état. Et moi, comme chaque fois qu’on est très aimable avec moi, je suis très aimable aussi, et je me présente à peu près détendu au début de l’enregistrement.

J’ai quatre interlocuteurs : Thierry Ardisson, Patrice Carmouze, Philippe Tesson et un grand garçon aux cheveux longs, Frédéric Beigbeder, qui m’a expliqué plus tôt qu’il allait publier un livre dont le titre serait le prix : 99 francs je crois bien — ce qui ressemble fort, il le fait remarquer lui-même, à mes 325g dont il connaît l’existence je ne sais comment ; dans les deux cas, prix ou poids, il faut changer de titre à chaque nouvelle édition.

Les quatre ne sont pas complaisants, mais pas délibérément agressifs non plus, et en tout cas on est très loin de l’ambiance de LCI dimanche dernier, lorsque Sollers, Lévy et Plenel étaient d’accord pour considérer que j’étais moins que rien, « un écrivain moyen et au-dessous du moyen », « criminel par médiocrité ». Présenté par Beigbeder me voilà devenu cette fois « un écrivain important », « sans qui Hervé Guibert, Guillaume Dustan, Donner et même Christine Angot n’auraient pas été possibles » (tout le monde ne serait pas forcément d’accord avec cette définition de “l’écrivain important”, mais ce n’est pas le moment de chipoter).

Tesson estime que je ne suis pas antisémite de nature, certes, mais que je me suis montré l’étant de fait — par quoi il veut dire, je suppose, que je ne le suis pas au fond mais que certaine de mes phrases le sont bel et bien.

Ardisson fait remarquer combien diffèrent les interprétations des mêmes propos selon la personnalité de celui qui les tient. Tout dépend d’après lui du médiateur, c’est je crois le mot qu’il emploie. Les mêmes phrases, selon qu’elles seront prononcées ou écrites par celui-ci ou par celui-là, seront accueillies tout à fait différemment. Je suis parfaitement d’accord avec lui. À l’appui de ses dires il fait entendre un extrait d’une émission où l’on voit Alain Finkielkraut appeler à la protection de l’“identité française” : de la part de Finkielkraut tout cela passe très bien, mais si c’était moi qui disais la même chose...

Carmouze me demande si je n’ai pas fait, tout simplement, une connerie, dont j’essaierais à présent de me dépatouiller comme je pourrais. Je réponds que c’est bien possible, et que je passe mon temps à explorer ma propre bêtise, vaste sujet ; que les œuvres sans bêtise n’ont pas de corps, à mon avis ; et que moi je n’ai pas de problème de ce côté-là, car la bêtise j’en ai à profusion. Quant à me corriger et corriger encore, je ne fais rien d’autre. Pentimento, c’est ma devise.

Bref tout se passe plutôt bien, et en tout cas très courtoisement. Vingt-cinq minutes d’explications presque sereines. Rien à voir avec la lapidation rituelle à laquelle je suis soumis depuis quarante jours. Et une voiture m’attend à la sortie, comme à l’aller. Voilà une chaîne bien polie.

   

Dix heures et demie du soir. À peine étais-je rentré d’Issy-les-Moulineaux hier après-midi s’ouvrait par téléphone un autre front, à peine moins désagréable que le premier.

Le matin, sur la recommandation de Marianne Alphant, j’avais essayé de joindre Richard Millet, qui est directeur littéraire aux éditions Balland. Claude Durand venait de me dire, comme je l’avais prévu, qu’il n’envisageait pas de publier K.310 ou Oregon.

Richard Millet était au Canada. J’ai laissé un message à sa femme, qui m’a demandé à quel propos je voulais lui parler. « À propos d’un livre », ai-je dit. Et quand l’après-midi j’ai eu un entretien avec Paul, sur de tout autres sujets :

« Et pourquoi voulais-tu parler à Richard Millet ? »

Eh bien, les informations vont vite...

« À propos d’un livre que je comptais lui proposer.

— Un livre ? Quel livre ?

— Le “journal avancé” de l’affaire actuelle, un peu comme nous l’avions fait l’année dernière pour Incomparable. »

À partir de là tous les chaudrons de l’enfer se sont mis à bouillir, crescendo.

« Et pourquoi tu ne me l’as pas proposé à moi ?

— Paul ! Est-ce que je peux te rappeler qu’en septembre dernier tu m’as écrit deux lettres extrêmement brutales, la première pour refuser le journal 1994, la seconde, quelques jours plus tard, pour me signifier que ce n’était pas seulement ce volume que tu refusais de publier, mais l’ensemble du journal ? Je n’aurais pas songé un seul instant à te proposer quoi que ce soit qui relève du journal ! Pas un seul instant.

— Je t’ai écrit ces deux lettres, c’est vrai, mais depuis je suis revenu sur elles, nous avons une grande conversation un soir à dîner, à l’hôtel Nikko, en octobre dernier, et nous avons décidé de continuer comme par le passé.

— Comme par le passé moins le journal.

— Non. Moins deux années de journal pour lesquelles tu avais déjà signé un contrat avec Fayard.

— Pas du tout. Dans mon esprit il s’agissait de tout ce qui relevait du journal.

— Dans ton esprit peut-être mais il y a des contrats.

— Les contrats ne portent pas sur les journaux.

— Les contrats comportent un droit d’exclusivité pour deux ans à partir de décembre 1998.

— Pas du tout. Ils parlent d’un droit de suite de trois livres après je ne sais plus quoi.

— Après Le Département de l’Hérault.

— Eh bien tu les as eus, tes trois livres, et même davantage.

— Les contrats sont formels : exclusivité pour deux ans.

— Mais pas du tout ! Ils ne disent pas un mot de ça ! Il n’a jamais été question de ça entre nous !

— Regarde-les.

— Je ne les ai pas ici. »

Il est allé chercher ses exemplaires, et il me les a lus. En effet, exclusivité pour deux ans. Moi je n’y avais jamais jeté un coup d’œil. Je lui ai dit que bien entendu je lui soumettrai “l’avant-journal” si c’était cela qu’exigeaient les contrats. Mais rapidement nous fûmes bien loin du contrat. Je révélai par exemple que j’avais signé un autre contrat avec Fayard, tout récemment, et cette fois pour un roman, mais à livrer seulement dans deux ans : L’Inauguration de la salle des Vents. C’est à ce moment-là que sa colère a atteint son paroxysme.

« Et pourquoi tu as fait ça ?

— J’avais besoin d’argent.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?

— Mais enfin, Paul ! Tu m’as dit cent fois de ne plus t’embêter avec mes problèmes d’argent !

— Tu sais que tes comptes chez P.O.L sont déficitaires de près d’un million ?

— Je peux difficilement l’oublier.

— Et malgré ça tu... »

Finalement il a dit qu’il ne voulait pas continuer cette conversation, qu’il avait besoin de quatre jours de réflexion — le “pont” de l’Ascension, je suppose —, et que nous nous reparlerions lundi prochain.

Très bien. Mais le résultat de tout ça c’est que je n’ai plus d’éditeur, peut-être. D’autant qu’il s’est fait un plaisir de me dire qu’Olivier Bétourné, lorsqu’il dirigerait Fayard, n’aurait rien de plus pressé que de se débarrasser de moi.

« Olivier Bétourné ne va pas forcément diriger Fayard.

— Bien sûr que si. C’est lui qu’Hachette imposera. Et Cohen-Séat te déteste.

— Tout cela n’est peut-être pas joué. Il y a un conseil d’administration, chez Fayard.

— Le conseil d’administration, c’est Hachette. Ils ont la majorité.

— Bon, bon, bon... »

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