Corbeaux. Journal 2000

sans dateDimanche 16 avril 2000, sept heures du soir. Temps sinistre, pluie continuelle, murs ruisselants, cœur humide et gelé. Toute la belle agitation de la semaine est retombée d’un coup. Je suis un peu attristé de l’indifférence de ma mère et de Pierre à mes modestes succès médiatiques, mais surtout je suis attristé d’en être attristé. Ainsi, ce n’était donc que cela ? Est-ce que nous serons à jamais le petit garçon en équilibre sur la branche du cèdre ou sur la murette et qui supplie : « Regardez-moi ! Regardez-moi ! » ?

Nous sommes si peu là ! Et nous n’arrivons pas à nous convaincre que le tout d’exister soit ce peu. Il nous faudrait des preuves. Nous les demandons à l’amour. Nous les demandons à la gloire. Nous les demandons à l’amitié. Nous les demandons à la notoriété. Nous les demandons aux journaux, à l’Académie française, au téléphone. « Regardez-moi ! Regardez-moi ! » Est-il possible que le regard des autres puisse seul nous persuader que nous sommes bien au monde et habitons la terre, et sommes des passagers du temps ?

Les autres ont bien autre chose à faire, malheureusement, et leurs propres inquiétudes les rongent.

« Eh bien justement, nous disent-ils. C’est tout à fait comme moi. Imaginez-vous que... »

Et de nous raconter leur histoire. Mais nous n’avons que faire de leur histoire. C’est la nôtre qui réclame attention. Et si elle n’est pas assez intéressante pour se l’attirer, nous essayons d’en faire de la littérature. Mais rien ne prouve que nous y parvenions. Et puis la littérature, de toute façon...

*

À la soirée pour Sollers chez les Angrémy, après la conférence et le débat sur Joyce à la Bibliothèque nationale, quelqu’un a dit qu’il y avait dans mon journal récent des passages très bizarres.

« Ça ne m’étonne pas, a commenté Josyane Savigneau. Camus ne pense qu’à embêter le monde et à faire du scandale ! »

Encore a-t-elle voulu dire Le Monde, peut-être. Que plusieurs des exemples du mauvais style du jour, dans les Délicatesses, soient tirés de son journal a pu la mettre en fureur. Et ma petite note liminaire, selon laquelle je citais surtout Le Monde et France Culture parce que je les pratiquais beaucoup et parce que leur réputation en matière de langage est plutôt supérieure à celle des autres, n’a pas suffi à l’apaiser, apparemment.

*

Des amateurs suisses de mes travaux ont lancé un site lire.renaud.camus destiné à mes lecteurs, et qui doit leur servir de forum de discussion. Je viens de le découvrir avec plaisir et amusement. Mais le premier commentateur, arrivé là Dieu sait comme et invité à s’exprimer sur Tricks, déclare qu’il faudrait fusiller le pornographe qui a écrit ça... Ça commence bien ! En tout cas c’est la seule note de gaieté de la journée.

     

     

Neuf heures du soir. Non, en voici une autre : il n’y a pas eu une seconde de ciel dégagé toute la journée durant mais, tandis que je regarde le journal télévisé de huit heures dans la grande salle du premier étage je m’aperçois, par un coup d’œil de hasard à travers une petite fenêtre donnant sur le jardin, à l’est, au loin, tout au bout de la pièce, qu’un rayon de soleil ultime est tombé sur un arbre de Judée en fleur, chez M. Capéran mon voisin ; et que les branches en bouquet font un grand embrasement violet, sous le ciel resté de plomb — mais c’est un plomb en fusion.

La petite fenêtre est composée comme un tableau, et plus précisément comme le tardif Bonnard du Centre Pompidou — est-ce un massif de mimosas qu’on y voit ? Ici le jaune est devenu violet. Feu d’artifice violet à gauche. Il occupe les trois quarts de l’espace. Dans l’angle inférieur droit frondaisons vert foncé, jaillies du jardin de la chartreuse, et rendues luisantes par la pluie. Ciel gris foncé dans l’angle supérieur, presque noir. Le tout comme possédé par la lumière violente reçue de plein fouet, incorporée à la chair des feuilles, rendue dans un éblouissement. Aucun tableau ne peut faire un effet aussi fou.

À gauche de la fenêtre il y a Nightsound, qui à cette heure n’est plus qu’un carré noir, où l’on ne voit que du noir. Toute la pièce est plongée dans la nuit, ou presque. Mais là-bas, très loin, déjà chez le voisin, cette incandescence d’autre monde, nocturne aussi, à sa façon — comme si la nuit était sa propre lumière, qui bondissait du profond des massifs, après la dernière pluie du soir au printemps.

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