Jean-Gérard

LAPACHERIE
 

Référer
ou
comment parler de tableaux où « il n'y a rien à voir » ?





Voir quelque chose là où « il n'y a rien à voir » : c'est ce qu'a enseigné Anni Albers au Bauhaus et, après 1933, aux Etats-Unis [1], en même temps que son époux, Josef Albers, le théoricien du minimalisme, dont les principes sont assez bien résumés par l'incitation do less in order to do more (faire moins pour faire plus). Exemples de ce minimalisme, les carrés, jaunes pour la plupart, et de divers formats, qui constituent la partie la mieux connue de l'oeuvre d'Albers, sont faits de la matière même de la peinture : il n'y a rien d'autre à voir qu'une géométrie et des couleurs. « Les couleurs ne sont ce qu'elles sont qu'en relation avec leurs voisines. Elles n'ont pas d'autonomie. Elles tirent leur être de qui n'est pas elles, autant dire de leur non-être. Dans un certain sens elles ne sont pas [2] ».  La couleur est censée ne pas être, elle n'en fait pas moins l'essentiel des Carrés. Pour en parler, l'ekphrasis ou « description d'une oeuvre d'art [3] » reviendrait à énoncer une tautologie : c'est un carré et il est jaune. On ne peut pas, ou on ne sait pas, donner un équivalent verbal à des tableaux sans sujet ou « autoréférentiels », au sens où le sujet, si tant est que ce terme soit adéquat, se ramène à la matière dont les tableaux sont faits. Ces carrés laissent sans voix ceux qui les contemplent. « Il y a une indéniable aphasie de l'art contemporain, et pas seulement des arts plastiques [4] », écrit Renaud Camus. En fait, l'aphasie touche moins les peintres que ceux qui écrivent sur la peinture.

Au Centre d'art contemporain de Plieux (Gers) qu'il dirige depuis une dizaine d'années, Renaud Camus conçoit et organise des expositions de tableaux de Boltanski, Marcheschi, Kounellis, Albers, dont, commissaire, il rédige le catalogue [5]. Spécialiste du minimalisme américain et d'art contemporain, il a écrit des préfaces à des catalogues ou à des monographies de peintres ou de photographes. Ecrivain et critique d'art, son oeuvre pose la question de la place et du statut des « écrits sur la peinture » dans l'ensemble des oeuvres littéraires. Inséré dans les trois dernières pages de Du sens [6], le catalogue de ses oeuvres publiées comprend plus de cinquante titres répartis en treize classes, à savoir églogues, élégies, éloges, récit, miscellanées, chroniques, journal, répertoires, topographie, qu', romans, « vaisseaux brûlés », écrits sur l'art. Ce classement est fait à partir de critères hétérogènes et peu explicites : il y a loin des vaisseaux brûlés aux éloges ou des romans aux miscellanées et on pourrait distinguer autant de classes qu'il y a de titres. Certaines classes, églogue ou élégie, sont anciennes ; d'autres n'ont pas d'existence avérée en dehors de cette liste (« qu' », « vaisseaux brûlés »). Les classes nommées Eloges et Qu' ne comprennent qu'un titre. Réduite à un spécimen, la classe perd sa raison d'être.

Dans le nom composé Ecrits sur l'art, les trois termes sont liés syntaxiquement (une synapsie selon Benveniste). Au sens propre, la préposition sur a un sens locatif et au sens figuré, elle signifie « à propos de » ou « au sujet de ». Les écrits sur l'art sont nommés en fonction de ce sur quoi ils portent ou de ce à quoi ils réfèrent. Il en est de même de topographie : si on traduit les deux mots grecs, topos et graphie, à savoir « écrits sur des lieux », elle est définie aussi par ce à quoi réfèrent ces écrits. Quant à qu', la dénomination est moins étrange qu'il n'y paraît, si on la rapporte à ce que, dans le commerce, on nomme référencement. Les articles stockés dans un magasin ou des réserves sont affectés d'un code d'identification (dit aussi référence) afin d'en faciliter la gestion. Dans les inventaires de stocks, ces articles, marchandises ou produits peuvent être regroupés dans des classes dont le nom reprend les premiers signes, lettres ou chiffres, du code. Il en va ainsi de qu' : ce sont les trois premiers signes du titre de Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi.

Cette analyse rapide montre que la référence sous-tend les trois dénominations qu', écrits sur l'art, topographie et les oeuvres qu'elles désignent. Arrêtons-nous un instant à cette question.
 

Référer n'est pas représenter, bien que les deux processus se recouvrent en partie. La référence est à la fois plus ample, plus universelle. Technique ou formelle, elle n'est pas affectée par les visées esthétiques qui font ou ont fait de la représentation le fondement de l'art. Représenter, c'est rendre présents sous la forme de substituts des êtres, des actes, des entités qui relèvent de la fiction. Réussie, la représentation suscite l'illusion, alors que la référence n'en suscite aucune. Opération formelle, celle-ci est « neutre ». Elle consiste à « rapporter » ou à mettre en rapport quelque chose à ou avec quelque chose d'autre, un nom ou un fait de langage ou un texte à un ou des objet(s) du monde, réels ou fictifs, sans que la mise en relation entre les signes et les choses relève de quelque analogie que ce soit. La première réalité est verbale, la seconde ne l'est pas nécessairement, bien que tout mot, toute phrase, tout texte, à partir du moment où ils sont écrits, puissent être rapportés à d'autres faits de langue. Référer, c'est poser qu'il existe des réalités hors du langage ou, dit en d'autres termes, que le langage n'est pas clos ou refermé sur lui-même, mais qu'il s'ouvre sur un au-delà. C'est le présupposé qui fonde ce que George Steiner nomme le « contrat verbal [7] ». La représentation est une substitution, la référence n'en est pas une, mais elle implique la proximité d'un objet qui est distinct du signe qui le désigne et qui y est extérieur. D'un point de vue sémiologique, la référence montre, en multipliant les indices ou les indications, tout en laissant absents les objets auxquels ils réfèrent. Dans le cas des écrits sur l'art, l'extériorité absente se double d'hétérogénéité, puisque les lignes, traits, couleurs, volumes, dont les tableaux sont faits, relèvent, pour ce qui est de la perception et de l'inscription des signes et des règles qui les régissent, de lois qui se situent à l'opposé de celles des signes verbaux.

La référence doit être extraite de l'abîme de discrédit dans lequel elle a été plongée au XXe siècle. En niant que la langue soit une nomenclature ou un inventaire, Saussure et les linguistes qui inscrivent leurs travaux dans le champ qu'il a délimité ont contribué à occulter la référence. Pour eux, le référent n'existe pas, la langue étant ramenée à un moyen ou un outil par lequel les hommes influent les uns sur les autres. Le phénomène de référence a beau être occulté, il est massif. La langue comprend peut-être cent mille mots, mais elle met à la disposition des sujets parlants des centaines de millions de noms propres, dont seule une infime partie est recensée dans les dictionnaires. Les noms propres sont propres ou spécifiques à un individu, au sens que ce terme a chez les logiciens, personne, chose, animal, réalité fictive, institution humaine, etc. alors que les noms communs renvoient à des classes d'objets [8]. Ce sont des noms propres à des personnes, des lieux, villes, villages, bâtiments, quartiers, rues, etc. Il n'y a pas de portion du territoire qui ne soit pas nommée. A ce paradigme ouvert et quasiment illimité s'intègrent les noms propres de commerces ou d'entreprises, d'institutions humaines ou d'associations ou d'oeuvres d'art, poèmes, romans, tableaux, opéras, etc. dont les titres sont autant de noms propres et qui, dans l'écriture, sont signalés par des majuscules ou des italiques. Ces noms propres, qui sont beaucoup plus nombreux que les mots, réfèrent, sans signifier, à une réalité singulière qu'ils désignent en dehors de toute énonciation. Il en est ainsi dans les listes, les inventaires, les cartes, les plans, les titres, les légendes, les étiquettes, les plaques, l'écriture urbaine, etc.

Les linguistes ne prennent en compte que ce qui participe à la communication, la seule fonction du langage qui soit supposée noble. La fonction référentielle n'est saisie que dans ce cadre conceptuel et les analyses linguistiques de la poésie et du récit (destinateur, destinataire, énonciateur, etc.) plaquent sur les textes ou les oeuvres d'art le schéma de la communication. Si la linguistique avait été élaborée par les inventeurs du cadastre, elle aurait peut-être été fondée sur le « socle épistémologique » de la référence. Pour placer la référence au coeur des langues, il faut les définir comme des constructions symboliques, non comme des systèmes de communication dont le modèle théorique est celui qui a été pensé par les ingénieurs du téléphone, de sorte que centrer la réflexion linguistique sur la référence, c'est sortir du structuralisme et renoncer aussi à l'impératif que les experts en com. et en pub imposent comme l'horizon indépassable de la recherche sur les signes. La référence oblige à renouer avec l'esprit d'encyclopédie. Ce qu'elle pose comme premier, c'est le réel, le monde, les choses. Et parler et surtout écrire, ce n'est pas influer sur autrui (id est communiquer), c'est nommer le réel pour le saisir. Dans la dénomination écrits sur l'art, le terme écrits présente l'avantage d'être neutre. Le choix de ce terme est aussi une façon de ne pas se prononcer sur le statut, littéraire ou non, des oeuvres classées parmi ces « écrits » et qui sont étrangères à la parole, à l'oral, à la voix, toutes réalités premières pour les linguistes. Ecrire, c'est inscrire sur une surface plane, à deux dimensions, et, grâce au codex, dans la troisième dimension de l'épaisseur des pages, des traces, des tracés, des signes, auxquels il est possible de référer des entités innombrables et diverses : phonèmes, nombres, catégories du genre ou du nombre, réalités du monde (icônes des cartes routières), sons (notes de musique), opérations faites sur ces entités (addition, multiplication, etc.). Tout mot ou tout signe, à partir du moment où il est tracé ou écrit, peut référer à n'importe quel objet.

Soit les écrits sur l'art de Renaud Camus. Ils comprennent deux titres : Le discours de Flaran et Nightsound, titre d'un carré d'Albers, que je propose de traduire par « bruissement de la nuit ». Le premier porte en sous-titre « sur l'art contemporain en général et sur la collection de Plieux en particulier » ; le second « (sur Josef Albers) suivi de Six Prayers » d'Anni Albers. Cet art contemporain « a quelque chose à voir avec le rien ».

« Comment produire encore de l'art, quand par décence on ne veut plus rien dire (...), plus rien montrer ? » [9]

Ashes to Dust (« cendres en poussières ») de Frederic Thursz est « ce tableau monochrome gris-noir qui est à gauche de l'autel, ici dans le choeur de l'abbatiale, à ma droite tandis que je vous parle, est un tombeau, au sens le plus littéral du terme (...) Les cendres de Hans Lünenborg (le beau-père du peintre) sont mélangées à la peinture ». [10]

L'aphasie qui caractériserait cet art contemporain n'atteint pas Renaud Camus. Le discours de Flaran et Nightsound ne sont pas un long silence. D'un mélange de cendres et de peinture ou de ce « vermillon » de Thursz, Perhaps / Diary, ou des Carrés d'Albers ou des tapisseries abstraites d'Anni Albers (les « six prières »), il est possible de dire quelque chose de cohérent grâce aux divers modes de référer. Cela se fait par simple nomination. Ces tableaux ont pour nom propre le titre qu'ils portent. Il suffit d'écrire ce titre, de l'imprimer en caractères italiques qui signalent leur statut particulier de titre, pour que la référence se fasse. Ce n'est pas rabaisser Le discours de Flaran ou Nightsound que de constater qu'ils sont des inventaires de noms propres : d'oeuvres, de personnes (peintres et leurs commentateurs), de lieux où l'art se fait ou s'expose : le Bauhaus en Allemagne, en France Plieux et Flaran, l'Orangerie, l'Institut d'art, aux Etats-Unis le Black Moutain College, etc. Pourtant, nommer des « individus » n'épuise pas le processus de référence. Dans l'article intitulé « sémiologie de la langue », [11] Benveniste montre que la langue a une propriété, dont sont dépourvues la peinture et la musique. Elle s'interprète elle-même avec ses propres signes (ce que l'on nomme métalangage) et elle interprète aussi les autres « systèmes de signes », peinture, musique, etc. lesquels ne peuvent pas s'interpréter eux-mêmes.

L'interprétance se fait, dans le cas particulier de ces écrits sur l'art, à partir de références. La référence est un processus et le résultat de ce processus. Le processus de référer, une fois réalisé, établit des références. Tout signe écrit peut référer à n'importe quelle réalité du monde. Ainsi, le terme référence connaît des emplois particuliers dans le domaine des activités intellectuelles et des sciences. Employé au pluriel, il désigne les « indications précises permettant de retrouver la source (auteur, texte, passage) que l'on cite ou dont on s'inspire, et où l'on peut trouver un complément d'information » [12] : les références bibliographiques ou les références d'une citation. Dans les sciences exactes, mathématiques, géométrie, astronomie (loin de moi l'intention de jongler, à la manière des Latour, Irigaray et autres post-modernes, avec les termes des sciences dures, tore, relativité, etc.), un axe, un plan ou un système de référence regroupent les éléments ou les points dessinant un cadre dans lequel est étudié un phénomène. « En physique, un système de référence (ou repère) est une façon d'attribuer des coordonnées spatiales et temporelles (x, y, z, t) à des « événements ». Par exemple, un événement à New York peut être situé en disant qu'il a lieu au coin de la 6e avenue (x) et la 42e rue (y), 30 mètres au-dessus du sol (z), à midi, le 1er mai 1997 (t). En général, un système de référence peut être visualisé comme un système rigide et rectangulaire de mètres et d'horloges qui, mis ensemble, permettent d'assigner des coordonnées de lieu et de temps à tout événement [13] ». Il en est ainsi dans le système de référence galiléen, la théorie de la relativité ou dans l'admirable double invention de la longitude et de la latitude grâce auxquelles il est possible de se repérer sur les océans, là où les repères naturels (arbres, fleuves, montagnes) ont disparu.

De cette manière, Camus établit un système de référence à partir duquel il interprète le « rien à voir » de l'art contemporain. Ce système comprend les références bibliographiques. On en dénombre vingt-trois dans le Discours de Flaran et cinquante-trois dans Nightsound. Dessinent ce cadre de référence, entre autres écrits, les livres de philosophes et d'écrivains contemporains (Heiddeger, Agamben, Blanchot, Laporte, Celan) et ceux dans lesquels Albers expose les principes de la peinture, qu'il a enseignés en Allemagne, puis aux Etats-Unis : Progressive Education (1935), dans lequel est recueilli un texte au titre éloquent « Art as Experience », Interaction of Color (Yale 1961), Search versus Re-Search, Three Lectures at Trinity College, 1965 (1969), qui contient l'article « One Plus One Equals Three and More : Factual Facts and Actual Facts ».

De ces oeuvres qui forment le cadre de référence, sont extraits des fragments de textes des peintres Josef Albers, Frederic Matys Thursz, Anni Albers, Kounellis, Boltanski, et des commentateurs de ces peintres (Nicholas Fox Weber, etc.). Les citations de Interaction of Color illustrent la conception que Josef Albers se fait de la couleur et esquissent les grandes lignes de l'interprétation que Camus construit des Carrés jaunes. La couleur est relative. Elle est leurre aussi : « La couleur trompe constamment [14] ».

Albers soumet à ses étudiants des exercices pour qu'ils prennent conscience de cette propriété : « To begin the study of how color deceives and how to make use of this, the first exercise is to make one and the same color look different » (« pour commencer à étudier comment la couleur trompe et faire usage de cette propriété, le premier exercice consiste à faire paraître différente une seule et même couleur [15] »).

Le système de référence relève de deux ordres. Le premier réunit les faits et les événements qui ont marqué l'histoire du XXe siècle : en 1933 l'arrivée au pouvoir à Berlin du Parti Socialiste National des Travailleurs allemands, la décision prise par Albers et son épouse, menacés l'un et l'autre en tant qu'artistes dégénérés et elle comme juive, de se réfugier aux Etats-Unis, le génocide décidé à la conférence de Wannsee, en 1942. A cet ordre, s'intègrent des faits de histoire de l'art : la création du Bauhaus, l'influence de Klee sur les époux Albers, le minimalisme américain, dont Albers est le théoricien et qu'il a enseigné aux jeunes artistes américains.

Le second ordre est conceptuel ou philosophique. Renaud Camus réfère les tableaux dont il parle à « l'écriture du désastre » qui est sous-tendue par la conviction qu'exprime ou aurait exprimée Adorno, à savoir qu'Auschwitz a rendu impossibles la poésie et l'art [16]. Il les réfère aussi à la mystique et à la spiritualité, chrétienne, celle de Maître Eckart, et juive, à la métaphysique du dernier Heidegger.

« L'art de la seconde moitié du XXe siècle (...) est sans doute le plus grave, le plus profondément tragique de toute l'histoire de l'humanité (...) C'est qu'il a dû se poser, à la suite d'Adorno, à la suite de Blanchot, à la suite de Fautrier, à la suite et en la personne de Christian Boltanski, certes, la question de sa propre existence, de son admissibilité, de sa décence ou de son obscénité (...) [17] »

Cet extrait contient quatre noms, propres à deux écrivains et à deux peintres, qui ont placé au centre de leur réflexion ou de leur art la Shoah, et des noms communs, à savoir « existence », « admissibilité », « décence », « obscénité » (de l'art). Sortis de tout contexte, les mots « décence de l'art » sont obscurs. Ils prennent un sens quand ils sont rapportés (référés) au cadre de pensée dont ils sont extraits. Comme des citations, ils réfèrent à des mots ou des faits de langage qui sont familiers depuis un demi siècle à ceux qui réfléchissent aux effets dévastateurs qu'a eus la tragédie des années 1933-1945 sur les manifestations les plus hautes de l'art et de la civilisation d'Occident. De fait, ces noms communs sont employés comme des noms propres ou spécifiques à une problématique, étant la reprise d'innombrables formulations antérieures.

Grâce à ce double ou triple système de référence (livres, faits, pensées), les carrés de Joseph Albers, les monochromes gris-noir ou vermillon de Thursz, les Six Prayers, qui ne donnent rien à voir, ont un sens ou plus exactement ils ne montrent pas rien.

« Les Six Prayers (sont) l'une des plus belles (...) réponses de l'art (...) à la question éternellement récurrente d'Adorno sur ce qui peut être produit, en fait de « poésie », après Auschwitz. Bien entendu, la réponse est rien (...) Rien c'est aucune parole, en l'occurrence, ce n'est aucune image, ce n'est nulle musique et pourtant ce n'est pas le néant [18] ».

Qu'est-ce que ce rien, qui n'est pas le néant ? Le système de référence fournit la réponse à la question. En fait, l'interprétation est appelée ou informée ou mieux déjà formée par les références, comme si elles contenaient en germe l'interprétation de Renaud Camus.

« Josef et surtout Anni Albers ont beaucoup insisté sur le caractère de sérénité, de détachement, que selon eux devrait présenter une oeuvre d'art, îlot de calme et de concentration au milieu de l'agitation du monde, de ses désordres et même de ses désastres [19] ».

La référence se double d'une autre référence aux mystiques juifs ou chrétiens, Levinas, Alain de Libera, Maître Eckart, le pseudo Denys.

« La symbolique du carré et celle du nombre quatre se (...) confondent. La tétrade, nombre du carré, passe pour le nombre parfait : il est celui des lettres du Nom divin. Les Hébreux faisaient Tétragramme le Nom imprononçable de la Divinité (JHVH). On rejoint ici l'émerveillement sans cesse renouvelé qu'il y a à constater que le nom est immédiatement, en français, sa propre négativité. Qui se voit demander son nom a tout loisir de dire, s'il ne veut pas répondre : Non [20] ».

La référence à la mystique juive et à la mystique rhénane donne un contenu au rien. Maître Eckart est cité :

« Tu dois l'aimer (Dieu) en tant qu'il est un non-Dieu : un non-Intellect, une non-Personne, une non-Image. Plus encore en tant qu'il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer : du quelque chose (iht) au néant (niht[21] ».

Comparons à cette citation l'interprétation finale des Carrés d'Albers.

« Comment le carré, figuration spatiale et symbolique du nombre quatre, a-t-il pu représenter pour Albers l'aboutissement ultime d'une longue quête vers l'unité, menée par le moyen constant du dépouillement, du détachement et d'une croissante simplicité ? Comment le tableau mène-t-il au point, comment les quatre côtés peuvent-ils se révéler les instruments d'une convergence vers l'Unique, comment le cadre peut-il conduire à l'Un, « ce château fort de l'âme », comme l'appelle justement Eckart ? [22] ».

Camus s'interroge sur un processus : comment, répète-t-il. Il se demande comment le carré est devenu pour Albers le signe de l'Un ? La réponse est appelée par le système de référence choisi. Les noms propres, les oeuvres auxquelles il s'est référé, les divers extraits qu'il a cités, les pensées qu'il a intégrées dans son texte, par allusion ou par citation directe, tout cet « appareil » formel leconduit à exprimer cette seule interprétation.

« Les Hommages au Carré sont le lieu d'un passage, d'un échange, d'une traversée des apparences vers un paraître pur, totalement dépouillé et s'exposant comme perte (...) Le manque est au coeur de l'homme, et la théologie la plus audacieuse, venue du coeur des âges, prétend qu'il est aussi au coeur de Dieu (...) Nous nous émerveillons des plus lumineux des Carrés, parce qu'ils sont la margelle du puits et le débouché de l'obscur dans la lumière [23] ».

Ce n'est pas les figures géométriques ni les couleurs en elles-mêmes et pour elles-mêmes, comme la matière dont la peinture est faite, et encore moins le néant, qu'il faut voir dans les Hommages au Carré d'Albers, mais la condition même de l'homme. Le système de référence fait de cet art dit minimaliste un art qui ne l'est pas, parce qu'il « fait plus » en « faisant moins ».

« L'art contemporain, et plus particulièrement la collection de Plieux (...), se tient exactement sur cette lisière, en ce lieu impossible, intenable, en cette u-topie, ce non-lieu, entre l'absence et la présence, entre le silence et la parole, entre la profération et le retrait, entre le sens et le refus de sens, ou la totale ambiguïté (...) Aucun bruit. Si la bouche est ouverte, ce n'est pas pour un cri : c'est pour l'obole des morts ». [24]

La référence n'est pas propre aux écrits sur l'art ou sur tout autre objet que l'art. Elle est commune à ces écrits et à tout le champ de la littérature. De ce point de vue, elle est plus générale que la représentation, à laquelle l'art a été longtemps réduit. En fait, la référence se fait suivant deux modes, qui ne s'excluent pas mutuellement : la nomination et l'énonciation. La référence par nomination peut être dite aussi référence « propre », comme il y a des millions de noms propres qui réfèrent, sans qu'il y ait d'acte d'appropriation de la langue par un sujet parlant, à des réalités uniques du monde : êtres, lieux, oeuvres d'art, etc. La référence par énonciation peut être dite commune, comme il y a des « noms communs » : c'est en énonçant que le sujet parlant qui dit je, ici, maintenant installe un cadre de référence. Elle est autoréférence. L'élément auto renvoie à l'objet sur lequel porte le procès du verbe et qui se confond avec le sujet : un mot, un énoncé, un discours, une oeuvre peuvent référer à eux-mêmes, ce qu'illustrent l'autonymie et les faits que Jakobson, par exemple, inclut dans la fonction métalinguistique du langage. Auto est aussi un équivalent d'ipse. Il ne porte pas sur l'objet du procès, mais sur l'agent. C'est le sujet parlant qui, en énonçant, installe lui-même les réalités auxquelles son discours réfère. La première autoréférence est donnée, la seconde est construite, comme le montre l'analyse rapide de des extraits de l'oeuvre de Flaubert.

Le début de L'éducation sentimentale « Le 15 septembre 1840, vers 6 heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard » contient quatre noms propres : la date (qui est le nom propre à un jour : quantième, neuvième mois de l'année, et mille huit cent quarantième année de l'ère chrétienne), le nom du navire écrit en italiques et deux noms de lieux (Montereau, quai Saint Bernard) qui réfèrent à un moment et un lieu uniques que chaque sujet parlant situe dans le temps et l'espace.

Dans la première phrase de Madame Bovary « Nous étions à l'étude quand le proviseur entra, suivi d'un nouveau », la référence se fait par l'énonciation. Un je, inclus dans nous, s'approprie la langue, distinguant de fait deux moments, celui de la narration et celui, antérieur, de l'histoire racontée (nous « étions »). Grâce à cela, il installe le cadre de référence : un lieu (l'étude) et un individu (le proviseur) qui sont supposés connus du je, du nous, de ceux auxquels s'adresse je, sont désignés par des noms communs, tout en référant à un lieu et à un individu uniques, comme s'ils étaient des noms propres à ce lieu (le nom étude est alors actualisé par l'article défini la) et à cette personne (le proviseur).

La référence propre est stable. Des réalités singulières du monde ont un nom. A objet unique, nom propre. Ce n'est pas le monde qui est stable ou fixe, mais la relation entre les mots et les choses du monde. La référence par énonciation est instable ou relative. C'est l'acte d'énonciation qui fait des noms communs à n objets du monde des noms propres à un objet unique.

Dans la problématique qui a suscité cette réflexion, une question reste en suspens : les « écrits sur l'art » forment-ils un genre et, accessoirement, ce genre est-il littéraire ? L'esquive est peut-être la meilleure réponse. Voici pourquoi. Le genre est un objet intellectuel, au sens où il est produit par un acte de pensée. D'un point de vue formel (qui laisse de côté les contenus ou le « sens »), penser, c'est distinguer dans quelque chose de continu des réalités qui ainsi accèdent à l'existence comme « objets », c'est les délimiter et ainsi, les séparer les unes des autres. Il en va ainsi du continuum dit littéraire. Le penser, c'est le segmenter. Ainsi émerge la notion de genre. Elle est le résultat de l'acte discriminatoire de penser, comme chez Aristote, où la mimesis ou « représentation d'actions humaines » construit le champ de la poésie [25]. La mimesis se réalise suivant deux modes d'énonciation, narratif ou dramatique, récit ou dialogue. Comme la poésie est réduite à la représentation des seules actions humaines, le champ littéraire se réduit à quelques oeuvres, lesquelles sont distinguées à un second niveau suivant que les actions y sont communes ou héroïques. Le champ est amputé d'un nombre élevé d'oeuvres que nous considérons comme littéraires : les poèmes d'Hésiode et les Géorgiques ou de types de discours, comme la description ou le lyrisme, qui forment une grande partie de la littérature. Certes, la restriction permet de penser le champ de la poésie, mais aucun classement satisfaisant n'aurait été possible si le champ était resté large et hétérogène. Ramenés à trois (mimesis, actions humaines communes ou héroïques, mode d'énonciation), les critères sont opératoires, mais dans un champ réduit. La configuration en quatre genres d'Aristote a beau être d'une pertinence limitée, elle n'en a pas moins nourri pendant vingt siècles ou plus la réflexion des poéticiens, qui s'en sont contentés ou l'ont bricolée. Même élargie à la description de lieux, de choses, de personnes, la mimesis exclut les écrits sur l'art du champ de la littérature. A l'opposé, la référence les y intègre. Elle est commune à l'énonciation littéraire, quelle qu'elle soit, narrative, lyrique, dramatique, et à l'interprétation. Elle efface la frontière entre la fiction et les écrits qui ont un référent non fictif. La référence ne segmente pas le continuum, puisqu'elle est présente dans tout acte de langage. Le continuum littéraire est préservé, rejetant la séparation des genres et rendant caduque la question insoluble de la littérarité. De fait, il est légitime de saisir en même temps la littérature et ce qui n'est pas elle ou n'est pas censé l'être, les romans et les écrits sur l'art.



Notes

[1] Cf. Renaud Camus, Six Prayers, in Nightsound, P.O.L. 2000. Note 53, pp. 125-126 : « Je tiens aussi les Six Prayers pour l'une des plus belles (...) réponses de l'art, tout médium confondu, à la question éternellement récurrente d'Adorno sur ce qui peut être produit, en fait de « poésie », après Auschwitz. Bien entendu, la réponse est rien. Mais nous avons la chance, en français, que rien, de même que personne, soit un des mots les plus ambigus de la langue, un de ceux qui se creusent le mieux sur leur contraire (...) Rien c'est aucune parole, en l'occurrence, ce n'est aucune image, ce n'est nulle musique et pourtant ce n'est pas le néant. Et c'est une oeuvre sublime, sur les murs (...) Il est à méditer qu'elle ait pu déclarer, à propos de son propre enseignement, qu'il consistait surtout à apprendre aux étudiants « à voir quelque chose en rien » : this kind of seeing in nothing something ».

[2] Renaud Camus, Nightsound, op. Cit, pp. 53 et suiv.

[3] Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, LGF, 1992.

[4] Renaud Camus, Discours de Flaran, pp. 19-20, P.O.L., 1997.

[5] Cf. sa biographie dans son site internet. Expositions qu'il a organisées et dont il a été le commissaire, au centre d'art contemporain de Plieux (32) : en 1993, exposition de Jean-Paul Marcheschi, Graal-Plieux, en 1994 : exposition Eugène Leroy, au château de Plieux. (catalogue) ; en 1994-1995, consultant français de l'exposition Roland Barthes, à Rio de Janeiro (catalogue de l'oeuvre plastique de Roland Barthes) ; en 1995 : exposition Jannis Kounellis (catalogue) ; en 1996 : exposition Joan Miró, les dernières années ; en 1997 : exposition de Christian Boltanski, Derniers Jours, Plieux (la collection de Plieux est montrée à Toulouse, place du Capitole, puis à l'abbaye de Flaran, Gers, catalogues) ; en 1998 : exposition Josef Albers (1888-1976), Plieux, (catalogue) ; en 1999 : nombreuses préfaces à des livres d'art et catalogues d'expositions : Anne et Patrick Poirier pour le Centre Georges Pompidou, Gilbert & George pour le CAPC de Bordeaux, Duane Michals pour la collection « Photopoche » du Centre National de la Photographie, Anish Kapoor pour le CAPC de Bordeaux ; Jean-Paul Marcheschi, Eugène Leroy, Jannis Kounellis, Josef Albers.

[6] P.O.L., 2002, pp. 555-557.

[7] George Steiner, Réelles présences, Gallimard, 1991.

[8] Cf. Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1704.

[9] Discours de Flaran, op. Cit., p 22.

[10] Ibid. p 26.

[11] Semiotica, La Haye, Mouton, 1969, recueilli dans Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974.

[12] Trésor de la Langue française, CNRS, Gallimard, volume 14, 1990.

[13] Jean Bricmont et Allan Sokal, Impostures intellectuelles, Stock, 1999.

[14] Josef Albers, Interaction of Color, Yale, 1961, cité par Renaud Camus, Nightsound, op. Cit., note 13.

[15] Ibid. Ou encore : « he who claims to see colors indépendant of their illusionary changes fools only himself, and no one else » ou « Here I feel obliged to mention a poor heritage given to us by so-called progressive education : that the all-important principle of all art is self-expression. I feel unable to accept self-expression either as the beginning of art studies or as the final aim of any art » ou « this proves for the reading of color what Kandinsky often demanded for the reading of art : what counts is not the what but the how ».

[16] Dans Dialectique négative : Negativer Dialecktik, Suhrkamp Verlag, 1966, traduit en français en 1978, Payot, et dans l'édition de poche Payot et Rivages, 2001, p 439, Adorno corrige ce qu'il a affirmé dans les années qui ont suivi la capitulation de l'Allemagne : « La sempiternelle souffrance a autant de droit à l'expression que le torturé celui de hurler : c'est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d'affirmer qu'après Auschwitz il n'est plus possible d'écrire de poèmes ».

[17] Renaud Camus, Discours de Flaran, op. Cit., pp. 19-20.

[18] Nightsound, op. Cit., pp. 125-126.

[19] Ibid. p 86.

[20] Ibid., p 91.

[21] Ibid.,note 48 : « Predigt 83 », in Sermons III, Seuil, 1979.

[22] Ibid., p 93.

[23] Ibid., p 113.

[24] Discours de Flaran, p 39.

[25] La Poétique, édition utilisée, Seuil, 1980, « texte, traduction et notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot », dont nous suivons les leçons pour ce qui est de la traduction de mimesis par « représentation » et non par « imitation ».