Renaud Camus:
entretien avec Laurent Husser, pour les
Dernières Nouvelles d'Alsace.
 
 
 

(I. Mercredi 10 janvier 2001)

1) Au final, quel est le résultat de l'affaire de la Campagne ? Corbeaux s'arrête à une date précise. Depuis, y a-t-il eu un tassement, un oubli (pour vos pourfendeurs), des répercussions quant à vos relations avec les éditeurs ou le milieu littéraire ? Prosaïquement, avez-vous réellement bénéficié d'une publicité favorable (attention ! Je ne vous en soupçonne pas, mais cela a pu avoir aussi des répercussions peut-être plus satisfaisantes !), dans le sens à la fois économique et littéraire. Je veux dire par là que vos oeuvres ont peut-être été découvertes par un plus grand nombre de lecteurs curieux. Par exemple, je ne vous cache pas que j'ai appris à connaître vos ouvrages grâce à l'article de Libération sur la Campagne.

- Non, pas d'oubli, de part ni d'autre, et de tassement à peine. Quant aux "répercussions", au sens où vous l'entendez, elles sont insignifiantes. La relation entre auteur et lecteur, dans mon cas, n'a d'autre unité que... l'unité, l'individu. Mettons que cent ou deux cents lecteurs m'aient "trouvé" grâce à cette affaire. Mais parmi ceux qui étaient déjà là, et qui me connaissaient bien, je ne crois pas en avoir perdu.

2) Pensez-vous avoir gagné la partie ?

- Je ne pense pas que la question se soit jamais posée en ces termes-là. Honneur à part, je n'avais pas d'intérêt à défendre, ni de thèse. Et il faut au moins deux joueurs pour faire une "partie". J'ai utilisé en passant la métaphore militaire, mais si guerre il y a eu elle n'avait pas de sens, puisque les termes en étaient entièrement faussés au départ, et que l'un des adversaires s'y trouvait sans armes et sans voix.

3) Quels sont vos prochains projets littéraires et risquent-ils d'être freinés ?

Le chantier des Vaisseaux brûlés, sur le net, est par définition en expansion permanente. Killalusimeno, le deuxième volume de la transcription sur papier des Vaisseaux, le deuxième des 999 qui sont "prévus", ou peut-être plutôt "conçus", envisagés, doit paraître en avril chez P.O.L. La publication du journal se poursuit chez Fayard. Je travaille à un ouvrage intitulé Du Sens, c'est celui dont les thèmes sont le plus proches de ceux qui ont été vaguement effleurés au cours de "l'affaire". Enfin il est question d'un livre de dialogue avec Alain Finkielkraut, sur "l'affaire" et sur bien autre chose, j'espère. Rien de tout cela n'a été très sensiblement retardé.

4) Il est rare de connaître un auteur qui possède comme vous une oeuvre à la fois importante par le volume mais aussi importante par sa cohérence ? Pouvez-vous m'en parler ?

- Oui, j'ai toujours, et dès le début, réfléchi en termes d'"oeuvre", et pas du tout de "livre à faire", au coup par coup. Les livres s'organisent en série, et même en séries de séries. C'est un jeu de répons; mais dont toute la cohérence, si cohérence il y a, a pour motif central l'incohérence du sens et de la personne, la brisure, la faille, le caractère feuilleté, stratifié - je dis "bathmologique", après Barthes - de la réalité. C'est pourquoi une approche journalistique de hasard, distraite, en passant, a beau jeu de se saisir, surtout si elle est malveillante, de tel ou tel de ces "laps" où le sens fait un éclat, pour le monter en épingle, au détriment du jeu dans lequel il est pris.

5) N'est-il pas rageant d'écrire comme vous le faites et d'être un écrivain important et de ne pas connaître une plus grande popularité? A votre avis est-ce dû à vos sujets homosexuels ? Cet ostracisme serait encore de mise ?

- Oh, l'homosexualité a pu jouer un rôle, mais je pense que le problème, si problème il y a (avec le temps il m'est devenu indifférent), est beaucoup plus général. Je crois qu'il est lié, puisque nous en parlions, à l'incohérence de ma cohérence. Le siècle veut des images simples, et qui tiennent en trois mots, en trois phrases. Si elles ne se présentent pas naturellement, il les obtient par la caricature. Mais la caricature se retourne contre elle-même, car elle ne parvient pas à rendre compte des images complexes, et encore moins des non-images. Ainsi je serais à la fois "pétainiste" et d'une liberté sexuelle sans précédent (mais pas sans postérité...); "négationniste", mais expliquant tout l'art contemporain par son rapport à la réalité des camps de la mort; "France rancie", mais passionné par l'étranger, les littératures étrangères et les cultures du monde; "homme du XIXe siècle", voire du XVIIe, et commissaire d'expositions d'avant-garde, de Kounellis à Boltanski, en passant par Marcheschi, Serra, Solano, etc.; "antisémite" mais pétri de culture juive et votant pour la liste "Sarajevo" de MM. Schwartzenberg et Lévy; "chauvin", mais organisateur de concerts et même d'un festival de "musiques du monde"; littérairement réactionnaire mais disciple de Barthes, influencé par Ricardou, admirateur de Claude Simon ou de Thomas Pynchon, publié chez P.O.L et pratiquement seul à exploiter les possibilités formelles et sémantiques d'Internet. Bref, un personnage et un auteur "impossible", et en tant que tel certainement irritant - Personne.

6) Comment vous perçoit la communauté homosexuelle "intellectuelle" (pour simplifier) et les organes de presse ouverts tels que Technikart, Libération, Têtu ?

Pas, ou guère. Encore que Têtu soit à peu près seul à m'avoir donné la parole au coeur de la crise, ce dont je lui sais gré. Je suis homosexuel et peut-être écrivain, mais l'idée d'être un "écrivain homosexuel" me fait rire.

7) En particulier avec votre journal, vous adressez-vous à un public particulier ?

- Le journal est sans doute le versant le plus facile d'accès de mes petits travaux, mais même à l'intérieur de ce cadre les contradictions sont si nombreuses qu'il est difficile de concevoir un "public" autrement qu'émietté, attiré par ceci, rebuté par cela. Ainsi tel qui serait sensible aux descriptions de paysage et à la présence forte de la campagne pourrait être horrifié par la simplicité sans fard des scènes sexuelles. Et telle qui serait heureuse d'entendre parler de Tibulle ou de Paul-Jean Toulet sera peut-être entièrement inintéressée par des pages sur Robert Ryman ou sur Luigi Nono.

8) Quel est votre rapport à Internet ? N'est-il pas paradoxal de défendre une certaine idée classique de la culture, de la langue et d'avoir un site fourni et d'y travailler directement ?

- Ah, mais c'est vous qui dites que je défends "une certaine idée classique de la culture et de la langue". Moi je n'ai pas ce sentiment-là, et je ne crois pas qu'il soit tenable à l'examen, même si certains éléments le corroborent. Mettez les Églogues ou même les Élégies entre les mains d'un vrai tenant de "l'idée classique de la culture et de la langue", il ne saura que faire de ces objets. Il est vrai qu'un tenant encore plus vrai, peut-être,...

  9) Sujet important pour moi, les Vaisseaux Brûlés. Quel en est l'idée primordiale ? Comment fonctionne ce work in progress et quel est le résultat pour vous ? Quelles sont les clefs de Ne lisez pas ce livre ! ?

- L'idée primordiale, c'est la bathmologie, le jeu des niveaux, la conviction que le sens, et la réalité, sont stratifiés, tout en degrés et en retour du même, mais à un autre niveau; qu'il peut y avoir plus de différence entre deux oui qu'entre un oui et un non; que le récit, comme la signification elle-même, sont des errances infinies, tout en carrefours, en embranchements, en chemins de traverse, en cavernes, en gouffres, en abymes ; que la seule limite à cette errance, c'est la violence, qui est toujours du sens pris au sérieux, du sens partiel, du sens au pied de la lettre, dans vibration sympathique dans l'air - jeu infini du sens, mais on arrête au premier sang. Or il y a un merveilleux accord sémantique et formel entre la nature du sens, si l'on peut risquer l'oxymore (car elle est qu'il n'en a pas, si vous voulez, qu'il et elle se dérobent toujours, et se creusent à l'infini) et les possibilités de la cybernétique. Internet a réglé le problème avec lequel je me débattais depuis toujours, la forme unidirectionnelle du livre, de la phrase, du récit, de la pensée. Un livre qui croît ne s'allonge pas, ne se prolonge pas, ne va pas au-delà de sa fin. Il se creuse, il s'ouvre en n'importe lequel de ses points. Tout mot est un lien, comme le logos d'Héraclite, qui est le lien des liens. Voilà pourquoi Vaisseaux brûlés est vraiment, pour moi, la forme heureuse. Quant à Ne lisez pas ce livre ! et Killalusimeno, qui en sont les premiers volumes en "sortie papier", si je puis dire, ils combinent comme d'habitude roman, "poésie", érudition, citations, journal, récit de voyage, histoires, Histoire et considérations diverses. Cependant les dosages varient.

10) À quoi travaillez-vous actuellement? La suite des Vaisseaux brûlés pour l'édition papier ou d'autres ouvrages ?

- Vaisseaux brûlés, le journal,  la mise au net pour publication du journal de 1996, Du Sens, etc.
 
 
 
 
 

(II. Vendredi 11 janvier 2001)
 

1) Je viens de terminer la lecture de Ne lisez pas ce livre! et je souhaiterais revenir sur ce que vous me disiez sur les Vaisseaux brûlés. Voyez-vous un autre exemple d'écrivains (français ou étranger) travaillant de telle manière sur Internet ?

- Non, pas que je sache. Il y a évidemment beaucoup d'écrivains qui mettent leurs textes sur Internet, mais ça n'a bien sûr rien à voir. À exploiter formellement les possibilités structurelles du medium, il n'y a guère que des plasticiens, à ma connaissance.
 

2) Comment expliquez-vous la notion de journal intime? À l'instar de Gabriel Matzneff, vos Journaux apparaissent sans fard et relativement (?) sans censure. Quelle a été votre motivation, pour démarrer un tel travail et quel intérêt puisez-vous dans cet exercice chaque jour (ou presque) ?

- Il n'y a pas de censure de ma part en ce qui me concerne moi, en tout cas. Les autres, c'est une autre affaire. Je respecte leur droit au secret. Mais personnellement le secret ne m'intéresse pas du tout. Je ne lui trouve aucun intérêt, d'autant qu'il porte en général sur des domaines tels que le sexe, ou l'argent, dont on ne voit pas du tout pourquoi ils devraient faire l'objet d'un statut particulier. Pour être plus précis ce sont surtout les secrets que je n'aime pas. Ainsi que le pose l'exergue à Vaisseaux brûlés, « le seul Secret qui vaille est le Secret qui reste, lorsque tous les secrets sont levés » : c'est-à-dire le vrai mystère des êtres, voire de l'Être, de ce-que-c'est-que-d'être (et c'est vraiment l'insulter que de penser qu'il puisse avoir quoi que ce soit à voir avec de petites cachotteries puériles sur des coucheries ou des déclarations de revenus).

La discipline du journal a toute sorte de vertus, et d'abord celle d'être une discipline, si ce n'est une éthique. Le journal vous débarrasse du discours, de la volonté de s'exprimer, de ce qu'on appelait vilainement dans ma jeunesse (mais c'est une chose vilaine), le "vouloir-dire". En même temps il est un bon exercice de la vérité. Et puis c'est le laboratoire central, un réservoir de thèmes, de ciels, de phrases, de figures à exploiter ailleurs.

3) Vous parlez de la limite de l'errance dans les Vaisseaux («c'est la violence»). Pouvez-vous précisez ?

- Je parle des limites de l'errance du sens, et je dis qu'elle n'en a pas, sauf celles de notre intelligence, et de la durée de notre vie. Je dis qu'elle n'en pas, mais qu'il faut lui en imposer une, ou qu'une limite s'impose d'elle-même, naturellement, si tant est que la morale, ou le respect de la vie, ou l'horreur de la souffrance, à commencer par la souffrance d'autrui, soient naturels (ce qui reste à débattre). Et cette limite, c'est la violence, oui. Errance du sens, tant qu'on veut, mais on arrête au premier sang, je me répète (et même un peu avant, si possible). Or l'errance du sens, par chance, le prédispose à la modération, et à la tolérance, parce qu'elle l'amène à douter de lui-même. La bathmologie est une grande école de libéralisme, à tout le moins. Car elle fait voir au sens à quel point il est creusé par son contraire, et son contraire lui-même subverti par son propre contraire, qui n'est pas tout à fait le sens dont nous étions partis. Comment un tel sens, qui se sait mortel, à l'exemple des civilisations, mortel et creux (mais ce n'est pas un défaut), comment un tel sens pourrait-il se prendre suffisamment au sérieux pour être fanatique, et vouloir s'imposer ? Il pourrait avoir la même devise que Roman de Caronie, dans Roman Roi : « Je n'y tiens pas ».

4) Dans Ne lisez pas ce livre!, il y a combinaisons, virevoltages, l'impression, souvent, d'une pensée prise au vol. Tout n'est pas intentionnellement compréhensible, les citations doivent être reconnues (un peu comme dans les récents films de Jean-Luc Godard). Quel en est le mode d'emploi, comment travaillez-vous à ce texte. À-t-il malgré tout un fil logique ? Pourquoi y inclure tant de textes et citations concernant "l'affaire", ce qui date la chose forcément, alors que l'un des charmes de cet ouvrage tient de  son éclatement ?

- Oh, il n'est pas indispensable que les citations soient "reconnues", comme vous dites. Cela dit il faudrait un livre pour répondre à ces questions-là. Mais qu'il y ait un "fil logique", ça oui. Il y en a même des centaines. Cependant je préfère parler de "liens". Tout tient à tout, par la lettre, par le sens, par la coïncidence avérée, par l'érudition, par d'anciens voisinages. Comme dit le père du Narrateur, dans La Recherche, « c'est tout un ensemble ». Par exemple un voisinage parfaitement logique entre deux éléments continue de fonctionner et d'être productif alors que l'un de ces éléments se retrouve dans un tout autre contexte et que ses relations anciennes avec son ancien voisin n'ont plus du tout la même évidence - n'importe, ils se souviennent de leurs relations passées. Pardonnez-moi d'être un peu technique, mais c'est vous qui m'entraînez sur ce terrain-là...

Quant à la présence de "l'affaire" dans Ne lisez pas ce livre!, que vous déplorez, elle est tout de même très partielle. Il se trouve que certains aspects de "l'affaire" avaient un lien, ou plutôt de nombreux liens, avec des thèmes ou des figures essentiels au livre, ou à mon travail en général. Ainsi Jean Daniel est si attaché au nom de Camus qu'il ne voulait pas le souiller sur moi, et que dans ses articles mon nom même m'était refusé - j'étais Personne, et qui mieux est « nul et non avenu », cette fois selon Maurice Nadaud. C'est "l'affaire", certes, et au sein de "l'affaire" c'était embêtant. Mais littérairement, philosophiquement, ontologiquement c'est merveilleux. Je pourrais me prendre pour Ulysse, pour le capitaine Nemo, pour Pessoa ou pour le chroniqueur Anonymus, le premier "nom" (non-nom), de la littérature hongroise. Or, écrire, c'est toujours un peu se prendre pour...

5) Je vais vous demander un exercice un peu vain, puisque évidemment les étiquettes et les résumés sont des raccourcis de pensée faciles voire commodes pour les journalistes, et que vous détestez cela. Mais après tout ce qui a été dit, comment vous définiriez-vous en général et comment aimeriez-vous que l'on vous définisse?

- Votre question me fait penser au deuxième chapitre de Roman Roi, qui porte un exergue emprunté à la littérature caronienne, comme tous les chapitres du livre. En l'occurrence l'exergue est tiré de la pièce Le Cousin de Proust, du dramaturge Ossip Dork (Proust est une ville de Caronie) :

Le biro : Mais enfin, quel genre de personnage êtes-vous ?
 

Le cousin : Hmm..., un peu vague.