Il y eut d'abord le parc (à propos d'une citation de Rilke)


par Emmanuel Fontana
  18 février 2007

Texte original recopié du Site des Lecteurs de Renaud Camus.

Vaghe stelle dell'Orsa, io non credea
Tornare ancor per uso a contemplarvi
Sul paterno giardino scintillanti,
E ragionar con voi dalle finestre
Di questo albergo ove abitai fanciullo,
E delle gioie mie vidi la fine.

Giacomo Leopardi Le Ricordanze

Cette page est consacrée à une citation de Rilke récurrente dans l’œuvre de Renaud Camus. Il est évident que ce qu’évoque cette citation et les nombreux échos qu’elle suscite dans l’œuvre de notre auteur dépassent de beaucoup le cadre de ce petit article. Il ne s’agit ici pour nous que de fournir quelques références et de suggérer quelques pistes de réflexion.

On comprendra aisément l’importance de la citation dont il est ici question en lisant ce passage d’un entretien accordé en 1999 à la revue Génésis :
G. : Vous avez souvent évoqué l'idée de perte, avec ses liens à la mémoire, à la possession, à la vie aussi... J'aimerais en savoir davantage sur le rapport entre désir et perte, par exemple... Mais, peut être, ne suis-je pas très clair sur ce sujet ?

R. C. : Vous auriez bien tort d'être très clair car ce ne l'est pas
pas dans mon esprit en tout cas, quoique ce soit tout à fait central, en effet, confusément central. Un centre obscur. D'ailleurs je ne suis très clair sur rien, parce que je ne suis pas conceptuellement très... puissant (rires), ni très bien charpenté et bien constitué dans le domaine de la pensée. Mais au fond tout ce que j'ai pu écrire ne fait que tourner autour de cette faiblesse. Par exemple, la façon dont P.A. est construit, quand je dis que c'est homomorphe à une réalité du fonctionnement de mon "intelligence", c'est à des choses comme cela que je fais allusion. Et peut-être que c'est justement la perte, la perte de sens, du sens, c'est-à-dire ce trou au milieu d'une phrase, tout d'un coup, ce gouffre qui s'ouvre, cet abyme... (…) Donc cette histoire de perte, en effet, est extrêmement récurrente dans ce que j'ai pu écrire, on en revient toujours à elle. Je crois absolument qu'on écrit à cause d'un rapport fondamental à la perte. D’ailleurs, biographiquement, dans mon cas, c'est gros comme une maison (rires) : ne serait-ce que la perte d'une maison, justement, qui a été déterminante pour moi. Il y avait une sorte de jardin d'Eden, dont je me suis trouvé chassé, à douze ou treize ans. Cet épisode a joué un rôle déterminant, j'en suis sûr. Aux Etats-Unis toute la littérature du Sud, à commencer par Faulkner, mais Carson McCullers aussi bien, Eudorah Welty, tous ces gens-là, tout cela est lié à la perte, la perte d'une civilisation bien sûr, d'une conception du monde. On n'en finirait pas de faire la liste des livres qui sont liés à la perte d'un monde, à la perte d'un langage aussi, d'une langue, d'un jardin, d'un amour, de la jeunesse, que sais-je ? Cela dit, la phrase la plus pertinente sur la question, et que j'ai citée exagérément, c'est celle de Rilke qui définit la perte comme ce qui consacre absolument et définitivement la possession. Je l'ai rapportée cent fois, mais quand j'ai besoin d'elle elle m'échappe…
La citation de Rilke que Renaud Camus évoque dans cet entretien est la suivante :
Trouver. Perdre. Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c'est que la perte? Ce n'est pas tout simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre cet instant et la perte il y a toujours ce qu'on appelle assez maladroitement, j'en conviens la possession. Or, la perte, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez; elle l'affirme ; au fond ce n'est qu'une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.
Ces phrases sont extraites de la préface écrite par Rilke pour Mitsou, un recueil de dessins publié par Balthus en 1921 (il avait alors douze ans). Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici le contexte dans lequel elles s’inscrivent (nous empruntons ces explications au texte de présentation de Mitsou, paru aux éditions Rivages) :
Baladine Klossowska, peintre, élève de Pierre Bonnard, a été l'amie intime et l'amante de Rilke à partir de 1919. Elle était mariée avec le peintre et historien d'art d'origine polonais, Erich Klossowski de Rola et elle avait deux fils : l'aîné, Pierre Klossowki (1905 - 2001) devint célèbre comme dessinateur, essayiste et traducteur. Le second fils, Balthasar (1908 - 2001), se fera connaître comme peintre sous le nom de Balthus. A douze ans, Balthus publie à Zurich ses premiers dessins, un recueil de quarante images intitulé Mitsou (c'est le nom d'un chat qu'il avait trouvé et ensuite perdu) : quarante images d'un chat, préfacé par Rilke. Mitsou, c'est le premier d'une longue série de chats dans les tableaux et dans la vie de Balthus. A tous il donnera le nom de Mitsou.
On remarquera au passage que cette réflexion a pour point de départ la perte d’un chat ; or, elle fait écho chez Renaud Camus à l’évocation de la perte de sa chienne Vania, qui reste l’un de ses souvenirs d’enfance les plus marquants, comme en témoigne cet extrait du Journal d’un voyage en France, pages 93 et 94 :
Voisine est la tombe de Vania, ma chienne bien aimée. Sa mort a été la plus grande douleur de mon enfance. Depuis des mois, je la savais prochaine. Je faisais moi-même, tous les jours, des piqûres à la pauvre bête, qui gémissait doucement. Je me réjouissais presque d’aller en classe, à cette époque, pour m’éloigner un moment du champ clos d’un drame imminent, inéluctable. Pourtant, j’avais passé avec le Ciel un contrat. Neuf neuvaines achetaient à Vania une semaine de vie. Mais il ne suffisait pas de réciter les paroles des pater et des ave, il fallait en comprendre, au sens le plus fort, en habiter chacune à chaque fois. Je passais mes nuits en prières, à genoux, dans une concentration fébrile. Quand Vania est morte, je n’ai pas perdu la foi mais ma confiance en Dieu. Je n’ai pas su retrouver avec certitude, là-haut, le coin de terre que mon père avait creusé pour elle.
On retrouve aussi Vania au début d’Echange (de Denis Duparc), et son souvenir est associé à celui de la maison perdue :
Il y eut d’abord le parc. Et ainsi la littérature, car nous ne parlions jamais entre nous que du jardin. Et c’est bien du jardin qu’il s’agissait, ma dernière visite là-bas, lors de l’enterrement de ma grand-mère, me l’a assez montré. Mais je me souviens très bien de mon premier usage de l’autre mot, le plus relevé , l’un de ces dimanches où mon père et moi partions à pied avec les chiens, et marchions tout l’après-midi, par tous les temps, sur les collines, derrière la maison.

Les chiens, c’était surtout Vania, ma chienne blanche et dorée, suivie d’éventuels prétendants et de ses rejetons du moment …
C’est dans ce passage de Vaisseaux brûlés que Renaud Camus lie de la façon la plus explicite l’évocation de ce souvenir d’enfance et la phrase de Rilke :
950-22. Cette maison et son parc, son balcon d'où pendait une lourde glycine, sa terrasse, ses bassins, ses cèdres, son petit bosquet de bambous, seraient parés par la mémoire, non sans exagération, après qu'ils auront été perdus, de toutes les séductions d'un jardin d'Eden. A vrai dire ils étaient de l'essence de la perte, déjà, avant même qu'il ait fallu les quitter.
950-23. Ma grand-mère, poussée par le besoin, en avait décidé la vente plusieurs années avant que des acheteurs ne se décident. Bien d'autres s'étaient présentés, entre temps. Personne ne voulait les recevoir. C'était à moi qu'il incombait de présenter les lieux : j'y mettais, à leur égard, un mélange intenable de fierté et de dénigrement, destiné à décourager, chez les visiteurs, toute velléité d'acquisition, tout en leur instillant la plus haute idée de ce qu'ils ne posséderaient jamais. Cependant le danger se rapprochait sans cesse, et j'ai vécu toute mon enfance dans un sentiment de derniers jours. Avant même d'être consommée, la perte était inscrite entre les murs du parc, frémissante entre les branches, suspendue dans l'air, sous le tilleul.
950-24. La perte était de la substance même de ce parc, qui d'ailleurs n'était plus un parc, mais tout juste un jardin. Dès longtemps avant ma naissance, il avait été rétréci de toute part. Chaque crise financière, l'une après l'autre, l'avait dépouillé de l'une de ses parties, de sa façade sur l'avenue, de ses communs, de son potager, des plus touffues de ses profondeurs. Il était tout ce qui nous restait, et nous allions devoir le quitter.
950-25. « Or la perte, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la possession : elle la termine, si vous voulez, elle l'affirme. »
950-26. C'est du moins là ce qu'écrit Rilke, et ce dont la littérature voudrait nous persuader; ou peut-être ce dont nous souhaiterions, plutôt, que la littérature nous persuade.
950-27. Ses liens avec la perte sont évidents. On écrit pour regagner la maison perdue, pour rentrer dans le ventre de sa mère, pour retrouver le jardin d'Eden. On écrit pour que la perte ne soit pas tout à fait la perte, moins que la perte, plus que la perte. On écrit afin de s'assurer, sur ce qui est perdu à jamais, la maîtrise la plus absolue.
950-28. C'est une activité très conservatrice, que d'écrire – conservatoire ; et même réactionnaire, car plus encore que de sauver ce qui peut l'être, c'est de revenir à ce qui n'est plus, qu'il s'agit pour elle, à tout ce qui ne peut plus être.
950-29. La littérature est le grand non serviam. C'est une activité luciférienne. Elle refuse de se soumettre à l'ordre naturel, économique et logique des choses, et d'abord à ce qui est prévu pour elle, c'est-à-dire qu'elle n'existe pas, ou plus.
Cette vision de la littérature comme activité conservatrice et conservatoire était déjà présente dans Roman Furieux, comme en témoigne ce passage, qui évoque le moment où Roman et Diane, le jeune couple « tombé du siècle » de souverains en exil de la Caronie, s’installent en Auvergne, à Royat, dans la villa Les Garnaudes. Il est souvent question dans ce chapitre (pages 73 à 90) des propriétaires de la villa, les C., qui « ont été contraints de renoncer tour à tour à la plus grande partie de leurs possessions », et qui, pour céder la place à leurs locataires, se sont installés dans un pavillon non loin du domaine. Voici ce que le narrateur dit de cette famille :
Si la littérature est trace, inscription, défi lancé contre le temps, est-ce qu’elle n’est pas d’emblée, et par définition, conservatrice ? Or nous avons, ils ont, ce domaine en peau de chagrin, cette maison dont la possible perte doit être un cauchemar, et peut-être le sentiment plus ou moins confus, détesté, rejeté, que l’avenir appartient à d’autres. Demain n’aimera pas ces gens-là, qui ne veulent pas de lui. Il leur fera payer cher la méfiance qu’ils témoignent à son endroit. Tout ce qu’ils aperçoivent du présent, déjà, les inquiète ou les dégoûte : l’insolence des épiciers qui refusent le crédit et même réclament leur dû, les vilaines petites villas neuves qui souillent les flancs de la montagne, les excès de l’épuration, la vulgarité et la laideur de la plupart des nouveaux curistes, depuis la Libération :

« Ce n’est pas le vrai Royat que vous voyez, vous comprenez. Ça n’a rien à voir, rien à voir. Et c’est la même chose pour le Mont-Dore, pour Châtel-Guyon, pour Vichy bien sûr. Avant la guerre c’était un autre monde, complètement, dont il ne reste rien, rien. Les cinq continents défilaient là, c’était très amusant, très gai, ce n’était pas la peine de voyager. Il y avait des femmes élégantes, de jolies toilettes, des maharadjahs, des Cubains qui arrivaient avec quarante domestiques, des Anglais, des Grands d’Espagne, des spectacles, de beaux concerts, le concours hippique, des conférences passionnantes, des peintres, des actrices… Charlane, au-dessus de La Bourboule, l’été, à l’époque de notre mariage, c’était une féerie ! Déjà ça avait un peu diminué avant la guerre, dans les dernières années, on sentait bien venir quelque chose. Mais maintenant…»

(…)

De toute façon, le roman que pourrait inspirer cette famille renverrait, transposés dans le genre bourgeois, aux mêmes thèmes que la tragédie dont M. l’historiographe du Roi a pour haute mission de retracer les étapes : la perte ou sa menace, donc, le naufrage de tout ce que l’on aime, de tout ce que l’on connaît, de tout ce que l’on a cru et peut-être de tout ce que l’on est, renvoyés chacun dans les abîmes du périmé, les limbes du désuet, de l’incompréhensible et même du ridicule. Du rivage, on croit assister au drame, et c’est nous-mêmes qui nous faisons des signes désespérés, c’est notre chair qui sombre, notre intelligence que secouent les vagues, notre personne qui déjà n’est plus qu’une imbécile écume, sur la mer calmée qui nous digère. Où sont tes orgues, pauvre Nemo, ta vengeance, tes lieues ?

Un roi, une reine, une cour fantomatique, un gouvernement de rien, des ministres de la mort, des noms que tout un peuple apprend à oublier : sans doute sont-ce là plus d’archaïsmes, et plus criants, que n’en présente la vie aux Garnaudes. Mais Louis et Marie-Antoinette font assez bien figure de souverains attardés dans un royaume qui part en lambeaux, et toute leur famille était prête à s’identifier dans la rêverie, au moins, dans l’inquiétude, dans le deuil et l’envie, aux réfugiés d’un grand domaine englouti, fût-il même un État. Ils voient leurs hôtes comme sortis de leurs livres, ou les invitant à les y rejoindre ; plus malheureux qu’eux, mais plus nets de contour ; plus clairement eux-mêmes, grossissant miroir, qu’ils ne savaient se voir.
On peut également remarquer que Jean-Renaud, le plus jeune des enfants de Louis et Marie-Antoinette C., apparaît à plusieurs reprises dans ce chapitre de Roman Furieux. On y retrouve même la chienne Vania, dont les espiègleries l'amusent : « Le petit garçon, du « parc » de bois, carré, où il jouait à l’ombre, applaudissait à tout rompre, au comble de l’enchantement. Abandonnant les lignes qu’il traçait éternellement sur le sol, comme s’il dressait en soliloquant les cartes de pays imaginaires, il s’était traîné jusqu’aux barreaux qui l’enserraient, et il riait à gorge déployée. » Un peu plus loin, il écoute de la musique, « sagement assis en tailleur sur le tapis, au pied du piano, fasciné, serrant sa chienne par le cou. (…) La lourde odeur des glycines entre par la fenêtre ouverte, que leurs grappes mauves et leurs feuilles obscurcissent. »

Dans l’abécédaire d’Etc., la même idée est reprise dans l’article Perte :
La littérature comme liée à la perte (des êtres, des maisons, des civilisations, de l’amour, de la jeunesse, des idées, du sens). Faulkner, le Sud, Chateaubriand, Proust, Cavafy, les écrivains de l’exil. Vente de la maison familiale et de son parc (il y a treize ans) : chassés du jardin d’Eden ? Réappropriation fantasmatique par les mots. Echange (Denis du Parc) : « Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession ; elle la termine, si vous voulez, elle l’affirme. » (Rilke, cité en exergue à la septième des Elégies pour quelques uns, (Prosopopée de l’Absence).
On peut également citer cet extrait de L’Elégie de Chamalières :
Est-ce donc une si bonne école de la perte, Chamalières ?

Quelle douleur la nôtre, pourtant, quand nous avons dû quitter – j’avais treize ans – notre maison de famille, où mon grand-père était mort, où ma mère avait passé toute sa vie jusqu’alors, où j’étais né ! Cette maison, par je ne sais quel miracle, quelle distraction des promoteurs et des dieux, existe encore. Il semblerait qu’elle soit à vendre, de nouveau. Mais comment pourrions-nous la racheter, alors que nous n’avons pas un maravédis ? L’ambition de ma mère n’est pas tant de la reconquérir, d’ailleurs – ou du moins s’efforce-t-elle de rebuter une espérance aussi démesurée – que d’empêcher qu’elle ne soit détruite, abattus ses arbres, rasés les murs de son jardin ; et que ne s’élèvent à son emplacement, comme déjà tout autour d’elle, la cachant, l’enserrant, lui ravissant toute vue, de grands immeubles dont chaque porte, chaque fenêtre, chaque escalier proclameront avec négligence qu’ils ont tout oublié d’elle, tout de nous. Nous sommes déjà résignés à la perte, que nous ont rabâchée des lustres, de tout leur méchant bon sens opiniâtre ; pas tout à fait encore à l’effacement. Ne pas posséder, soit ; mais faut-il que soient éradiquées jusqu’aux traces ?

Ce parc étroit qui survit, faut-il qu’il disparaisse aussi ? Cette terrasse abandonnée, d’où les femmes jadis, se penchaient pour des appels qu’étouffaient par avance les années, par-dessus les volutes et les lys renversés de la rampe de fonte, ou bien scrutaient le ciel entre les branches du grand cèdre, la main plate au-dessus des yeux, en des gestes qui s’ébauchant à peine n’étaient déjà, dans l’empressement vers l’immobilité, que des souvenirs, est-il inévitable qu’elle soit renversée ? Crevés ces toits, défoncées ces cloisons, dispersées jusqu’à ses fondations, et jusqu’à cette eau noire, mystérieuse, étale, d’où venue, qui gisait dans la cave, sous trois marches glissantes, et qui se promettait peut-être, en son silence bourdonnant, de nous noyer pour jamais dans son encre tapie (et peut-être l’a-t-elle fait) ?

Si nous souhaitons n’être personne devons-nous commencer par n’être de nulle part ? C’est bien ce que paraît murmurer Chamalières, sous la contrainte ; tandis que docile elle se fond dans la similitude insidieuse du monde.
Ce passage est d’une grande richesse : les derniers mots évoquent bien sûr des thèmes qui seront abordés dans Du Sens, autour de la discussion de la formule de Segalen « Le divers décroît. » ; mais on peut aussi y retrouver des échos du Giardino dei Finzi-Contini, si présent dans Passage, ou des premières images du Guépard, avec ces plans fixes sur l’allée centrale du parc de la villa des Salina, les statues mutilées, la terrasse… Nous ne sommes pas non plus éloignés, dans la forme comme dans le fond, de la séquence du Stagno Lombardo de Prima della Rivoluzione, que Renaud Camus aime particulièrement.

On retrouve enfin la citation de Rilke dans Vigiles (entrée du 24 septembre 1987). Son évocation coïncide cette fois-ci avec la fin du séjour de l’auteur à la Villa Médicis, et elle permet d’éclairer de façon très suggestive le projet littéraire (et existentiel) du Journal :
M., avec son sûr instinct aux aguets pour toutes les bonnes occasions de malheur, voudrait à tout prix que je sois désespéré de quitter cette maison, cette chambre. De ne l’être pas, les raisons que je lui donne ne sauraient emporter sa conviction : j’ai toujours su que je devais partir d’ici à telle date, je ne regrette pas de quitter Rome, je suis content de retrouver Paris et mes amis. Je pourrais même, éventuellement, citer Rilke, une fois de plus : « La perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle l’achève, etc. » Mais le vrai motif – outre un manque de vocation pour la tragédie – de mon défaut de profonde affliction, comment pourrais-je lui en faire comprendre la nature ? Le vrai motif est du côté de l’écriture. Cette chambre, cette maison, ce jardin, ils sont écrits pour moi désormais. Oh ! pour moi seul, c’est à craindre, et pas pour la postérité. Mais c’est déjà beaucoup. La possession et la perte ne sont pas contradictoires, elles sont égales, pour la plume sur le papier. (…) L’écriture, comme la perte sa semblable, sa sœur, achève la possession, la consacre, la solennise. Je dirais même qu’elle l’institue. Pour le graphomane, n’est vrai que ce qui est écrit, n’est perdu que ce qui n’est pas noté.

Emmanuel Fontana