Une nouvelle lecture
des Carrés de Josef Albers
A propos de Renaud Camus, Nightsound, Paris, P.O.L, 2000, 149 p.
Par Jan Baetens
 

La Campagne de France (Fayard, 2000), le dernier tome du Journal de Renaud Camus, a déclenché une polémique dont les années à venir diront à quel point elle aura été utile pour quiconque s'efforce de remettre en honneur cet art en train de se perdre : la lecture. C'est elle, en effet, qui s'est trouvée mise à mal dans les querelles sur l'interprétation "exacte" (c'est-à-dire simpliste) de certains passages d'un texte qu'on s'est efforcé en toute bonne conscience de ne pas lire d'abord, de mélire ensuite.

Or, c'est elle aussi, ses paradoxes - ses volte-face, ses hésitations, ses avancées et reculs mélangés - qui est au coeur de l'entreprise journalière de l'auteur, lent et patient exercice de déniaisement de soi-même comme du lecteur et tentative de multiplication de perspectives, d'élans, de parades, de repentirs, dont se dégage, non pas du non-sens, moins encore du n'importe-quoi (au sens postmoderne du "anything goes"), mais une morale exigeante qui refuse, au prix de quels dangers !, toute complaisance à l'égard de soi-même, mais aussi du lecteur (ce n'est pas par hasard qu'un des plus grands textes de Renaud Camus s'ouvre par la phrase : "Ne lisez pas ce livre !").

L'étude que Renaud Camus vient de faire paraître sur Josef Albers (et que complète un court essai sur "Six Prayers" d'Anni Albers, une des plus grandes oeuvres à la mémoire des victimes des camps de concentration), démontre avec éclat qu'il n'y a pas, chez cet auteur multiple, de solution de continuité entre la part "vécue" et la part "essaystique" de l'oeuvre. En effet, la manière dont Renaud Camus relit et interprète Josef Albers, éclaire aussi la lutte avec le sens - lutte avec le sens tout fait, bien sûr, mais lutte également pour dégager un sens plus complexe - dont témoignent vingt-cinq années d'écriture et plus de quarante livres déjà.

Maître du Bauhaus exilé aux Etats-Unis, où il forma de nombreux artistes par son enseignement mythique au Black Mountain College, Josef Albers avait besoin d'être "dépoussiéré". Ses fameux Carrés abstraits n'étaient-ils pas devenus l'équivalent intellectuel du calendrier des postes, voire de la non moins célèbre tzigane aux joues en larmes qu'on trouve encore dans les intérieurs moins branchés ? Dans la démarche de Josef Albers, Renaud Camus souligne tout d'abord la volonté d'éviter toute tromperie, tout leurre, toute métaphore si l'on veut : Albers ne veut pas re-présenter, mais présenter. Cela dit, ce qui se présente au regard du spectateur ne le fait pas naïvement : pour se dérober à la re-présentation, Albers met à contribution toutes les ressources de l'art de peindre, y compris les plus classiques et les plus illusionnistes, mais toujours dans le but de les détourner au profit de la non-illusion. De la même façon, ce qui apparaît n'est jamais quelque plénitude - par exemple la matière picturale, hors toute illusion représentative - mais une forme autrement plus profonde. S'inspirant des commentaires d'Alain de Libera sur la théologie négative de maître Eckart, Renaud Camus voit en effet dans les Carrés albersiens la "figuration (non-figurative) de ce qui n'a pas de Nom". Cette tentative, faite par un sujet dépossédé de lui-même, ouvre la voie à un art résolument impersonnel où le tourbillon du sens se creuse toujours davantage.

Jan Baetens