Cavatine pour Renaud Camus
Par Luc-Olivier d'Algange
 
 
 
 
 
 
 
 
 

L'idée même d'une pensée en mouvement vers la vérité, ne prétendant pas la détenir d'emblée mais s'y acheminant par le savoir et la logique, est devenue, pour nos "intellectuels" (par antiphrase, car l'intellect est bien leur dernier souci), si inhabituelle, si étrange, si incongrue qu'elle leur paraît "criminelle". Étrange, elle l'est en effet dans l'univers de Loft story et de la goujaterie publicitaire et journalistique. Et cette étrangeté ressemble à une malédiction. Le Moderne est animé d'une telle haine pour l'étrangèreté, il veut un monde si "pareil au même" que l'attention portée à la diversité des styles lui paraît coupable. La distance heureuse entre les peuples, entre les individus, qui est la condition même de tout échange et de toute conversation, lui paraît odieuse, comme lui semble odieux le langage lui-même, le logos, qui n'existe que par cette distance entre les dieux et les hommes, entre les hommes et les choses, et entre les hommes et d'autres hommes.

Cratyle et Hermogène

La dégradation vertigineusement rapide de la langue française témoigne de ce rabougrissement du Sens et des sens. Un idiolecte étrange lui fait place, dans l'immédiateté des pulsions et des répulsions, qui semble toujours sur le point de pouvoir être remplacé avantageusement par l'onomatopée ou le cri. L'infantilisme ou la bestialité sont honorés comme des preuves d'"authenticité", tandis que les héritiers d'une culture européenne plurimillénaire sont tenus pour des méchants, des élitistes affreux, des réactionnaires et des artificieux dont la planète, devenue village, avec ses ragots cybernétiques, gagnerait à se défaire pour le bien général.

Maintenir la tension entre Cratyle et Hermogène, entre le sens "essentialiste" et le sens "par convention", tel est, semble-t-il, au premier regard, le dessein du livre magistral que Renaud Camus a publié aux éditions P.O.L, Du sens. Croire, avec Cratyle, que l'origine est tout, c'est abolir l'histoire et ignorer la profondeur du temps, mais rendre toutes ses raisons à Hermogène, c'est aussi nier la durée en laquelle s'inscrit le Sens, dans sa chatoyance, ses arborescences, sa saveur. L'inappartenance, le détachement, l'exil volontaire sont impossibles dans un pur hermogénisme car l'éloignement, l'étrangèreté, ont pour condition le diversité du monde, la diaprure des essences. Dès lors que la seule convention prétend nous définir en tant que Français ou Européen, ces désignations perdent leur sens. Mais si, par réaction, nous croyons devoir nous en tenir à la seule origine cratylienne, le Sens est également perdu, car privé de la durée indispensable à son déploiement.

Il a beaucoup été reproché à Renaud Camus de s'interroger sur le génie français. Ce génie, toutefois, n'est pas donné, il est, pour Renaud Camus, l'oeuvre du temps et des hommes : un artifice enchanteur qui, précisément, nous détache de la nature. Réduire l'être français à une convention, et surtout à la dernière en date des conventions, c'est réduire la définition à une abstraction purement administrative qui permettrait ainsi, par un arbitrage inquiétant, d'établir, contre la tradition, l'héritage, la lignée, la culture, les usages ou l'amour, qui a le droit et qui n'a pas le droit de se dire français. Le triomphe planétaire de l'hermogénisme absolu serait ainsi une effrayante contrainte à l'appartenance, au sens le plus grégaire. Si l'étrangèreté disparaît, si toutes les frontières intérieures et extérieures sont abolies, il n'est plus d'exil, ni d'asile, plus de fuite ni de refuge possible. La nouvelle appartenance au village planétaire deviendrait ainsi la plus superstitieuse et la plus obscurantiste de toutes les appartenances imaginables dans la mesure où elle substituerait au sens littéraire pluridictionnel et versicolore, l'omnipotence du sens littéral, qui n'a de sens, justement, que pour les fanatiques et les inquisiteurs. L'idolâtre du mot réduit au seul sens littéral tue par manque de foi, par détestation de la profondeur du temps et de la splendeur héraldique des étymologies. Par ressentiment à ne pouvoir saisir du mot que l'écorce morte de la convention, il voue à la toute-puissance de la mort ce qui échappe à son pouvoir.

Par-delà l'"affaire", par-delà la tension entre Cratyle et Hermogène, la méditation sur le génie des races (au sens classique, racinien, et non biologisant et moderne), par-delà l'interrogation sur le déclin de la culture française et l'enlaidissement du monde, Du sens doit se lire comme un traité de lecture. L'exercice est loin d'être malvenu. Nos temps hâtifs et de mauvaise foi, nos temps "c'est vrai qu'istes" et "soi-mêmistes" nous ont désappris l'austère et délicieuse discipline de la lecture. Apprendre à ne lire que ce qui est écrit, et non autre chose (qui relèverait de la projection hallucinatoire), et s'exercer à l'art difficile mais enchanteur de l'interprétation, tendre vers l'exactitude herméneutique, tel est le sens du livre de Renaud Camus. L'humilité est, en l'occurrence, la condition de l'audace. Il faut consentir à l'"être moins" qui reçoit pour atteindre à l'"être plus" qui prodigue. L'essentialisme cratylien doit faire l'épreuve de l'humilité pour que la convention hermogénienne soit créatrice, et celle-ci, à son tour, doit s'offrir à l'anamnèse cratylienne, à tout le moins à son hypothèse, pour ne pas devenir une pure abstraction totalitaire.
 
 

L'herméneutique est une cavatine

On peut craindre que Du sens  ne soit pas entendu par les adversaires de Renaud Camus, auxquels pourtant il s'adresse avec magnanimité. Ce livre, en revanche, sera lu par les rares heureux, amis de la courtoisie, de l'étrangèreté, et par les intercesseurs de ce "langage tiers" qui témoigne qu'une civilisation vaut d'abord par la civilité qu'elle exige entre les "mêmes" et les "autres" et s'illustre dans ces passages d'éminente clarté mystérieuse que sont les lectures attentives et loyales. L'art d'écouter, de Plutarque, ou encore les considérations de La Rochefoucauld sur la politesse préluderaient heureusement aux Miscellanées de Renaud Camus. L'art de l'interprétation est une politesse, et la politesse, l'art de vaincre les discords est elle-même, selon la formule de Nietzsche, la musique sans laquelle la vie serait une erreur. L'herméneutique est une cavatine. Elle creuse les strates, approfondit les feuilletages du Sens et des temps, elle distingue pour honorer les êtres et les choses, les aimer et les chanter ou, mieux encore, les laisser chanter en nous, les inviter à transparaître, comme l'étymologie dans le sens acquis. L'étymologie, le sens cratylien, l'origine, certes, ne sont point le "tout" du Sens, mais réduire le Sens à la signification acquise en oubliant le temps, sa moirure, c'est détruire le Sens lui-même, c'est oublier la lumière dans l'image qui illustre le Sens, c'est nier l'histoire et rendre impossible toute "en-quête" de vérité, tout cheminement en soi d'un sens autre que littéral, administratif ou judiciaire.

Un millénaire débute, qui nous laisse présager que cette destruction sera notre épreuve. Que nous la surmontions, la cavatine à deux voix, hermogénienne et cratylienne, se poursuivrait ; mais que trop tôt nous renoncions aux voix qui nous viennent de la profondeur du temps, alors Hermogène s'absolutisera et feindra d'être Cratyle dans l'administration du Néant d'une fausse origine uniformisée, d'un grégarisme planétaire, pour ainsi dire zoologique, où toute appartenance et toute inappartenance seront illusoires. Emprisonnée dans l'inappartenance devenue la plus despotique des appartenances, la flamme du Sens éteinte, et oubliée les ombres colorées, l'espèce humaine rendue aux seuls utilités de la petite-bourgeoisie, sous les sinistres atours du "pareil au même", sera définitivement là où elle est, suprêmement sédentaire dans un partout, exact équivalent du nulle part.

Luc-Olivier d'Algange

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Renaud Camus, Du sens, P.O.L, 552 p., 25 euros.