Lettre à Jacques Derrida sur
"l'Affaire Renaud Camus"
Par Max Vincent
 
 

J'avais été étonné, au printemps 2000, de trouver votre nom parmi les signataires d'une pétition intitulée Déclaration des hôtes - trop - nombreux - de - la - France - de - souche.  Dans cette pétition, dirigée contre Renaud Camus, les citations étaient tronquées de manière à leur faire dire, sinon l'exact opposé, du moins autre chose que ce qu'elles disaient. Par exemple, Renaud Camus n'a jamais écrit qu'il y avait "trop de Juifs, ici ou là". Ce procédé, ces tronquages, remontages, mensonges appartenaient au registre de la manipulation. On retenait surtout de cette prose que les propos relevés dans le dernier "journal" de Camus, La Campagne de France,  étaient des "opinions criminelles" (cette expression revenant quatre fois dans la pétition !). Pour résumer, ces procédés rappelaient à la fois les méthodes de la propagande et celles de la publicité. Je ne savais pas jusqu'à quel point la plupart des signataires avaient été abusés par la copie qu'on venait de leur servir. J'étais prêt, pour ma part, à vous accorder le bénéfice du doute.
 

La lecture de De quoi demain... me prouve le contraire. Dans ce livre, qui se présente comme un dialogue avec Élisabeth Roudinesco, c'est vous qui le premier parlez de "l'affaire Renaud Camus". Cette lettre vous est par conséquent destinée (bien que la note de page, dans la foulée, qui rend compte de façon spécieuse et tendancieuse de cette "affaire", soit écrite par E. Roudinesco). "L'affaire Renaud Camus", donc, se trouve d'abord évoquée au sujet de l'expression "politiquement correct" dont vous dites qu'elle "peut devenir une technique facile pour faire taire tous ceux qui parlent au nom d'une cause juste". Cela est vrai dans certaines circonstances ; mais pas toujours, tout dépend du contexte. En tout cas je reconnais qu'elle peut s'apparenter à un argument d'autorité du genre agaçant. Pourtant, quand plus loin vous affirmez, "ceux qui se sont élevés contre telle ou telle phrase de Renaud Camus ont aussi  été en somme accusés d'être "politiquement corrects", je vous ferai la réponse suivante.

Ayant lu tous les articles ou tribunes publiés par les journaux en faveur de cet écrivain, ou défendant, en la circonstance, la liberté d'expression (peu nombreux au demeurant si on les compare aux articles accusateurs), je n'ai relevé nulle part l'expression "politiquement correct". A une exception près, celle de Sylviane Agacinski dans une tribune publiée par Le Monde (et encore, cette expression se trouve une seule fois mentionnée et plutôt incidemment). Cette "tribune" n'était pas alors passée inaperçue. Philippe Sollers, qui a du flair, avait rapidement réalisé que ce "Pour le droit de mal penser" (qui représente l'unique "pièce à décharge", dans le procès fait à Renaud Camus, émanant d'une intellectuelle qui, pas plus que vous, n'avait lu cet écrivain) défendait un point de vue que lui, Sollers, aurait dû soutenir en toute logique si l'on se référe à quelques unes de ses prises de position en faveur d'auteurs "mal pensants". Sauf qu'ici il s'agissait de Renaud Camus, un écrivain que Sollers venait de condamner en signant cette fameuse pétition. L'article sollersien publié dans Le Monde, et intitulé "Les nouveaux bien-pensants", s'en prendra alors à Sylviane Agacinski (sans la nommer) au prix d'un virtuose numéro d'illusionniste dont Sollers à la secret. Donc, pour en revenir au "politiquement correct", à la mesure de l'importance que vous lui accordez en regard de "l'affaire Renaud Camus", la récolte me semble bien mince. Et puis, dans De quoi demain... , page 47, une note de bas de page rédigée par E. Roudinesco nous informe que cette dernière, lors du débat sur la parité, avait répondu sur le mode polémique à un article de... Sylviane Agacinski. On finit par perdre de vue "l'affaire Renaud Camus". Ne sert-elle pas plutôt ici de prétexte pour régler des comptes entre collègues ?
 

Ceci pour le hors d'oeuvre. Car plusieurs pages du chapitre "De l'antisémitisme à venir" font retour (sans toujours s'y référer explicitement) sur "l'affaire Renaud Camus". Parler "d'antisémitisme inconscient", par exemple ("concept" forgé par E. Roudinesco, mais vous semblez également y adhérer) que cela signifie-t-il ? Pourquoi en une seule et unique occasion (si je me réfère aux nombreux thèmes traités dans De quoi demain...) accole-t-on l'adjectif "inconscient" à un mot ("antisémite" en l'occurrence) ? Certes, E. Roudinesco le définit comme un discours qui à la fois condamne radicalement la Shoah tout en revendiquant le droit de critiquer les Juifs "en tant que juifs". Où est l'inconscient dans cette définition ? On a pu lire, lors de "l'affaire Renaud Camus", que les propos philosémites de cet écrivain constituaient la preuve par excellence de son antisémitisme. Vous réalisez où nous mène ce genre de raisonnement ? Vous n'êtes pas sans savoir (s'il faut véritablement parler "d'inconscient'") que parmi les antiracistes proclamés, certains ne le sont - et font de la surenchère, le cas échéant - que pour exorciser ce raciste qui, en eux, se manifeste parfois à leur corps défendant. Camus, lui, au contraire, affirme «qu'on doit pouvoir exercer son jugement sur les juifs pris individuellement ou en groupe comme sur n'importe quel autre groupe géographique, ethnique, social ou religieux (avec les mêmes précautions et les mêmes réserves, mais pas davantage)». Nous sommes au coeur de la question. J'utiliserais, pour ma part, le conditionnel (1) J'imagine que pour un paranoïaque comme Claude Lanzmann "l'antisémitisme" de Renaud Camus apparaît ici de manière flagrante. Mais pour vous, Jacques Derrida ? Nous reprendrons plus loin cette discussion.

Vous ne croyez «jamais innocente et transparente» l'utilisation de l'expression "lobby" en raison de l'emploi, par certains, d'un "lobby juif". Cette expression, pourtant, remplace avantageusement "groupe de pression" en apportant une précision supplémentaire. Quand vous évoquez, je cite, "l'usage précipité  et compulsif  (souligné dans le texte) de l'expression "lobby" en France", et que vous l'associez à «un gage donné à l'antisémitisme» («même de la part de quelqu'un qu'on voudrait ne pas tenir pour antisémite») je m'interroge. Pour accorder quelque crédit à ce propos faudrait-il d'abord reconnaître la véracité de ce que vous appelez «l'importation, l'usage précipité  et compulsif  de l'expression "lobby" en France». C'est votre impression, ce n'est pas la mienne. Ne retrouvons nous pas, au passage, cet "antisémitisme inconscient" cher à E. Roudinesco ? Très inconscient, extrêmement inconscient puisque, à vous lire, seule l'utilisation du mot "lobby" suffit pour déceler, le plus souvent, «un gage donné à l'antisémitisme». Sachons débusquer l'antisémitisme là où il ne se donne jamais comme tel, si je suis votre raisonnement. Pourquoi ne faites vous pas mention d'un "lobby arabe" par d'autres (ou les mêmes, allez savoir), dont on a pu trouver de nombreux échos dans la presse depuis une trentaine d'années pour généralement fustiger la politique "pro-arabe" de plusieurs gouvernements français ? N'est-elle dangereuse, cette utilisation, que lorsque l'adjectif "juif" se trouve accolé au mot "lobby" ? (et même sans, comme je viens de le souligner).

Revenons à Renaud Camus. Quand vous dites, au sujet de La Campagne de France  (titre que vous ne citez jamais, un livre à ce point "abject" que l'on ne peut décemment le nommer !), que l'éditeur et un certain nombre d'intellectuels «n'ont pas lu,  pas su  lire, pas pu  lire ou pas voulu  lire» cet ouvrage, j'ai envie de vous répondre : et vous, Jacques Derrida ? Qu'est ce qui vous autorise à prétendre que vous avez lu, su lire le texte d'un auteur dont vous ignorez l'oeuvre (et dites vouloir persister dans cette ignorance). On a du vous mettre sous les yeux des extraits de ce Journal,  ou vous avez pris connaissance de ce stock de petites phrases par l'intermédiaire de la presse, ou encore (mais j'en doute) vous avez lu le livre en entier (tout en vous focalisant sur les passages "incriminés"). Certes, ces extraits, ces bouts de phrases rassemblées soulèvent de nombreuses objections (pour ne pas dire plus). Mais là aussi, comme pour la pétition que vous avez signée, ce montage ne rend nullement compte de la "pensée" d'un écrivain qui se cherche à travers «le flux du sens, ses reflux, son errance, ses scrupules, ses strates». Que penseriez vous d'une oeuvre cinématographique dont on confierait le montage aux ennemis de l'auteur du film ? Je vous laisse le soin d'apprécier le résultat. En tout cas vous semblez ignorer que Renaud Camus a écrit une quarantaine de livres dont certains, postérieurs à l'année 1994 (Discours de Flaran  et Nigthsound ), sont deux belles méditations sur la culture juive, la Shoah et l'art contemporain. Consentiriez vous à les lire, ceux-ci et d'autres ? Je crains que votre réponse soit négative. C'est l'un des effets pervers du procès fait à Renaud Camus : déconsidérer par avance, aux yeux de tout lecteur potentiel, un auteur dont l'oeuvre représente la meilleure des réponses - si l'on veut bien se donner la peine de la lire (et non de la zapper) - aux accusations de toute nature portées contre lui. Vous connaîtriez, un tant soit peu, les "petits travaux" de Renaud Camus, vous n'écririez pas des lignes aussi grotesques que : «Je crois le personnage rusé et calculateur mais aussi, comme cela arrive presque toujours, naïf, peu exercé, disons, pour faire vite, à l'auto-analyse». Lignes à ce point caricaturales qu'elles m'évoquent (pardonnez moi la comparaison mais vous m'y obligez) les caricatures de juifs faites par les nazis.

Je connais mal votre oeuvre, et je n'irai pas me prononcer sur la pertinence de quelques uns des concepts qui sont attachés à votre travail. A vrai dire je n'ai jamais trouvé dans ce dernier quelque écho à mes préoccupations ou des réponses aux questions que je me posais sur le plan philosophique (ou théorique, plus généralement). Ceci dit votre nom restait associé à une "certaine rigueur intellectuelle" autant que je pouvais le vérifier à travers vos interventions publiques ou la mention de travaux vous concernant. Cette rigueur intellectuelle, cependant, me semble prise en défaut si j'en crois votre attitude dans cette "affaire Renaud Camus". Cette nécessaire vigilance à l'égard de l'antisémitisme (que je partage et élargit à tout autre forme de racisme) a pris l'allure d'un lynchage médiatique sans précédent avec Camus. Vous vous êtes associé à cette "chasse aux sorcières", comme beaucoup d'autres, au vu de quelques phrases extraites de leur contexte, mises bout à bout, que l'on sollicitait sans prendre la peine de lire un auteur qui n'était nullement l'antisémite, le raciste ou le pétainiste que l'on prétendait.

Sommes nous, aujourd'hui, dans la France de 2001, arrivé à un tel stade de dégénérescence intellectuelle que l'on peut accuser un écrivain d'antisémitisme, de racisme et de pétainisme sans l'avoir lu ? Ce qui m'a été mis sous les yeux me suffit, répondriez vous ? Comment réduire une oeuvre, de l'ampleur, de la diversité et de la complexité de Renaud Camus à ce stock de petites phrases (certes discutables, je le répète). Que d'autres, des journalistes, règlent des comptes avec Camus (en lui faisant payer au centuple...) dans la mesure où celui-ci ne les ménage pas, passe encore. Cela ne fait pas véritablement honneur à cette corporation, quoique, si l'on est quelque peu averti des moeurs journalistiques... Mais que vous, un "intellectuel prestigieux" comme on dit, fassiez le choix de vous aligner sur ces gens là, leur faisant confiance, prenant pour argent comptant ce qui a pu être dit et redit sur Renaud Camus sans aller voir de plus près de quoi il en retournait, j'ai du mal à le comprendre. Vous écrivez les lignes suivantes, au sujet des Ferry-Renaut, et de leur médiocre «  :  "S'ils avaient pris le temps et s'ils avaient pu se donner la peine de lire  ce que j'écris, ils auraient vu que les enjeux étaient autrement graves». Je ne résiste pas au plaisir de vous renvoyer l'argument. Votre réponse m'importerait.

Je parlais d'une "nécessaire vigilance à l'égard de l'antisémitisme", plus haut (2). Mais s'agit-il encore ici, à vous lire, de vigilance ? Je remarque que dans les pages se rapportant de près (ou de loin) à cette "affaire" vous devenez raide, rigide, muré dans vos certitudes. Quoi que vous puissiez dire, écrire et faire accroire, je persiste à vous reposer la même question : savez vous de quoi vous parlez, vous qui n'avez pas lu Renaud Camus ? La réponse figure dans De quoi demain... : «La personne et l'oeuvre de Renaud Camus m'intéressent peu» (alors que vous consacrez plusieurs pages à "l'affaire" en question, mais passons). Ceci vous permet de faire l'économie de cette lecture : ce monsieur n'en vaut vraiment pas la peine. Je veux bien encore vous suivre à condition de privilégier "l'affaire Renaud Camus" comme analyseur. Mais qu'apportez vous de plus, dans De quoi demain..., à la compréhension de cette "affaire" ? Rien que nous n'ayons déjà lu et relu dans le camp de l'accusation durant le printemps 2000. Pourtant les enseignements ne manquaient pas. J'en mentionne quelques uns dans la centaine de pages que j'ai consacré à "l'affaire Renaud Camus". Cependant, j'insiste, c'est parce qu'il s'agissait de cet écrivain là et de cette oeuvre là, (du Journal en particulier), que cette "affaire" a pris la tournure et l'importance que l'on sait. Car c'est bien parce que le pouvoir ("les pouvoirs", serait plus juste) suscite chez Renaud Camus un constant désir de résistance - à la doxa, au consensus mou, à l'idéologiquement conforme - que les médias (et les intellectuels médiatiques) se sont pareillement focalisés sur cet auteur.
 

Cette lettre sera versée au (déjà) lourd dossier de "l'affaire Renaud Camus". J'ai comme l'idée (mais je peux me tromper) que les lecteurs qui en prendront connaissance risquent de ne pas vous trouver tout à fait à votre avantage.

Max Vincent
 
 
 

(1) "L'affaire Renaud Camus", entre autres exemples, le démontre : le conditionnel s'impose impérativement. Le conflit israélo-palestinien, d'une part, et l'instrumentalisation de la Shoah par certains, d'autre part, reculent encore le moment de parler, comme l'a fait Camus, au présent.

(2) Que pensent Derrida et Roudinesco des propos tenus par le Président du Congrès Juif américain, au lendemain du 11 septembre 2001, déclarant que la fumée qui sortait des décombres des deux tours était celle qui s'échappait, presque quarante ans plus tôt, des cheminées des camps d'extermination ? Faut-il parler de stupidité ou d'abjection ? Ces propos ne sont-ils pas susceptibles d'alimenter un antisémitisme qui n'en demandait pas tant ?