Etudes camusiennes,
de Jan Baetens
Par Michel Sirvent
«Ce qui compte est le flux du sens, ses reflux, son errance, ses scrupules, ses strates. On me prête des positions bien tranchées, mais écrire, pour
moi, c'est l'éternel pentimento»

(note pour la nouvelle  édition de La
Campagne de France, Fayard, juillet 2000).
 
 
 

Si vous n'êtes de ces 3000 afficionados qui depuis Passage (1975) ont eu le plaisir rare, marginal, de voir se construire une oeuvre de premier plan, lisez Renaud Camus (né en 1945), auteur d'une quarantaine de livres dont Échange (prix Fénéon 1977), Tricks (1979) et Buena Vista Park (1980), bref manuel de "bathmologie" qui marqua une époque. On pourrait commencer par ouvrir cet abécédaire Etc (P.O.L., 1998) aux entrées "Métissage", "Origine", "Race", "Répression", "Sémitisme, antisémitisme", etc. Retenons la formule : «[...] l'art n'est pas fait pour être sympathique [...]» (p. 172). Bien sûr, ça dérange, surtout quand il s'agit de faire oeuvre littéralement ... littéraire.

Au printemps 2000, Renaud Camus a été victime d'une vaste "campagne" de diffamation. La grande presse, certains idéologues parisiens, qui sciemment se trompent de cible en s'acharnant sur ceux qui n'appartiennent pas à la caste politico-médiatique (c'est plus prudent) vilipenda alors un auteur qui jusqu'alors ne faisait guère la une, puisqu'il aurait sinon fallu ne parler que de ...littérature. Pour en savoir davantage sur "l'affaire Camus", la dictature des biens pensants et les nouvelles formes de censure (heureusement, l'internet permit alors de faire entendre la "voix" de l'auteur), parcourez (au risque d'en être, je vous préviens, abasourdi) le site perso.wanadoo.fr/renaud.camus.

Remarquable styliste, ciseleur de la langue, R. Camus est un des rares prosateurs dont les expériences d'écriture se situent "au-delà" (non "en deçà" comme ce fut souvent le cas) du (Nouveau) Nouveau Roman. L'oeuvre, protéiforme, jette des passerelles entre les genres les plus divers, « selon des catégories conceptuellement poreuses» (Etc, p. 50), poussant à leurs limites les discours investis : romans (Roman Roi, 1983), récits, églogues, éloges, élégies (L'Elégie de Chamalières, 1989), chroniques autobiographiques (Journal Romain 1985-6), "topographies" (sur la Lozère, le Gers et l'Hérault), "miscellanées" (Notes achriennes, 1982). Ouvrages d'une actualité intemporelle à force de toucher à l'intimité des heures, des lieux et des jours, quelques titres, délicieusement suggestifs, laisseront ici une impression générale : L'Esprit des terrasses (Journal,1990), L'Epuisant Désir de ces choses (1995), Esthétique de la solitude (1990), Notes sur les manières du temps (1985).

Études camusiennes a l'immense mérite d'être le seul livre consacré à cette inégalable entreprise. Baetens réussit à en donner un aperçu synthétique, rigoureux, dévoilant chacune de ses multiples facettes. La partie centrale ("Les mesures de l'excès") traite des Églogues (dont Passage) offrant des micro-lectures sur l'écriture à contrainte; l'écriture des "marges" dans la lignée des recherches inaugurées par Gérard Genette sur le paratexte (Seuils, 1987); les rapports entre texte et image (la fonction des photographies); l'évolution du projet. Dans la première partie ("La gloire de Renaud Camus"), Baetens propose l'autobiographie d'un lecteur qui découvrit l'oeuvre vers 1980 et qui lui a depuis consacré une trentaine d'articles. Suit un essai de "sociologie littéraire" sur la réception paradoxale de l'oeuvre. La troisième et dernière partie ("Le monde du texte") traite du rapport à Barthes ("Renaud Camus, romancier barthésien?"), aborde la question de l'art in situ ("Kounellis à Plieux") à travers un catalogue d'exposition. Baetens replace l'oeuvre dans le champ des gay studies ("Sexe, morale et goût"), discute du choix de R. Camus qui propose sur l'internet avec Vaisseaux brûlés une version de P. A. (Petite annonce, 1997) : «Renaud Camus sans doute a été le premier écrivain "classique" du domaine francophone à élaborer un texte important et ambitieux sur la Toile» (1987). L'étude se clôt sur le rôle des langues étrangères, le nom d'Orphée dans L'Élégie de Chamalières. Le livre de Baetens, parfaite introduction, accessible, précise et souvent percutante tombe à pic pour qui voudrait  aborder une des oeuvres les plus singulières de notre temps, et ce en dépit des faux procès qui auraient voulu nous en détourner.
 

Michel Sirvent
University of North Texas