L'«affaire» Renaud Camus vue de Yale
Par Naomi Schor
 

Fin avril, soit quelques jours avant la venue prévue de Renaud Camus aux Etats-Unis pour y faire une série de conférences sur plusieurs campus américains en tant que «missionnaire» mandaté par les services culturels français, voici qu'une bombe éclate à Paris : Fayard retire précipitamment le volume du Journal de Camus qu'il vient d'y faire paraître en raison des propos antisémites qu'il y tient, après diverses menaces de poursuites judiciaires.

Alors que sur d'autres campus (les universités Columbia, de Pennsylvanie, de New York et d'Oregon) la visite de Renaud Camus se déroule comme prévu, la consternation est vive à l'université Yale, où un colloque Renaud Camus doit se tenir les 28 et 29 avril. Ce qui devait être un événement quasi confidentiel, réunissant la poignée de lecteurs s'intéressant à cet auteur, se transforme en une véritable affaire. Comment se désolidariser de cet invité honteux, qui risque de se servir de l'honneur qui lui est fait dans une des universités les plus prestigieuses des Etats-Unis comme faire-valoir en France ? Comment signaler à nos collègues français et américains que nous ne mangerons pas de ce pain, que nous tenons à dire haut et clair que ces propos sont inadmissibles ?

C'est ici que nous nous heurtons à ce qui constitue une différence capitale entre les systèmes juridiques français et américain. Alors que, tout récemment, des intellectuels français - et non des moindres - ont fait paraître dans les pages « Débats » du Monde une pétition (25 mai) appelant à la censure des propos xénophobes et racistes de Camus, qui fleurent le discours de Vichy, les Américains vivent sous l'empire du premier amendement de la Constitution, qui - tout du moins en principe - garantit la liberté d'expression.

Cette loi est sacrée. Aux Etats-Unis, il est interdit d'interdire. Les récentes tentatives de lutter contre le hate-speech (discours de la haine, modelé sur les hate-crimes, actions criminelles, allant jusqu'au meurtre, inspirées par des motifs racistes) n'ont pour l'instant abouti qu'à quelques lois locales qui n'ont été avalisées ni par le gouvernement fédéral ni par la Cour suprême. Jusqu'à nouvel ordre, le premier amendement fait la loi aux Etats-Unis. Les universités ne font aucunement exception à cette loi constitutionnelle. Au contraire : elles sont tenues d'offrir une libre tribune à tous, quelles que soient leur couleur politique, leurs prises de positions racistes, voire antisémites.

Nous nous trouvons confrontés là à une autre différence essentielle entre le système de lois françaises et américaines. La France a été partie prenante de la Shoah, a livré ses juifs aux mains de leurs assassins. L'Amérique, à défaut d'être tout à fait innocente - elle aurait pu ouvrir ses portes plus largement pour accueillir ceux qui ont réussi à fuir l'Europe -, n'est pas hantée par un sentiment de culpabilité impossible à racheter. Les juifs, en tant que citoyens américains, ne jouissent d'aucun statut exceptionnel. Tenir des propos antisémites, défiler dans un quartier à majorité juive en prônant le nazisme n'est pas un crime ; de tels comportements sont au contraire sous la protection du premier amendement. Il existe, bien sûr, des négationnistes, voire un parti nazi aux Etats-Unis, mais il n'y a pas d'équivalent américain à la loi Gayssot. Renaud Camus, bénéficiant, si ce n'est abusant, d'un système légal foncièrement démocratique dans ses principes, a parlé à Yale. Les membres du département de français de cette université qui voulaient faire acte de protestation et d'indignation n'ont pu que refuser d'être partie invitante, rendre publique leur décision et à titre individuel boycotter le colloque, Ce qu'ils firent.

Pourquoi donc cette histoire franco-française a-t-elle suscité une telle émotion sur quelques campus américains ? Cela ne peut surprendre que si l'on ne tient pas compte de certains faits : les universitaires américains spécialistes du domaine français ont, depuis la fin de la guerre, joué un grand rôle dans l'étude de  l'idéologie française. Alors que les savants français ne voulaient rien savoir des crimes commis par les Français, les historiens américains piochaient dans les archives pour mettre à nu les ressorts de la collaboration. Je ne citerai que Robert Paxton, appelé à porter témoignage au procès Papon.

De jeunes chercheurs continuent le travail. Tous ne sont pas juifs. Pour ceux qui le sont, la déception est amère. Apprendre la triste histoire de l'antisémitisme français, qu'il s'agisse de l'affaire Dreyfus ou de la collaboration, apprendre surtout que l'antisémitisme n'est pas mort porte un coup à l'admiration et au dévouement que nous portons à la culture française et que nous cherchons à communiquer à nos étudiants. Mais Renaud Camus n'est pas Robert Brasillach; tous les Français ne sont pas antisémites; la France d'aujourd'hui n'est pas la France des années 30 et 40. Même pendant les années les plus noires du siècle qui s'achève, il y a eu des Français qui ont refusé de pactiser avec l'ennemi et ont tout fait pour sauver la vie de ceux qui étaient venus chercher en France la liberté dont ils étaient privés chez eux.

Les Américains, qui n'ont jamais connu de guerre sur leur territoire en dehors de la guerre de Sécession, n'ont pas à donner de leçons aux Français, mais ils n'ont pas non plus à se taire lorsqu'on vient leur tenir un discours irrecevable.

Nous sommes tous des juifs français.
 

Naomi Schor

Naomi Schor est professeur de littérature française à l'université Yale.