L'"affaire Camus", une invention médiatique ?
Par Josyane Savigneau
 
 
 
 

Trois mois après la sortie du Journal controversé de Renaud Camus, La Campagne de France (retiré de la vente par son éditeur, Fayard, le 20 avril, après qu'on eut relevé plusieurs passages déplorant l'excès de «collaborateurs juifs» dans une émission de France-Culture), on croyait avoir compris pourquoi ce livre avait suscité de tels affrontements, pourquoi sa publication même était contestée, pourquoi il était attaqué ou défendu, avec une semblable passion et certains excès. Pour les uns, La Campagne de France étant une oeuvre littéraire, son droit à «mal penser» devait être affirmé, car si l'on ne reconnaît pas à l'art la possibilité du scandale, alors c'en est fini de la création, singulière, par essence asociale et dérangeante. Pour d'autres, les questions que fait surgir le Journal intime de Renaud Camus n'ont rien à voir avec une réflexion sur la liberté, ou sur la littérature et la morale. Elles sont strictement historiques et politiques.

Un citoyen français, qui se réclame de son enracinement dans la terre de France, se dit «passionné par la pensée juive», mais exprime son irritation contre «certains juifs», «Français de première ou de seconde génération bien souvent, qui ne participent pas directement» de cette «expérience française telle qu'elle fut vécue pendant une quinzaine de siècles par le peuple français sur le sol de France ». Est-ce un agacement passager, ou bien le retour d'un vieil antisémitisme ranci, assorti d'habituelles précautions oratoires ? Un antisémitisme connu, banal dans les années 30. Mais, depuis 1940, comme il était relevé dans une émission télévisée consacrée à cette affaire, «le dossier judiciaire s'est singulièrement alourdi»...

Comment les assertions de Renaud Camus auraient-elles pu passer inaperçues dans un pays qui n'est toujours pas parvenu, de Pétain à Mitterrand, à se défaire du fantôme de Vichy et de tout ce qu'il porte avec lui ? Une nation qui a un embarras considérable avec sa mémoire et ne sait pas, à l'aube du XXIe siècle, si son avenir est dans l'intégration, l'accueil, le mélange ou dans le repli identitaire et la juxtaposition  communautés étanches - ethniques, religieuses, sexuelles...

D'où l'intérêt de la confrontation de points de vue qui a eu lieu et qui dépasse la personne même de Renaud Camus. On pouvait, certes, être irrité, voire lassé par ce débat (lire la chronique du médiateur dans Le Monde daté 25-26 juin). Ou le trouver nécessaire tout en concevant qu'il agace, dans cette France devenue presque phobique des polémiques intellectuelles. Mais on ne s'attendait pas à entendre qu'il avait été inventé, «créé» « de toutes pièces » par un « harcèlement médiatique » faisant «d'un événement somme toute minuscule (visant quelques pages d'un ouvrage qui en compte cinq cents, d'un auteur dont la diffusion habituelle oscille entre mille et trois mille exemplaires) une "affaire" couvrant des dizaines de pages de quotidiens et magazines nationaux ».

C'est pourtant ce qu'on peut lire dans les trente-cinq pages de préface que Claude Durand, PDG des éditions Fayard, a écrites pour la remise en vente, mardi 4 juillet, de La Campagne de France - les passages litigieux ayant été supprimés et remplacés par des blancs ("Le Monde des livres" du 7 juillet).

Ce texte suscite pour tout lecteur admiratif de la production des éditions Fayard, dirigées par Claude Durand depuis vingt ans, un certain étonnement. L'un des grands éditeurs de sa génération, qui a publié notamment Ismaïl Kadaré, Alexandre Soljenitsyne, Raul Hilberg, Claude Lanzmann, Robert Badinter, Lech Walesa, ne se
prononce pas sur le fond de l'«affaire Camus». Il répondra probablement qu'il obéit à une logique.

Il ne saurait être question d'examiner les convictions des uns et des autres, puisqu'il est tenu pour acquis, par Claude Durand, qu'elles sont inexistantes et que chacun parle au nom de ses « réseaux d'influence»  selon Pierre-André Taguieff dans L'Effacement de l'avenir - cité dans cette préface -, de «règlements de comptes fondés sur la logique de la concurrence, mus par l'esprit de revanche, de vengeance ou d'épuration [qui] s'habillent d'invocations de sublimes idéaux ».

SINGULIÈRE ÉNUMÉRATION

Pour illustrer le fonctionnement desdits "réseaux", Claude Durand se livre à une singulière énumération. «Je me permettrai (...), chaque fois qu'il sera question d'un protagoniste permanent ou épisodique de l'affaire, de lui accoler un "badge" (...) spécifiant les médias avec qui il entretient des relations permanentes ou irrégulières.» Outre que cette idée de badge, ce désir de signaler une «appartenance», évoque de déplaisantes pratiques, on remarquera que les personnes ayant soutenu Renaud Camus sont, dans la liste que dresse Claude Durand, curieusement dispensées d'«appartenir»...

Il précise ensuite qu'il a écrit cet avant-propos pour que «le moins de questions possible restent sans réponse, mais que quelques autres, trop souvent tues jusqu'ici, viennent à être posées». En dépit de cela, de nombreux points obscurs n'y sont guère éclaircis, et bien des interrogations subsistent.

Si Claude Durand, comme il le dit, voit en Renaud Camus un représentant de cette littérature « choquante, mal élevée, peu présentable» qu'il faut défendre sous peine de consentir à une « mise au pas "politiquement correcte" de la critique et, par suite, de son objet, la littérature », pourquoi n'a-t-il pas d'emblée préfacé la première édition en faisant valoir ces arguments? Au demeurant, Renaud Camus s'exclut lui-même du rang des artistes qui manifestent un attachement maniaque à l'intégrité de leur oeuvre, en écrivant : « Quand j'ai présenté La Campagne de France à l'éditeur habituel de mes livres, je lui ai dit qu'il pouvait en enlever ce qu'il voulait. »

Par ailleurs, Claude Durand signale que Renaud Camus en appelle à plus de «neutralité» et de «pluralisme» dans les points de vue exprimés sur l'antenne de radio qu'il critique. Mais on comprend mal ce que pourrait être la «neutralité» d'un «point de vue». Enfin, à plusieurs reprises, Claude Durand fait allusion à la République, au «républicanisme exacerbé» qu'on prendrait «pour une propension à l'antisémitisme» ou aux «cerveaux républicains», comme le sien, «pas spécialement souples ni accommodants», tout en précisant : «Car enfin, ce qui est reproché à Renaud Camus, n'est-ce pas de postuler avec un peu trop d'insistance que la pensée est originée, comme il dit ?» Or le principe de la République n'est-il pas, justement, de postuler que chacun, sans dénier son origine, peut, par l'enseignement, la science, la culture, le sport, échapper à ce déterminisme absolu, au fameux « la caque sent toujours le hareng » ?

Cette question-là n'est pas une invention de journalistes furieux contre un écrivain ayant commis «un crime de lèse-journalisme», et il ne serait pas inutile d'y répondre clairement.

Josyane Savigneau