Je suis sur sa liste
Par Isabelle Rabineau
 
 
 
 

Renaud Camus emploie dans La Campagne de France, de manière concertée, la discrimination raciale, explicitement antisémite. Il le fait comme Don Quichotte, à tour de bras, seul devant ses moulins à vent. Il y a décidément trop de juifs au «Panorama», émission de radio de France-Culture, où je suis régulièrement invitée, annonce-t-il en substance. Et de donner une liste de noms ; «tous des juifs», insiste-t-il.

Le livre est retiré de la vente : la riposte est radicale. De part et d'autre, chacun s'insurge, on parle de procès, des pétitions antagonistes circulent. De perfide calomniateur, l'auteur atteint le stade de victime avant d'accéder au statut jalousé de martyr. Demain, peut-être, sans doute, il portera la casaque du héros. Ainsi tout le monde s'exprime sur la liberté de s'exprimer en démocratie, dussions-nous en passer par la sottise, voire la délation. Soit.

Sur la liste de noms cités par Renaud Camus, j'y suis. Je m'appelle Isabelle Rabineau. Effectivement, je ne viens pas du Sud-Ouest, là où mon nom signifie joliment «petite rave». Ma mère, Cilly, est née à Magdebourg, près de Berlin, mon père à Strasbourg, où ses parents débarquaient à peine du grand Est. Ils parlaient yiddish, alsacien, et puis français. Rabinovitch, ça veut dire clairement : fils de rabbin. Décidément, il y a trop de juifs chez les rabbins. Désolée, Camus. Puis mon père décida après la Shoah que ça allait comme ça. Il aimait la France, profondément, et ne se sentait pas «slave». De plus, il redoutait que ses enfants souffrent comme lui de discrimination. Il coupa le «-vitch», garda Rabineau, et même son prénom, Lazare.

Pour l'amour de la République, il m'appela Marianne, Isabelle Marianne. Jusqu'au jour où il tomba - aïe - en lisant les comptes rendus des journaux sur «l'affaire Renaud Camus» et donc sur son nom, labellisé comme «juif». Je crois que cela lui rappela immédiatement certains souvenirs. Sans pétitions, sans périphrases, le tambour a battu dans ses tympans, comme dans les miens d'ailleurs, lorsque, inopinément, je suis tombée sur mon nom ainsi estampillé.

Rien ne remplacera jamais le sentiment déchirant qu'éprouve un être du genre humain face à une liste dans laquelle il se trouve parqué pour le seul tort d'être né dans une confession donnée. Quelles que soient vos raisons, Renaud Camus, je les rejette, au nom de cette liste infamante. Voilà pour la mise en appétit, il y a toujours une histoire de chair et de sang tatouée sous les noms apparemment aplanis, couchés sur la liste, qu'elle soit de Schindler ou de Camus. Amen.

Passons maintenant au plat de résistance, et volons un peu plus haut que le chapeau de Renaud Camus. Quelle est exactement la visée de l'attaque, faut-il entendre : «Pourquoi les juifs ?» ou «Pourquoi le  Panorama?», ou «Pourquoi les juifs au Panorama ? » J'imagine que certains ont tenté de se brancher sur France-Culture pour écouter ce fameux «Panorama». Peine perdue ; depuis l'arrivée de Laure Adler, qui débuta au «Panorama», plus de «Panorama».

Le Journal de Renaud Camus porte en effet sur l'année 1994. En fait, après une vingtaine d'année d'existence, et un succès constant, l'émission fut proprement zappée de la nouvelle grille de la direction de France-Culture, avec pertes et fracas. Je le dis avec d'autant plus de facilité que j'en avais claqué la porte. Mais revenons à nos moutons : pourquoi donc, en effet, s'embêter à compter les juifs du «Panorama»? Pour mieux s'endormir ? Certes non. N'y a-t-il pas là plutôt l'indice d'une autre attaque, ciblant, par exemple, la liberté d'expression dont faisait preuve, de manière souvent flagrante, cette émission ?

Au «Panorama», on pouvait s'appeler Renaud Camus, et voir son livre vraiment lu et critiqué, en bien, en  mal, mais critiqué, avec des voix pour et des voix contre, telle était la règle, la seule loi fondamentale. Les émissions citées par Renaud Camus, celles qui étaient «à thème» respectaient les mêmes règles. S'il était  question d'histoire juive, par exemple, les six participants se partageaient entre les athées, les pratiquants, voire les orthodoxes, et les autres confessions, avec toujours un candide modérateur. Idem pour les émissions sur l'Islam, la peinture ou la psychanalyse.

Les écrivains et les auditeurs s'insurgeaient souvent : les créatures panoramesques que nous étions prenaient parfois trop à coeur les livres défendus ou attaqués ; en fait, ils adoraient cela, et faisaient silence fissa dans leur cuisine, pour mieux entendre la suite, c'est-à-dire ce qui n'avait pu se dire dans le brouhaha, mais qui devait inévitablement se détacher, et clairement s'articuler, parce que cela devait finalement s'énoncer. Quoi? Pas la vérité, bien sûr, mais une élaboration d'idées en train de se mijoter, et ça, c'était sacrément passionnant.

Autre point, qui nous mène à la brèche ouverte sur ce que j'appellerai ici le retour du refoulé de Renaud Camus : le «Panorama» ne connaissait pas de vérité de toute éternité, tout y était sujet à exégèse, commentaire ou réinterprétation. Même Le Grand Meaulnes n'était pas sacré, même Le Petit Prince n'était pas idolâtré, c'est dire... Le débat, était constant et, pire, perpétuel. Pas d'élu donc, et surtout pas d'élite intangible, tout le contraire, en somme, des chevaux de bataille de Renaud Camus, l'apôtre des esthètes élus parmi les élus. Pour un esprit «non conventionnel» comme le sien, dont le temps semble avoir amolli larésistance, un tel rejet de l'éternité et du privilège peut porter à l'erreur de jugement.

En fait, rassurons-le, il n'y avait que des juifs irréductibles au «Panorama», d'ailleurs tous les gens qui passaient le seuil du studio devenaient juifs instantanément. Et qui sait, si d'aventure Renaud Camus avait porté en lui le désir d'être l'une des créatures apparaissant aux alentours de midi, la rage au ventre, pour débattre de livres et d'idées, peut-être serait-il devenu juif sans même s'en apercevoir... Voulait-il, au fait, lui, Renaud Camus, faire partie de l'équipe du «Panorama»? Une dernière petite remarque, un détail qui fera se retourner l'inspecteur Columbo, la main en visière et l'imperméable en bataille : le nom complet et authentique du «Panorama», c'était «Panorama culturel de la France». Sic.

Isabelle Rabineau

Isabelle Rabineau était animatrice et productrice de l'émission «Panorama culturel de la France».