[Monsieur,

Permettez-moi d'ajouter aux flots de réactions que provoque votre dernier ouvrage, le texte présenté ci-dessous. Faites en l'usage que vous jugerez bon (il mérite certainement la corbeille "littéraire). Songez seulement qu'il est écrit par un de vos lecteurs de toujours et qui vous admire, même s'il ne partage pas aujourd'hui certaines de vos convictions.

Fidèlement.

RémiPellet.]
 
 
 
 
 

Renaud Camus et la question juive
Par Rémi Pellet
 
 

L'écrivain Renaud Camus n'est pas antisémite, son fétichisme de l'origine s'apparente même beaucoup à celui qui est au coeur de la politique d'Israël. Paradoxe ? Moins qu'il n'y paraît.

Pour cet auteur, la France et l'Europe ont une identité historique ("quinze siècles"), chrétienne, même pour un laïc (l'intéressé n'est  pas croyant, semble-t-il). Dès lors, tout Juif, par culture, non par  "essence" (sa "race"), ne peut être jamais qu'un "naturalisé" : sa  formation religieuse, philosophique, psychologique, culturelle  donc en un mot, le tiendra toujours à distance d'une partie de la vérité de l'identité française, quand bien même son oeuvre le  placerait à l'"épicentre" de l'histoire intellectuelle et artistique de notre pays (Proust) et au coeur de son aristocratie sociale (au début du XIXème siècle, il y a encore confusion : l'aristocratie est l'épicentre ; aujourd'hui, il n'y a plus de centre ni de périphérie, seulement des niveaux de langages petits-bourgeois).

La différence originelle doit être entretenue : le Français d'origine chrétienne a un devoir d'hospitalité à l'égard du Juif qui a la beauté de l'Etranger (surtout pour celui qui a le goût de la lontanenza). Cependant la place de chacun au banquet de la Nation et de  l'Europe devrait être distincte : parmi les hôtes il faudrait entretenir la distinction (que la langue française refuse précisément : amphibologie du mot "hôte") entre l'"invitant" et les "invités", à condition que ces derniers aient le bongoût de se souvenir qu'il n'est pas poli de répondre en famille (en trop grand nombre) à l'invitation (surtout qu'il n'est pas certain qu'elle ait été lancée) et de prolonger excessivement leur séjour.

Dans le cas des Juifs, la  question du retour au pays est traitée implicitement. Ainsi, l'auteur s'interroge sur la tendance de certains journalistes juifs à transformer une émission de radio du service public en réunion communautaire, interrogation qui n'est pas criminelle, bien sûr. L'auteur proteste contre le fait qu'à cette même radio un débat surl'intégration ne se passe qu'entre Juifs naturalisés Français de fraîche date (semble-t-il). Cette réflexion n'est pas criminelle non plus, mais elle montre que les Juifs de France sont tenus pour d'éternels Etrangers (ils ne peuvent exprimer le point de vue de celui qui accueille, de celui qui est tout à fait Français) parce qu'ils expriment nécessairement un point de vue de Juif, quelle que soit leur  histoire personnelle et celle de  leur famille : leur vérité est religieuse, leur origine est ailleurs, ils sont de passage sur la terre, la Campagne de France.

Les Musulmans, c'est-à-dire, les deux qualités étant "historiquement" indissociables, les Arabes (distincts des "Français", eux aussi pour l'éternité), seront logés à la même enseigne (les journaux ne l'ont pas relevé : pourquoi ?). La France ne peut rester la France (elle sera une autre France, mais sans l'auteur, est-il annoncé), si la religion musulmane doit être  tenue pour "la  seconde religion de France". L'auteur est donc "naturellement" (c'est-à-dire culturellement, comme souvent) hostile à l'entrée de la Turquie au sein de l'Europe («parce qu'une Europe dont la Turquie ferait partie n'aurait plus de sens à (ses)  yeux, plus de sens profond»). L'Europe qui conserverait un sens historique devrait donc être, logiquement, un club d'Etats chrétiens.

En quoi ce raisonnement s'apparente-t-il à la croyance qui est au coeur de la politique d'Israël ? En cela que celle-ci est fondée  aussi sur un même "fétichisme" des origines religieuses : les Palestiniens ont le droit du sol que leur donne leur statut d'héritiers des Philistins. Il suffit de prendre la carte d'Israël aujourd'hui et celle du temps des patriarches, pour constater que les "territoires autonomes" épousent les contours des terres qui sont restées aux "peuples de la mer" après leur défaite devant David : Gaza, Jéricho et Hébron, qu'un couloir sous contrôle militaire réunira peut-être un jour. Peu importe que les Palestiniens, les Musulmans, aient été majoritaires en 1947 sur le territoire de l'actuel Israël : qu'ils retournent manu militari à leur territoire d'"origine".

Au lieu d'un Etat laïc, commun aux Juifs et aux Musulmans et aussi aux Chrétiens, s'est construit un Etat, démocratique certes (le pluralisme politique et la liberté sont réels, lorsqu'ils n'existent pas dans les Etats arabes voisins) mais religieux et colonial, avec quelques enclaves, sorte de bantoustans palestiniens.

Tandis qu'en réaction les organisations politiques arabes, laïques, laissent place à des partis musulmans, plus ou moins "intégristes".

Voilà à quoi mène le fétichisme des origines religieuses en politique.

Dès  lors, tenir la Turquie aux portes d'une Europe chrétienne, c'est favoriser la construction d'un Etat religieux musulman, en effaçant, comble de l'irresponsabilité, l'expérience historique (1923-1938) de la république laïque turque de Mustapha Kémal.

La philosophie politique de Renaud Camus n'est pas antisémite. Elle est seulement restée bloquée (le fétichisme est une fixation) sur une conception archaïque de l'histoire, à un moment de la spirale du temps historique. Quand à sa "morale", elle est, elle, paradoxalement progressiste : c'est en fait la sociologie de Bourdieu pratiquée par un esthète de la langue. Elle témoigne d'un courage, d'une intelligence aiguë qui sont une leçon de vie pour ses heureux lecteurs, depuis  plus de vingt ans. Et c'est grâce à cette leçon de clairvoyance que les lecteurs de Renaud Camus  peuvent distinguer dans son oeuvre le bon grain progressiste de  l'ivraie "régressive". Régressive donc (parce que fétichiste), mais insoupçonnable d'antisémitisme.
 

Rémi Pellet
universitaire.