Quel Renaud Camus ?
Par Paul Otchakovsky-Laurens
président des éditions P.O.L
 
 
 

A l'automne 1999 j'ai refusé de publier un livre de Renaud Camus, La Campagne de France, son journal de l'année 1994, parce que certains passages pouvaient y être perçus comme antisémites. En tout cas je les avais, moi, perçus comme tels. Il n'est pas très intéressant  de s'attarder ici sur les - mauvaises - conditions dans lesquelles eut lieu ma lecture. Il me suffira de préciser qu'elle fut rapide, partielle, partiale, et qu'à ce titre j'ai certainement commis une faute professionnelle, et amicale, sur laquelle je ne suis pas près de cesser de penser. La Campagne de France parut donc au printemps 2000 chez un de mes confrères. Aujourd'hui, je pense toujours que certaines formulations ambiguës auraient pu, auraient dû être évitées parce que susceptibles de donner  prise aux accusations qui s'en sont suivies et qui ont déclenché ce que l'on appelle désormais "l'affaire Renaud Camus". Mais je pense aussi, profondément, fermement, que Renaud Camus n'est pas antisémite, qu'il n'est pas raciste, que rien dans son oeuvre ne peut longtemps et  sérieusement le faire penser, que cette oeuvre dans son déploiement et sa richesse, dans son ouverture aux autres et au monde prouve sans cesse le contraire. Encore faut-il se donner la peine de la lire.
Du sens, que je viens de publier, en offre l'occasion. Ce livre relève d'un projet antérieur à "l'affaire" et qui la dépasse de toutes parts, son titre l'indique assez, mais il ne l'évite sur aucun point et la traite amplement. Comme d'autres lecteurs, beaucoup d'autres lecteurs semble-t-il, il m'a définitivement convaincu. Cela n'a pas été le cas de Patrick Kéchichian (Le Monde daté du 15 juin 2002). Je voudrais ici lui répondre.

Et d'abord sur ceci qui court tout au long de son article avec des expressions telles que «traitement argumentatif de type océanique», «gros livre», «effort déployé sur des centaines et des centaines de pages», pour le moins décourageantes. Même si quelques voix, et pas des moindres, commencent à s'élever pour s'étonner d'une telle aberration, Renaud Camus a été l'objet, est toujours ici ou là l'objet, de la plus grave des accusations qui soit, celle qui vous met justement au ban de l'humanité. Entre cent et deux cents articles sont parus à charge, bien peu en défense, il a été insulté et condamné dans de nombreuses émissions de radio et de télévision, son nom lorsqu'il est à présent cité est presque toujours associé à l'infamie - et l'on voudrait qu'il fît court? Autant lui intimer l'ordre de se taire. Et qu'il ne s'inquiète pas, ou plutôt si, on parlera pour lui, on lui fera tenir des propos qu'il n'a jamais tenus mais que l'on ornera de guillemets... Qu'il veuille dans ces conditions se défendre me paraît tout de même légitime, et la moindre des choses qu'il le fasse de manière argumentée, développée. J'ajouterai, à titre personnel, que Du sens aurait pu avoir quelques centaines de pages de plus, je ne m'en serais pas plaint, non que ma conviction en ait besoin pour s'établir davantage, mais pour ce plaisir que dispensent une pensée et une phrase si rythmées, d'une si prodigue et fluide complexité.
 

Mais le plus étrange dans l'article de Patrick Kéchichian, à l'instar d'ailleurs de celui d'Alain Salles paru dans Le Monde daté du vendredi 24 mai, c'est qu'il ne révèle rien de ce que dit Du sens. Cette argumentation, on nous assure qu'elle est «océanique», mais que contient donc l'océan ? Dans un temps où il est habituel de déplorer le silence des intellectuels (et spécialement de cette espèce bien particulière d'"intellectuels" que sont les écrivains), voici un livre de bout en bout littéraire qui débat au plus près des questions fondamentales de  notre société : Patrick Kéchichian parvient en trois colonnes à n'en pas dire un mot.
 

Concernant "l'affaire", Renaud Camus s'attache à expliciter ses propos contestés, et pour cela il se cite, se commente et même s'il le fait sans la moindre complaisance c'est au risque d'encourir le reproche, et ça ne rate pas, d'autoréférence (il faudra nous expliquer comment procéder autrement). Peut-on avancer qu'il est convaincant? Peut-on dire que ses explications sont pour le coup dénuées d'ambiguïté? Et serait-ce donc la raison pour laquelle on se garde de les évoquer, celle pour laquelle, à l'exception du Monde, mais en quels termes, la presse n'en rend pas compte? Il est vrai qu'il n'est pas facile de reconnaître que l'on s'est trompé, surtout en ces domaines de très grande responsabilité, j'en sais quelque chose.
 

Renaud Camus démontre aussi à quel point sa pensée a été déformée, caricaturée au moyen notamment de citations tronquées ou carrément modifiées. Que valent les défenseurs des plus justes principes s'ils falsifient les pièces comme de petits escrocs? Et quel dommage ne causent-ils pas aux valeurs qu'ils défendent si mal? Je ne pense pas, ni Renaud Camus je crois, qui en fait au contraire grand usage, que «tout travail de citation est fatalement un travail de tronquage, d'imposture et de mensonge» -  d'ailleurs en même temps que Du sens paraît Est-ce que tu me souviens ? qui n'est composé que de citations, mais dont, bien évidemment il n'est nulle part question : ça ne cadre pas avec l'image que l'on veut donner ! -  mais il me semble, comme à lui, normal que soient dénoncés, quand il y a lieu, le tronquage, l'imposture, et le mensonge. Et Dieu sait qu'il y a lieu, ici, qu'il y a grand lieu, c'est très édifiant, c'est même terrifiant. Et comme lui toujours, je pense qu'une accusation aussi grave que celle dont il a fait l'objet doit au moins être vérifiée, confirmée par un examen un peu plus approfondi que celui auquel il a été procédé. Chaque livre ajoute à l'oeuvre mais l'oeuvre ensuite répond de chaque livre. Il est bien dommage que si peu de critiques aient systématiquement suivi la constitution progressive, au long des vingt-sept dernières années de celle de Renaud Camus, alors qu'elle s'avère, en plus, majeure dans notre littérature contemporaine.
 

Et sans aller jusqu'à la connaissance exhaustive de l'oeuvre d'un écrivain dont on analyse un livre - encore que... -, on peut tout de même revendiquer, avec Emmanuel Carrère, dans Le Figaro du 5 juin, qu'une phrase soit au moins «lue à l'intérieur d'un paragraphe, un paragraphe à l'intérieur d'une page, une page à l'intérieur d'un livre», revendication dont la satisfaction ne serait pas réservée exclusivement à  Renaud Camus, comme l'indique faussement Patrick Kéchichian, mais à celle de tous les écrivains. Une oeuvre littéraire n'est pas un journal quotidien, elle ne supporte pas le feuilletage - ou alors il s'agit d'une pratique qui ne ressortit pas à la critique littéraire.
 

Comment Patrick Kéchichian peut-il écrire, sans en même temps montrer la grande méconnaissance qu'il en a : «Ils ne sont, après tout, ces écrits, que l'expression infiniment tortueuse d'un esprit que sa conception de la littérature voue au solipsisme, à l'autoréférence perpétuelle et à l'entretien infini avec un seul, un unique interlocuteur : lui-même»? Faut-il rappeler que Renaud Camus est à ce jour l'auteur de cinquante-trois livres parmi lesquels les journaux intimes - et comment ne pas parler de soi, un peu, dans un journal intime? - représentent treize volumes, ce qui n'est pas le principal de l'oeuvre, on en conviendra?... Pour le reste, ce sont des romans, des essais, des méditations géographiques, des élégies, des livres totalement inclassables, et Du sens, donc, dans lesquels le cosmopolitisme, l'amour de l'altérité, la passion des oeuvres, la curiosité, le bonheur de découvrir et de risquer nourrissent une littérature d'une ampleur si généreuse que l'on se demande si le Renaud Camus dont parle la presse est bien celui dont on a lu les livres.
 

Et pourquoi Patrick Kéchichian écrit-il : «Il y a juste, dans ses pages comme dans la revendication esthétique et morale qui les porte, une légère entorse, un hiatus presque invisible, une demande sans cesse renouvelée, au nom de l'art et de l'éthique, d'une levée discrète de l'interdit qui frappe, oui banalement, presque vulgairement, le racisme et l'antisémitisme»? Cette accusation est d'une gravité infinie. Où a-t-il été la chercher ? Curieusement, aucune citation ne vient l'appuyer. Je mets quiconque au défi de prouver une telle assertion qui est à l'opposé exact de tout ce que pense Renaud Camus. Est-ce l'écrivain, est-ce l'homme que fustige Patrick Kéchichian qui aurait pu écrire ceci : «Si la poésie est inadmissible ou  put paraître telle, après les camps de la mort, c'est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C'est que toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut aussi leur idée et aussi leur beauté. C'est qu'ils ont interprété mieux que quiconque non seulement Wagner ou Richard Strauss, mais aussi Mozart et Schubert. C'est qu'ils ont porté aux nues non seulement Nietzsche ou Carl Schmitt mais Rilke, et Goethe lui-même, et jusqu'à Hölderlin. C'est que notre humanité - voici l'inhabitable, pour la pensée, et ce qui la rend impensable - est la même que la leur. C'est que les gardiens des camps étaient d'excellents pères de famille, de parfaits camarades, des maris comme les autres : Boltanski nous les montre à la taverne, ou bien en famille, tout souriants près de l'arbre de Noël, le petit dernier dans les bras. C'est que le sens a construit les camps, aligné vers eux les voies ferrées, trouvé la formule meurtrière des gaz, justifié l'injustifiable, et pendant ce temps composé des poèmes, écrit des opéras, organisé des expositions d'art. C'est que tout sens est compromis, que toute image est souillée, que toute beauté est salie, que tout être a honte de se montrer» (Discours de Flaran, P.O.L, 1997)?
 
 

Mais il est vrai qu'à lire Renaud Camus, beaucoup, affectés d'un acouphène d'un genre nouveau, croient «entendre autre chose» comme il m'a été dit par l'un de mes proches. Sans doute parce qu'il explore des zones où le sens est si massivement - et justement - figé que l'approche elle-même fonctionne comme un rappel douloureux, insupportable. Sans doute parce qu'il va en effet voir au plus près si la "bête immonde" ne se tapit pas en lui, à son insu, et qu'il cherche à la débusquer, y compris dans les détails les plus anodins. Sans doute parce qu'il va là où il est interdit d'aller mais, comme tout artiste, son devoir est précisément d'y aller. Ne vous méprenez pas sur ce qu'il en rapporte ! Ne vous trompez pas d'ennemi!

Paul Otchakovsky-Laurens