A propos de l'affaire Renaud Camus, où l'émotion, voire l'irrationnel, risque de l'emporter sur la considération exacte des faits et sur la raison, je voudrais dire trois choses indissociables : 1) je suis en profond désaccord avec les propos tenus par l'auteur de La Campagne de France sur l'émission Panorama en 1994 et sur ceux qui ont ou non pas vocation à être les porte-parole d'une culture; 2) mais je pense que, quitte à attaquer ses propos, il faut les citer complètement et dans leur contexte; 3) auquel cas on devra convenir qu'ils ne relèvent que très peu, voire pas du tout, des terribles chefs d'accusation qu'on a brandis à leur encontre. Reprenons.

Camus était libre de penser ce qu'il voulait de Panorama (personnellement je pense qu'elle a été, notamment sous la direction de Michel Bydlowski, une des meilleures émissions de France Culture, vivante, ouverte à tous les sujets et donnant une vraie chance à une kyrielle d'auteurs généralement ignorés des médias). Mais s'il n'était pas d'accord avec les opinions qui s'y exprimaient, alors il devait décrire et discuter ces opinions. Insinuer, en revanche, qu'elles étaient déterminées a priori par telle ou telle caractéristique de ceux qui les professaient - l'origine ethnique, en l'occurrence, indiquée par le nom - non seulement rappelait les réflexes détestables d'une des périodes les plus hideuses de notre histoire, mais était à la fois contraire au bon sens et aux faits. Si, en effet, les opinions des critiques de cette émission avaient été mécaniquement déterminées par leur origine (origine qu'il estimait quasi uniforme), alors on aurait dû n'entendre à Panorama qu'un son de voix. Or ce que les auditeurs même occasionnels ont eu mainte fois l'occasion de constater, c'est que, loin d'être monolithique, cette émission frappait au contraire par les désaccords parfois violents qui opposaient certains de ses participants réguliers, aussi rituellement, aurait-on dit, que, jadis, au Masque et la Plume, Jean-Louis Bory et Georges Charensol.

Quant à la conception de la culture qui s'exprime page 329 du livre, à savoir que, seuls, des gens installés dans un pays depuis plus de deux générations sont aptes à exprimer sa culture, elle est proprement sidérante. Elle semble reposer, comme feu la théorie lamarckienne de l'évolution des espèces, sur l'hypothèse de l'hérédité des caractères acquis. Surtout, elle fait comme si les Français n'avaient pas fait la Révolution et n'avaient hautement proclamé, contre les dynasties et les privilèges, l'égale dignité des individus et leur égale aptitude à assumer directement et personnellement la totalité de l'héritage collectif.

Cela étant dit, cette conception "conservatrice" ou "cratyliste", comme dit Camus lui-même (ou maurrassienne", comme dit Alain Finkielkraut), souvent esquissée du reste dans des livres précédents, ne récuse pas seulement les Juifs trop récents, mais aussi bien les musulmans, les Noirs, le prolétariat, la "campagne", les petits-bourgeois (qui, explique-t-il en 1985 dans Notes sur les manières du temps, peuvent se trouver aussi au Jockey Club ou à Billancourt), bref quasiment tout le monde! (Elle implique inversement, comme on le voit dans le Journal de 1991, qu'un Français ne peut "prétendre devenir italien, ou espagnol"...)

Dans ces conditions, peut-on dire que Renaud Camus est antisémite? Oui, si l'on se rallie à la conception passablement hyperbolique de Stéphane Zagdanski qui soutient, dans son Pauvre  de Gaulle, qu'en France à peu près tout le monde l'est, y compris une partie des Juifs eux-mêmes. Non, si l'on en croit ses proches et si on lit les pages (jamais citées dans la presse) où il s'en défend vigoureusement. Il est cependant difficile de nier que les trois passages incriminés le soient, au moins en partie. Encore faut-il comparer ce qui est comparable, et voir que les choses n'ont pas le même sens dans la France d'aujourd'hui et dans celle de 1943 ou même de 1935 ou 1900. S'interroger, même perversement, sur la composition d'une émission littéraire en 1994 n'a pas grand-chose à voir avec les injures dont les torchons antidreyfusards abreuvaient Dreyfus ou celles, encore plus ignobles s'il est possible, dont Maurras accablait Léon Blum peu avant le Front populaire, qui étaient alors puissamment relayées, incitatrices d'actes violents et criminels. Il est difficile d'y voir une "incitation à la haine raciale", ni du "révisionnisme" (abomination idéologique dont Camus s'est explicitement démarqué), encore moins «la thèse, sans cesse reprise par l'extrême droite, du complot mondialiste et de l'internationale juive», comme a déclaré le MRAP qui a bel et bien inventé ces expressions : elles ne figurent à aucun moment dans le livre, ni littéralement ni quant au sens.

En vérité, solitaire et peu médiatique, auteur d'un livre que personne ne peut plus lire, incapable d'obtenir le droit de s'expliquer dans la plupart des journaux où il est attaqué, lâché par son propre éditeur et par quasiment toute la classe intellectuelle (qui semble peu s'émouvoir du précédent constitué par la disparition d'un livre sans le moindre procès), Renaud Camus ne donne pas l'impression de constituer un grand danger pour la démocratie. L'important écrivain qu'il est a même eu droit au coup de pied de l'âne, de la part d'un jeune agrégé de lettres qui s'est récemment cru permis, en le tutoyant comme on fait dans les interrogatoires, de lui donner des conseils littéraires d'une insultante commisération.

En 1940 ou 1942 - puisque c'est la référence implicite dans les affaires de ce genre -, quelque chose me dit que Camus n'aurait pas pu être du côté des persécuteurs.
 

Dominique Noguez