Ce sens qui vous prend par surprise. Ecriture du moi et antisémitisme : le retour de Renaud Camus.

Par Joseph Hanimann
(traduction de Benoît Pivert)

Il y a deux ans, l'écrivain français Renaud Camus provoquait une crise de nerfs dans l'intelligentsia française. Etre étranger ? interroge l'auteur dans le dernier volume de sa monumentale entreprise monomaniaque de réflexion diaristique sur soi entamée il y a quinze ans et poursuivie à travers douze volumes. Oui, il craint fort que les musulmans présents sur le sol français ne se sentent toujours un peu étrangers... ou plus exactement, il l'espère. Car au sens profond du terme, ce ne sont pas des Français ! Renaud Camus s'était déjà étonné de ce que, dans les programmes de France Culture, le nombre de collaborateurs juifs et de sujets ayant trait au judaïsme fût d'une importance disproportionnée. Au fond, la composante juive de la culture française n'était-elle pas minoritaire et d'origine récente ? L'indignation des critiques se fit attendre car manifestement aucun n'avait pris la peine de lire attentivement un pavé tel que La Campagne de France. Toutefois, lorsqu'il se fit entendre, le tollé n'en fut que plus véhément.

Antisémitisme de bas étage, racisme, révisionnisme, Céline de seconde zone, tels étaient les reproches. D'aucuns lancèrent un appel afin que l'ouvrage fût interdit. Non, répliqua Bernard-Henri Lévy qui considérait que l'on ne pouvait pas purement et simplement interdire ce genre de prose. Dans une déclaration publique, J. Derrida, C. Lanzmann et Ph. Sollers qualifièrent de "criminels" les points de vue défendus par Renaud Camus. Dans un contre-appel, Pierre Bergé, Frédéric Mitterrand ou l'actuel ministre de la culture, J.J. Aillagon, apportèrent, malgré un bon nombre de réserves, leur protection à l'écrivain. "L'affaire Renaud Camus" inspira au journaliste Antoine Spire un livre virulent contre "l'obsession des origines". D'autres tels Alain Finkielkraut s'efforcèrent de porter un jugement un peu plus nuancé. Finalement les éditions Fayard retirèrent le livre - POL, l'éditeur habituel, l'avait refusé - et elles le ressortirent avec quelques coupures en juin, l'année passée. (Frankfurter Allgemeine Zeitung du 10 juillet 2001).

Renaud Camus lui-même - qui n'a rien à voir avec son célèbre homonyme - se tut. Plus exactement, il écrivit. Il tint son journal. C'est ce pour quoi ce globe-trotter et esthète né en 1946 est le plus doué, lui qui depuis Tricks paru en 1979 met volontiers en scène les sentiments que lui inspire son homosexualité. Dans un ouvrage intitulé tout simplement Du sens, il vient maintenant de présenter - chez  son éditeur habituel - en  cinq cent cinquante pages et avec une précision toute monomaniaque son propre travail sur  "l'affaire Renaud Camus". Au-delà de l'impressionnant matériau argumentaire, cet ouvrage donne un aperçu  poétologique du  projet littéraire original de cet écrivain. Au moment où la polémique faisait rage, il est une chose qu'avaient admise même les adversaires les plus virulents de Renaud Camus, à savoir que le nostalgique de la France aux allures de dandy n'était lui-même ni raciste ni antisémite. Son dessein est, en effet, avant tout, à travers une démarche d'introspection radicale, de  suivre les moindres mouvements à l'intérieur de son propre moi, comme il le note lui-même dans Du sens.

Ce cogito en forme d'examen des abysses de la conscience qui rappelle à l'occasion la méthode des méditations cartésiennes implique un registre de sens qui lui est propre. Camus n'a eu de cesse de répéter qu'une remarque faite dans un journal n'avait pas, pour ce qui est du sens, le même statut que la thèse énoncée dans un essai. Dans le champ diaristique, ce n'est pas tant le sujet écrivant qui traque le sens de façon ciblée que le sens qui s'abat lui sans crier gare, note-t-il aujourd'hui. Il va de soi que le scripteur est responsable de ce qui ressort de ses écrits, toutefois non pas en tant qu'auteur des thèses énoncées mais en tant que témoin qui partage sa responsabilité avec le lecteur, son second témoin. Si au fil de l'écriture on découvre en soi des tendances pédophiles - ce qui, nous dit Camus, n'est pas son cas - la dissimulation n'est pas une solution, en revanche tous les efforts doivent tendre à empêcher le passage à l'acte. L'expression de son désir que les étrangers restent étrangers en France n'est, selon l'auteur, pas plus choquante. Au contraire, sa formulation ouvre la voie à une meilleure compréhension et peut même aller jusqu'à éclairer des "zones d'ombre" à l'intérieur de soi. C'est ainsi que l'écriture se transforme en polyphonie complexe de voix fugaces qui se répondent en ne se heurtant que rarement aux limites de l'apodictique. Avec le recul, il n'y a, au fond, qu'une seule expression que Camus souhaiterait retirer, c'est celle de "race juive".

Cette intrépidité dans l'introspection littéraire a quelque chose de stimulant lorsque, à rebours des repères idéologiques de l'esprit du temps, elle réhabilite des thèmes comme le statut durable d'étranger, l'hospitalité, la priorité du sentiment national sur la nationalité, et qu'elle tempère l'euphorie du métissage et du multiculturel. Quand la simple dénomination d'"étranger" - étranger à un lieu ou à un pays - fait presque figure d'insulte, il n'est plus un lieu où il lui soit encore possible de se sentir étranger, note Camus dans Du sens. Or un monde où l'on serait partout chez soi constitue à ses yeux une abomination. C'est ainsi que le désir d'une littérature qui porte en elle toute la mémoire du sol qui l'a nourrie, de ses paysages et de ses cieux - littérature que l'auteur affirme trouver plus volontiers chez un Gaston Bachelard que chez des nationalistes exaltés comme Barrès ou Maurras - se transforme vite en errements interminables dans le maquis du sens et de ses connotations : que peut-on dire des juifs, des Arabes et de soi sans avoir dans le même temps à l'esprit l'innommable?

C'est là que réside le problème de tout un pan de la littérature intimiste de l'ego qui après Paul Léautaud, Marcel Jouhandeau et Julien Green célèbre manifestement en France une renaissance. Elle constitue l'écho tardif de cette littérature en forme de miroir de l'ego qui, entre autobiographie et "autofiction", a derrière elle en France une longue tradition qui conduit de Montaigne en passant par Rousseau et Flaubert à Proust et Michel Leiris. C'est dans l'oeuvre de Serge Doubrovsky, Fils (1977), que l'on peut voir la dernière expression en date de cette autofiction littéraire comme vient de le montrer Jean-Maurice de Montremy  dans le numéro thématique du Magazine littéraire paru en mai et intitulé "Les écritures du moi".  Le moi devient le principal matériau d'un genre qui mêle ingrédients fictionnels et documentaires. Dans ces circonstances, comme le remarquait il y a peu le critique Dominique Noguez, il n'est pas étonnant que les procès s'accumulent (Houellebecq, Mathieu Lindon, Marc Weitzman). Cependant, Du sens, l'ouvrage dans lequel Camus vient aujourd'hui se justifier, a suscité beaucoup moins de critiques que La Campagne de France à l'époque.

Tandis qu'à sa lecture les amis de l'écrivain tels Emmanuel Carrère regrettent de plus belle qu'il y a deux ans la critique ait été supplantée par un journalisme à l'emporte-pièce, les critiques de jadis, eux, s'efforcent de se livrer à l'autocritique de rigueur. Mais une chose est indéniable et le critique du Monde l'a bien vue. Quand la littérature s'engage avec des nuances subjectives sur un terrain miné et cherche ensuite à se justifier en nuançant à l'infini, le sens et ses connotations se voient noyés dans un fatras de nuances et contre-nuances. Et l'auteur pourra toujours se tirer d'affaire en disant qu'on ne l'a pas bien lu...

Dans Du sens, Camus écrit avoir souvent rêvé d'un livre composé exclusivement au conditionnel dans lequel le sens ne ferait plus que scintiller dans le jeu infini des possibilités, ailleurs il s'enflamme pour "la révolution sémantique" de l'hypertexte électronique dans lequel les significations peuvent varier à l'infini selon les impératifs du moment. Plus que de conditionnel et d'hypertextes, nous avons aujourd'hui besoin d'une littérature - pour ne pas dire d'oeuvres - rédigée à l'indicatif le plus limpide - un genre qui dépasse de loin les possibilités de la nouvelle littérature de l'ego dans sa version fictionnelle ou diaristique.

Joseph Hanimann
Traduction de Benoît Pivert