«L'esprit réduit à l'état de gramophone»
Entretien avec Alain Finkielkraut,
Propos recueillis parAlexis Lacroix
 

Intellectuel critique et engagé, disciple de Lévinas et grand lecteur de Hannah Arendt, Alain Finkielkraut, qui a signé récemment trois ouvrages de réflexion sur le vingtième siècle (L'Humanité perdue, Seuil, 1996 ; L'Ingratitude, Gallimard 1999 et Une voix vient de l'autre rive, Gallimard 2000), s'inquiète de la résurgence de l'esprit de radicalité, qui rend de plus en plus difficile la discussion publique. Le philosophe propose dans les lignes qui suivent une lecture originale de la modernité et se demande, à l'exemple d'Orwell, si le triomphe du regard exclusivement moral sur les affaires humaines ne constitue pas, paradoxalement, une défaite de la pensée.
 
 
 

LE FIGARO :  Le paysage intellectuel demeure-t-il en France un havre de liberté ?

Alain FINKIELKRAUT : J'ai cru qu'avec la fin du communisme, les intellectuels allaient redécouvrir la politique et, avec elle, la diversité troublante du monde humain. Je dois, à présent, déchanter quelque peu. En guise de politique, beaucoup d'intellectuels continuent à déployer une vision morale et dichotomique du monde. Ils ne voient à l'oeuvre dans la réalité que deux forces ennemies : ils placent la dimension publique de l'existence sous le signe du "ou bien, ou bien" et, comme le dit Vincent Descombes dans Philosophie par gros temps, ils font appel au scénario légendaire de l'affaire Dreyfus pour penser tous les conflits. Ils ne leur est pas moins difficile qu'aux adolescents d'accepter les demi-teintes et les complexités de l'existence. Devant le spectacle persistant de cette allergie à l'ambiguïté, il m'arrive de me demander si la posture de l'intellectuel  n'est pas une adolescence prolongée au-delà du raisonnable.

 Voulez-vous dire qu'en guise de pensée politique il n'existe plus qu'un moralisme angélique ?

Les défenseurs des sociétés libérales et leurs adversaires recourent aujourd'hui au même idiome, qui est l'idiome des droits de l'homme. C'est au nom des droits de l'homme qu'on célèbre la démocratie, et c'est au nom des droits de l'homme qu'on la condamne. Les uns et les autres se sont retrouvés, dans l'affaire Renaud Camus, pour combattre ensemble un fascisme et un racisme largement imaginaire. D'un écrivain isolé, interdit de parole, ils ont fait le porte-parole de l'idéologie régnante, et c'est ainsi que, par la magie de leur verbe indigné, le "tous contre un" a été transmué en "seul contre tous", et la chasse en meute en résistance à l'éternel pétainisme français.

Comment cette "chasse en meute" peut-elle passer selon vous, pour la défense des droits de l'homme ?

Depuis 1968, nous vivons sous le régime du "Je sais bien, mais quand même". Je sais bien qu'il n'y a pas de danger fasciste ; je sais bien que l'antisémitisme régresse dans notre pays, mais quand même il est si doux de croire le contraire, mais quand même il est gratifiant et exquis de fuir dans la simplicité héroïque d'un affrontement binaire le clair-obscur et le caractère problématique de la vie réelle. Ce paradoxe du "Je sais bien mais quand même" conduit la vigilance à faire exister par tous les moyens cela même qu'elle fait profession de vouloir anéantir.

En quoi exactement ?

Il y a un étrange besoin d'ennemi absolu dans la politique intellectuelle.

Manquons-nous d'ennemis réels, ce qui explique l'attention avec laquelle on les recherche ?

Je définis en ces termes le défi de l'après-communisme. Primo : s'arracher à l'hypnose du chiffre deux, c'est-à-dire tenir compte de la pluralité comme de la condition même de la politique. Secundo, penser l'événement, c'est-à-dire savoir, comme nous l'indiquait Paul Valéry, que "le présent, c'est ce qui ne s'est jamais présenté", autrement dit être disponible à l'imprévu. Tertio : rompre avec le robespierrisme, dénouer le lien funeste de la pensée critique et de la paranoïa. Il ne s'agit pas de sacrifier la radicalité au consensus, mais de mettre en oeuvre une radicalité exigeante qui soit autre chose que la radicalité des méchants.

Avec le recul, quel regard portez-vous sur la condamnation des propos impardonnables de Renaud  Camus ?

Je conçois d'autant mieux que l'on ait été blessé par certaines phrases de la Campagne de France que je l'ai été moi-même. J'en veux encore à Renaud Camus d'avoir pu, même un instant , penser que le fait d'avoir eu une enfance méritante du côté de la Bastille, au sein d'une famille juive "ardemment stalinienne", ne préparait pas à une intimité prononcée avec la société décrite par Proust. Je crois même que c'est le contraire. La politique contre la culture relevant de la "graphosphère", comme dit Régis Debray, il faudrait tenir le raisonnement rigoureusement inverse. Cela dit, je constate que non seulement l'intelligentsia se refuse à sortir des schémas de l'affaire Dreyfus, mais que ses membres sont aussi de très mauvais dreyfusards.
 

Dans leur hâte à jeter l'anathème sur cet homme et cette oeuvre, ils ont fait fi de tout scrupule. Ils ont piétiné les nuances. Ils n'ont pas voulu entendre sa défense. Ils n'ont pas lu la phrase qui venait tout de suite après cette considération inadmissible, mais qui la contredisait, car, en écrivant que la campagne française ne préparait pas davantage à Proust que le faubourg Saint-Antoine, Renaud Camus récusait sa première hypothèse.

Le fait qu'il ait  affirmé qu'une éducation au faubourg Saint-Antoine enlève la faculté de comprendre  Proust, n'est-ce pas malgré tout la preuve qu'il est barrésien ?

Ce qui m'a fait passer de l'offense à la défense de Renaud Camus, c'est l'excitation des justiciers, la fureur moutonnière et jubilatoire avec laquelle on a voulu lui appliquer des épithètes définitives. Et c'est, plus encore, l'ignorance de la plupart des pétitionnaires ; personne ne l'avait lu, personne n'en avait honte. Quand, dans un second temps, on s'est plongé dans son oeuvre, c'était à seule fin de le criminaliser davantage. Or, lisez Éloge du paraître, Renaud Camus est un des très rares écrivains qui sachent arracher à l'esprit du temps la vérité de notre temps.

La vigilance aurait eu raison des scrupules de lecture ?

Si, chez les vigilants, la tristesse avait accompagné la colère et s'ils avaient eu, en le condamnant le sentiment de perdre quelqu'un, alors j'aurais compris. Mais non ! Ils étaient trop contents de repartir en guerre contre l'impérissable France moisie. Il ne m'a jamais été donné de subir, ni d'avoir à combattre le lynchage des juifs. En revanche, ce n'est pas la première fois que je me sens obligé, parce que juif, de prendre publiquement parti contre le lynchage ou l'assassinat moral perpétré, le coeur léger et la conscience tranquille au nom des juifs.

Peut-on imputer l'ostracisme de Renaud Camus à la résurgence d'une pensée binaire ?

Hitler nous l'a appris : il n'y a pas d'antisémitisme bénin ou innocent. Mais il n'est pas non plus innocent de jouer à se faire peur. Il n'est pas innocent d'affirmer, à propos d'un écrivain qui se dit français par l'appel du 18 juin, que l'antijudaïsme déferle sur la France et que Vichy revient. Ce passé exige autre chose de nous que la conjuration fantasmatique de l'abîme qui nous en sépare. On défend les juifs aujourd'hui mais qui est ce "on" ? Tout au long de cette pénible affaire, j'ai pensé à Orwell qui écrivait à la fin des années 40 : «D'après tout ce que je sais, il se peut que, lorsque ce livre (La Ferme des animaux) sera publié, mon jugement sur l'union soviétique ne soit devenu l'opinion généralement admise. Mais à quoi cela servira-t-il ? Le remplacement d'une orthodoxie par une autre n'est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone, et cela reste vrai, que l'on soit d'accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment.»

La victoire sue le totalitarisme aurait-elle réduit l'esprit à l'état de gramophone ?

Non, mais l'esprit réduit à l'état de gramophone, ce sont les jeunes tout à la fois ardemment et mécaniquement antiracistes. Ils ne disent plus seulement "le racisme, c'est le mal", ils disent "le mal, c'est le racisme". Ainsi, sont-ils totalement insensibles aux autres formes de barbarie, quand ils ne sont pas purement et simplement attirés par elles.

C'est-à-dire ?

J'ai appris que le site inernet de Baise-moi avait reçu plusieurs millions de visiteurs. Or, que fait Virginie Despentes sinon conférer l'auréole de la rébellion à deux paumés qui tuent tous ceux qu'elles rencontrent sauf les beurs ?

Le vingtième siècle a été la rencontre du racisme et de la technique meurtrière. N'est-il donc pas  salubre que l'antiracisme soit devenu un des fondements de la vie publique ?

L'antiracisme est le premier impératif  de la démocratie. Il y a cependant quelque chose d'inquiétant à voir toutes nos capacités d'indignation réduite à la seule question du racisme. Et n'oublions pas que le vingtième siècle est celui de toutes les extases juvéniles.

Lévinas dit en substance que le mal advient chaque fois que l'autre n'est plus un souci pour moi...

Oui bien sûr, mais qui est l'Autre ? Si nous étions deux, tout serait simple. La morale serait infiniment exigeante, mais elle serait sans problème. Seulement voilà, d'emblée, il y a le tiers. Dans une banlieue difficile comme on dit, qui est le prochain ? Le jeune des cités ou l'adulte? L'incendiaire ou le pompier ? La pluralité, rappelle Lévinas, nous fait vivre dans un monde problématique. L'attitude aujourd'hui dominante - qui a pris le visage de l'antiracisme - consiste à remplacer l'identification des problèmes par la désignation des ennemis ou des salauds. Il faut retrouver le sens des problèmes et juger ou agir sans pour autant céder au désir de simplification.

Pour maints observateurs, la République est menacée par ces minorités identitaires. Leurs revendications sont-elles un danger ou un désir légitime de réparation ?

Je suis inquiet devant l'irruption des identités ethniques ou sexuelles dans l'espace public parce qu'elles mettent l'unité de la nation, mais aussi le pluralisme en péril. Il est fallacieux d'opposer la multiplicité des modes d'être à la raideur de la République une et indivisible. Quand l'espace public est occupé par milles opinons, on peut se disputer et parfois s'entendre. On peut changer d'avis, mais peut-on changer d'identité ?

Peut-être l'unité française finira-t-elle par éclater - et je le regretterai. Mais, d'ores et déjà, je constate la destitution progressive du pluralisme politique par le dogmatisme des identités. Par définition, l'identité est intraitable. Elle n'a rien d'autre à proclamer que son être. Elle est à prendre ou à laisser - et celui qui la rejette est coupable. L'émergence et la prolifération de mots qui se terminent par "phobie" atteste que l'identité ne connaît pas d'adversaire légitime, mais seulement des racismes à abattre.

Y a-t-il un lien entre le réveil de la violence et la promotion des identités?

Laissé à sa logique implacable, l'identité reproduit l'exclusion à l'intérieur d'elle-même. Si tous les adversaires du processus de Matignon sont corsophobes, tous les Corses jacobins sont des traîtres. Si tous les adversaires du Pacs sont homophobes, tous les homosexuels non militants sont des renégats qu'il est légitime de persécuter et de mettre au ban de la communauté gay. Paradoxe suprême : dans la société multiculturelle qui se dessine, c'est au nom du respect de la pluralité que la violence est en train de nier la conversation.

Le cauchemar du vingtième siècle aurait survécu à la dénonciation du système totalitaire ?

Le mal a plusieurs visage et peut-être n'est-il jamais aussi inquiétant que lorsqu'il revêt le masque du Bien.
 

La violence qui s'autorise de l'oppression que subissent ceux qui y recourent, n'est-ce pas ce dont les juifs  ont fait l'épreuve au cours de ce "siècle-brute" ?
 

A coup sûr, toutefois ce qui est inédit et particulièrement dégoûtant dans la situation actuelle, c'est la propension des monstres à se chercher une cause juive : tels les nationalistes grand-serbes lorsqu'ils envahissaient la Croatie. Cela demande de nous un engagement qui n'était pas inscrit au programme. Mais le réel, c'est sa définition, n'est jamais au programme.

Des livres paraissent qui sanctifient la violence légitime. Est-ce un révélateur de l'état de la scène actuelle ?

Lévinas dit : "Avant le Cogito, il y a bonjour." Il donne ainsi un fondement ontologique à la politesse. Or voici maintenant qu'on célèbre l'affirmation frénétique du moi et le sacrifice des bonnes manières à ses pulsions les plus brutales, comme en témoigne entre autre l'exemple de Christine Angot. Mufle donc authentique, sans égard donc vrai : telle est la morale dont s'enchante l'époque, par ailleurs toute confite en vigilance. Ainsi entrons-nous par les voies de la littérature, dans le monde de l'après-littérature. Mais c'est une autre histoire.

Entrons-nous dans l'époque de la barbarie à visage angélique ?

Étrange époque en tout cas qui se délecte de voir bafouer les formes et qui ne sait plus vraiment faire la différence entre la liberté et la goujaterie. Le dernier mot revient à la publicité Nike : "Do it !" Sprite : "N'écoute que toi" Sade, (le film) : "Écoutez vos instincts".