L'ECOLE DES BOUFFONS
Par Didier Pesson
 
 
 
 
 

Prince des ténèbres de la littérature belge, Michel de Ghelderode introduit l'oeuvre à laquelle est empruntée le titre du présent article par la description d'un environnement lugubre, décrépit, peuplé de créatures difformes au sourire édenté et au verbe malsain. Ce type de décor, leitmotiv de ce grand auteur, convient parfaitement à la farce sinistre dont les infinies prolongations nous sont imposées par la direction de notre Grand théâtre médiatique. La distribution la plus prestigieuse qui soit n'amoindrit nullement l'ennui - qui précède l'écoeurement du public, contraint d'assister tous les soirs à ce spectacle pathétique. Au contraire, passé l'amusement de ne voir que des têtes connues, on se retrouve bien vite désespérément las de cette brochette de célébrités dont le centre d'intérêt commun esquisse les traits de la dernière médiocrité. Depuis bientôt six mois, la scène est envahie par cette affreuse Ecole des bouffons. Certes ils sont ridicules comme il se doit, laids à faire plaisir et délicieusement puants ; mais pourquoi diable ne songent-ils absolument jamais à renouveler leurs numéros ? Toujours les mêmes grimaces, toujours les mêmes gesticulations, les calembours mille fois entendus, la crème des tartes est rance et l'eau du seau au dessus de la porte croupit en flaque nauséabonde mais ils continuent, éternellement ravis de leurs pauvres effets. Cet état de chose est tel tout simplement parce qu'à force de se disputer la tête d'affiche, ils ont fini par se contenter d'eux-mêmes pour tout public. Bien qu'ils se méfient les uns des autres et parfois même se haïssent violemment, ils sont toujours la pour voir les petites pitreries de leurs congénères juste avant de placer les leurs, qu'ils jugent naturellement au dessus de toutes. Une spirale vicieuse s'est ainsi installée, qui enchaîne mesquineries sur private-jokes et ne considère le public que comme un figurant obligeamment toléré par le Cercle. Bref, nous n'existons plus. Nous ne sommes là que pour apprécier, silencieusement, l'une ou l'autre farce mais notre pensée n'est guerre sollicitée à cet effet. Initialement parlant, le bouffon se tient à côté du Roi et incarne la folie qui est en lui, donc en chacun de nous. Les bouffons d'aujourd'hui ont tout confondu : ils veulent tous être le Roi !

L'ARGUMENT

Ce fut l'un des moins célèbres d'entre eux qui donna involontairement naissance à cette farce par un petit numéro quasiment fossilisé, dont personne n'aurait remarqué la bassesse si le souverain néant médiatique n'avait permit ce genre d'aberration. «Les collaborateurs juifs du "Panorama" de France-Culture exagèrent un peu tout de même : ils sont à peu près quatre sur cinq, à chaque émission, ce qui sur un poste national et presque officiel constitue une nette surreprésentation d'un groupe ethnique ou religieux donné». De cette blague grossière et stupidement calquée sur un vieux modèle de bouffonnerie dont la forme respire le moisi à plein nez, qui aurait pu s'inquiéter ? Elle n'était adressée qu'à une poignée d'amateurs à la nostalgie poussiéreuse, imbéciles en diable mais certainement pas dangereux. S'en suivi néanmoins un cataclysme effroyable, d'où jaillissent encore à cette heure des myriades de gaudrioles enflammées, cascades de plaisanteries épaisses et tourbillons de grimaces en tout genre.

Très remarqué pour la notoriété de ses bouffons et parce que c'était au début, avant que l'on sois dégoutté de cette comédie, l'un des premiers numéros qui s'en suivit annonçait d'emblée la couleur en sortant l'artillerie farcesque la plus lourde dont elle disposait. «Les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles. Cela ne s'expurge pas. Et laisser s'insinuer de tels propos, par faiblesse ou pour quelque raison que ce soit, c'est consentir à l'insidieuse installation du pire». Immédiatement, la riposte s'organise et quelques pitres non moins célèbres s'empressent de former un groupe adverse qui défendra le criminel, se réjouissant déjà des joutes gaillardes en perspectives. La palme de ce festival maudit apparaît bientôt aux yeux de chacun : elle sera décernée à celui qui en fera le plus. Tous les coups sont permis, «saisir la justice pour incitation à la haine raciale», d'un côté, «brandir le drapeau de la liberté d'expression» de l'autre.

REGARDEZ MOI

Nous n'insisterons plus sur le kitsch truffant l'ensemble des démonstrations, il leur est universel. «Notre dernière heure : elle viendra, elle est venue, elle a sonné ou sonnera bientôt» déclame un bouffon réputé pour une oeuvre de première importance, datant d'il y a déjà longtemps mais dont le succès le maintient en lice depuis. «Shoah, c'est la Shoah. L'oeuvre, c'est la chose, puis, parlant de l'auteur susvisé : Honorer les morts, c'est l'encenser . Le devoir de mémoire est un devoir d'adulation.» ricane en retour un gnome omniprésent sur les affiches de toute la saison, ayant déployé pour l'occasion un réquisitoire ironique à la vacuité étouffante, honteusement couché en première page d'un journal réputé de qualité. «La Shoah, elle lui pèse sur les épaules comme un encombrant et indigeste patrimoine» vomit le premier, le second s'esclaffe : «J'avoue tout ! Je suis un ignoble antisémite ! Mort à moi !». Consternant. «Ils se battent à coups de Shoa !» vient hurler un troisième, ravis de pouvoir placer son mot à la lumière des projecteurs allumés par les précédents. «Il faut regarder la saloperie en face» claironne un clown espérant de faire oublier les pantalonnades pâtissières dont il est régulièrement dindon de farce. Des piques acérées, on passe bientôt aux franches insultes. «Ce n'est pas tant votre prose qui est moisie que vous-même» lance un petit bouffon,s'appuyant sur la famille nombreuse qui le soutient vaillament. Famille immédiatement qualifiée de "Troïka", laquelle riposte par "Doxa",  "Mafia", "fatwa" Batsa ! s'écrie-t-on par les ténèbres de la salle «Quand allez-vous cesser tout ce tintamarre autour de Renaud Camus ? » Mais cet appeldésespéré sera vite noyé par les grimaces toujours plus lourdes des bouffons qui ne se soucient guerre de l'esprit du public et n'hésitent pas à flatter ses plus bas instincts en repartant de plus belle vers les plus abominables bassesses.

Certains se perdent en références : «croyant faire du Onfray et jouer au condottiere stendhalien, à l'artiste nietzschéen ou au dandy baudelairien, vous retrouvez les accents kitscho-wagnériens d'Alfred Rosenberg, et de ce que Lacoue-Labarthe a identifié comme un national-esthétisme, que vous renouez avec Goebbels, lesquels Rosenberg et Goebbels avaient probablement lu Nietzsche dans la version expurgée de sa proto-nazie de soeur.». D'autres se plaignent à la façon des comiques-troupiers : «J'ai été troublé, bousculé, heurté, bouleversé». D'autres encore tentent de se tenir au dessus de la mêlée en crachant sur celle-ci :  «Parmi ceux qui s'en sont pris à vous il n'en est pas un que je ne méprisais déjà». Ou rappellent qu'eux aussi sont de bons bouffons dignes d'être applaudis «A propos de l'affaire Camus, je fais toutes les citations et les commentaires qu'il faut dans mon petit opuscule, publié chez Pauvert-Fayard» On en profite pour régler quelques comptes avec les éditeurs précités, simulacre de rebondissement : «En surface, il y avait une affaire Camus mais, en profondeur, il s'agissait d'une affaire Durand». Enfin les derniers bouffons arrivés s'étonnent de ce que leur numéro ne fasse pas recette: «Lorsque l'affaire a éclaté, j'ai écrit une lettre ouverte, mais pas un journal ne l'a publiée». Non ? C'était vous ? Les médias ne seraient décidément pas ce qu'ils sont s'il n'y avait pas ces hommes d'"affaires". Au total à ce jour, plus de cent cinquante mornes pitreries étalées à qui mieux mieux. Il n'y a plus qu'a espérer que les pluies d'automne, ennemies des festivals, viennent mettre un terme à la plus misérable programmation de ce début de siècle. Qu'un obscur écrivain réactionnaire se prenne à effleurer Maurras, pour ses amis du dimanche après-midi, c'est évidemment regrettable. Qu'une amicale des intellectuels engagés du samedi en profite pour entonner "Sambre et Meuse", c'est tout aussi affligeant. Mais le plus extraordinaire reste qu'à l'instant précis ou ces gnaffrons exultent d'avoir déniché un "antisémite à l'ancienne" et en arrosent abondamment l'espace du "débat", quelques pages plus tôt, l'actualité se pétrit de cette histoire maudite sans que personne ou presque ne juge qu'il y a de quoi en pondre une tribune digne de ce nom.

SAGESSE ET AMNESIE

Connaissez vous MM. Marcelino Oreja, Marti Ahtisaari et Jochen Frowein ? S'ils sont nettement moins célèbres que les artistes dont nous parlions plus haut, leur bouffonnerie est en revanche mille fois plus drôle. A mourir de rire à vrai dire. Dommage que ce numéro soit passé tant inaperçu, ce n'est pas souvent que l'on a l'occasion de se bidonner à ce point. MM Oreja, Ahtisaari et Frowein sont des sages (voilà qui est déjà drôle). Leur sagesse est tant réputée chez nos dirigeants qu'elle fut récemment sollicitée par ces derniers pour une affaire de la plus haute importance. Histoire, Ethique, Europe, lorsque de si hautes préoccupations sont en jeux, que peut-on espérer de mieux que la Sagesse pour harmoniser les esprits et les mener à de justes décisions ? C'est donc la sagesse qui vient de confirmer ce que tout le monde attendait : Si la ténébreuse Histoire est priée de ne pas se manifester sous sa forme originale, au risque de provoquer un tremblement de terre, ses applications les plus inhumaines sont tolérables pour peu qu'elles adoptent une forme moderne.

Ce sont des êtres superbes, toisant le monde avec l'arrogance de la réussite carnassière et le broyant cyniquement de leur imagination morbide avec dans les yeux la flamme de la race des Seigneurs. Ce sont des charniers ambulants qui vomissent leurs épouvantables chargements lorsqu'ils approchent les frontières de nos pays . Ce sont des bourbiers innommables ou s'entassent des fantômes considérés comme nuisibles ou indésirables. Ce sont des pleurs d'enfants que l'on arrache à leur parents. Des cheveux arrachés, des peaux brûlées, des membres brisés. Des techniciens de surface qui lavent le carrelage rouge de neuves institutions. Des vies anéanties. Ici et aujourd'hui, sous nos yeux. Ou est l'Histoire ? Ou est la Mémoire ? Qui en sont les gardiens ? Les intellectuels ? Ou sont ils ? Eh bien ! Ils s'indignent de ce qu'un scribouillard écrive qu'il considère trop élevé le nombre de juifs dans une émission de radio ! Ou qu'un personnage un peu haut placé, un magistrat par exemple, profère des blagues antisémites en fin de repas ! Certes cette Histoire rampante jusque dans ses détails les plus sordides est relatée par les journaux. C'est de l'"actu". Mais pas de débats. Le débat, lui, est réservé aux dénonciateurs et aux défenseurs de Renaud Camus. Certes la joyeuse entrée de l'Histoire au sein d'un gouvernement européen fut solennellement décriée. Mais aujourd'hui que cette énormité est officialisée et que l'avenir s'annonce radieux pour ces extrémistes historiquement impeccables , pas un bruit, pas un soupir. En fait, c'est un profond soulagement. La petite comédie des " sanctions " est enfin terminée et on va enfin pouvoir reparler affaire. Se trouvera-t-il un savant, ou mieux, un poète, pour chanter le temps ou les nazis sont des démocrates et les sages des idiots ? Impossible, le combat contre Renaud Camus ne leur en laisse pas le temps. Si on le laisse faire, disent-ils, il commencera par exclure les juifs du Panorama de Radio-France et finira par les exterminer. Sans doute ne savent-ils pas que cette exclusion qu'ils croient dénoncer s'effectue mille fois par jour en bas de chez eux, sous une autre forme. Que le droit au travail, au logement et à l'éducation est aujourd'hui soumit à une rigoureuse sélection. Qu'un certain faciès ou "profil" annule toute perspective digne à son involontaire porteur. Ou est l'Histoire ? Ou est la Mémoire ? Et les bouffons continuent de se chamailler, grotesques pantins bouffis de suffisance. Et nous les imitons, comme toujours.

Didier Pesson

Bruxelles, octobre 2000.