Boys don't cry
Par Mark Alizart
 
 
 
 
 
 
 
Le départ de cette réflexion était le plus souvent un sentiment d'impatience devant le "naturel" dont la presse, l'art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n'en est pas moins parfaitement historique : en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l'exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l'abus idéologique qui, à mon sens s'y trouve caché.
R. Barthes, Avant-propos aux Mythologies.
Tous, ils nous avaient tous mis en garde contre les séductions de l'évidence, de la vérité, de la pureté dangereuse, ils nous avaient tous reproché d'y succomber, à un degré ou à un autre ; tous, ils avaient glosé longuement, dans le passé, profondément, comme des sages, sur les méfaits de l'idéologie sur le travestissement de l'Histoire en Nature, sur la nécessité d'interpréter scrupuleusement les faits en termes de symptômes, dignes et sûrs héritiers de Barthes, de Freud, de Foucault, de Marx ou de Nietzsche, ils se posaient en recours contre l'hystérie des foules, les ambiances de lynchage, la précipitation des fanatiques, oh ! comme nous étions gardés ! Comme nous étions bien !

Ils ont chassé tout l'été un écrivain comme s'il était une sorcière, comme s'ils étaient armés de fourches, comme s'il fallait le brûler, comme s'il fallait le tondre. Et au nom de quoi ? on se le demande : de la vérité bien entendu, de la pureté et de l'évidence, de l'évidence du crime et de l'évidence du châtiment, au nom d'une évidence qui, d'un coup, ne souffrait plus contestation, subtilité, analyse. Ce serait presque drôle si ce n'était pas si grave. Comment pourrons-nous jamais croire qu'ils nous protègent de la barbarie si cette protection même justifie le crime, si cette protection est la barbarie même ? Septembre et son flot de livres auront beau recouvrir nos traces, la violence extrême qui s'est déchaînée à l'encontre de Renaud Camus, dans les propos comme dans les méthodes ne sera pas facile à oublier.

Mais quoi ? Ne fallait-il pas monter au créneau ? L'interprétation, le travestissement, démonter les mécanismes de l'idéologie, ça va bien un temps, il faut aussi savoir prendre ses responsabilités quand le Mal est là, il faut savoir se salir les mains. Le racisme, ça crève les yeux, ça-va-de-soi, c'est ignoble, le discours sur l'origine, c'est insupportable, c'est ranci, c'est Pétain, c'est Vichy, et en plus c'est vieux, c'est complètement démodé, au secours. Ils ont défendu l'usage de la violence en disant qu'on ne pouvait pas laisser passer ça. Non certes. Mais qui disait le contraire ? Comment pourrait-on dire le contraire ? Camus disait-il le contraire ? Son Discours de Flaran sur l'art contemporain est consacré tout entier à la Shoah, son dernier livre, Nigthsound, est hanté par l'Indicible. Croit-on que des écrivains, des intellectuels, des universitaires de renom se seraient compromis à prendre sa défense si son Journal avait fait l'apologie du crime, du révisionnisme et de la ségrégation ? Enfin, prend-on les gens pour des imbéciles ? Veut-on insulter leur moralité ? On a comparé Alain Finkielkraut à un procureur nazi!
 

«On ne pouvait pas laisser passer ça », non c'est vrai, mais personne d'autre ne disait le contraire. Personne d'autre ici n'est prêt à laisser passer quoi que ce soit. Alors pourquoi y a-t-il eu "affaire" si tout le monde était d'accord ? C'est la première question qu'on aurait dû se poser. C'est la dernière à présent, et toujours personne ne s'est proposé de l'élucider. Pourquoi y a-t-il eu "affaire" ? Qu'est-ce qu'une "affaire" ? Pourquoi certaines polémiques deviennent-elles des affaires et d'autres pas ? Manifestement, les polémiques qui font l'unanimité ne deviennent pas des affaires et l'antisémitisme fait heureusement une telle unanimité contre lui pour que son procès ne demande pas trois mois d'instruction. Non, il n'y aurait pas eu "d'affaire Camus" s'il n'avait été que l'affreux antisémite qu'on dit. Jamais tant de gens ne se seraient sentis obligés d'ajouter leur voix à l'accusation, jamais tant de journalistes, de lecteurs, de critiques ne se seraient sentis obligés de dire leur mot sur "l'affaire" s'ils ne s'étaient pas sentis menacés par une sourde ambiguïté, si quelque chose comme une mauvaise conscience ne les avait aussi taraudés, disons le mot, une mauvaise conscience suffisamment douloureuse pour qu'ils éprouvent le besoin presque compulsif d'en parler, le besoin d'en parler comme pour s'en défaire, comme pour s'en garder, pour la conjurer.

Dans le cas de Renaud Camus, elle était évidente. Elle était évidente parce que Renaud Camus n'est pas n'importe qui, il ne vient pas de n'importe où. Encore une fois, n'aurait-il été que le collaborateur obscur d'un journal ou d'une maison d'édition lepéniste, il n'y aurait pas eu d'affaire. Mais Camus vient du même lieu, de la même culture, du même monde que nous, le monde du multiculturalisme américain, de la gay society décrite par Tricks, des colloques de Cerisy de l'époque Barthes et Ricardou, son livre était, très logiquement du reste, compte tenu de son parcours, loué par des journalistes de Libération, il avait manqué de paraître chez P.O.L : nous étions dans la mauvaise conscience parce qu'il nous compromettait, il nous compromettait sur notre gauche, et nous compromettant, il nous obligeait à nier. Jamais il n'y aurait eu "affaire" si nous ne nous étions sentis visés, en réalité, à travers lui, si ce n'était nous-mêmes qui nous étions inquiétés de nous-mêmes, des perversités de notre propre logique qu'il nous obligeait à considérer, lui, si proche de nous, en poussant à bout la sienne, c'est-à-dire la nôtre, si ce n'était pas nous-mêmes que nous avions voulu sauver de son ombre.
 

C'est simple : Camus, se demandant dans son Journal s'il ne faudrait pas que nous reconnaissions l'existence de Français de souche si nous reconnaissons l'existence de Corses de souche, s'il ne faudrait pas que nous militions pour un français pur si nous militons pour un occitan pur ou même des AOC strictes, s'il ne faudrait pas que nous distinguions toutes les minorités ethniques, religieuses, sociales ou sexuelles, donc aussi les Juifs, pour le pire, si nous distinguons, mais pour le meilleur pense-t-on, les homosexuels en matière fiscale ou les femmes en matière politique, et se le demandant parce qu'il partage avec nous, précisément, avec toute la deuxième gauche et les philosophies de la "différence", nées dans les années soixante, l'idée que la Shoah, les exactions coloniales, communistes, robespierristes mêmes, ont été le fait de l'universalisme abstrait des Lumières qui a bafoué les droits de l'Autre, et qu'il faut, par conséquent, restaurer partout l'origine et l'identité pour s'assurer contre la barbarie, Camus nous plongeait dans l'ambiguïté parce qu'il nous forçait à considérer que le racisme qu'on lui attribuait, et dont l'infamie nous aurait finalement facilité la tâche et le procès, procédait en fait du même excès de zèle, du même excès d'amour pour les races, ou plutôt, parce que ce mot est un piège à lui tout seul, du même excès d'amour pour les cultures, les langues, les traditions, bref, les identités et les différences que nous nourrissons nous-mêmes. Nous-mêmes, et c'est là que le bât blesse, c'est là que l'affaire a pu prendre : son ambiguïté n'était que la nôtre.

Antisémite, Camus ? Non, c'est presque pire ! Philosémite. Philosémite comme nous. Passionnément désireux de reconnaître à chacun son identité. Et nous l'avons su, il a fallu que nous nous résignions à l'admettre. «L'origine est une raison d'aimer» clamait-il partout pour sa défense. Le problème, "l'affaire" venait de ce que, prolongeant notre logique même, aussi paradoxal que cela puisse paraître, notre logique de l'antiracisme, de l'antifascisme et du politiquement correct, et la prolongeant peut-être parce qu'il s'en méfie, lui, plus que nous, parce qu'il est sincèrement craintif, en bon bathmologue qu'il est, de toutes les logiques, de toutes les idéo-logies uniformes et totalitaires dont les logiques sont grosses, Camus retournait notre passion de l'altérité contre nous-mêmes, il nous forçait à voir comme en un miroir le visage monstrueux que nous refusons de nous reconnaître, il nous obligeait à remarquer que, luttant contre le racisme, nous risquions à tout instant de réhabiliter insidieusement son vocabulaire, voulant vaincre la barbarie, nous donnions des gages à un monde où il n'est plus si facile de distinguer la discrimination positive de la liste noire, les manières de l'extrême droite de celles de l'extrême gauche, et même de la gauche gouvernante, quand toutes deux n'ont plus à la bouche que les mots d'identité et de différence, de "peuples autochtones" et de "locuteurs natifs".

Voudrons-nous l'admettre ? Nous n'étions pas dans la vigilance, en vérité, tout ce temps, nous étions dans le déni. La censure camoufle toujours une faiblesse. Freud a montré mille fois qu'on ne crie que contre ce que l'on se reproche. Comme Oedipe avait chassé Tirésias de Thèbes parce qu'il avait osé lui dire qu'il était aussi, lui, le libérateur de la ville, le responsable de la peste qui s'abattait sur elle, innocents et coupables, et incapables de ne pas l'être, prisonniers d'un double-bind atroce entre deux barbaries (la barbarie qui consiste à distinguer les identités, celle qui consiste à les nier), obligés de défendre les identités et incapables de ne pas céder à l'identitarisme, nous avons brûlé Camus parce qu'il avait le tort de nous dire la vérité, oh ! non pas sur ses crimes, ce serait si simple, mais sur les nôtres, comme Houellebecq et Sloterdijk avant lui avaient eu le tort de nous montrer que notre goût pour la jeunesse, la beauté et la performance nous voit reprendre à notre compte un certain nombre de valeurs eugénistes et naziformes, parce que, compromis par lui, et incapables de ne pas l'être, nous n'avions que le moyen de le tuer de nos mains pour prouver au monde et nous prouver à nous mêmes que, réprouvant ses idées, nous devions en être blanchis.
 

Mais ce n'est pas si simple bien sûr. Il ne suffit pas de brûler des poupées de cire pour faire l'économie d'une cure. C'est même le meilleur moyen de forcer la répétition. Il ne suffit pas d'exorciser les problèmes pour qu'ils n'existent pas. Il aurait fallu répondre : comment concilier les Lumières et le Romantisme, deux cents ans après Mendelssohn, Lessing et Hegel, si trop de Lumières virent au crime, trop de Romantisme aussi, et s'il ne suffit pas de naviguer entre les deux pour être sauf ? On pouvait ne pas être d'accord avec Camus, on pouvait considérer que la France n'est pas un terroir, que l'identité républicaine, c'est l'universel, que les Juifs ne sont pas une minorité comme une autre, indépendamment même de ce qu'ils ont souffert, parce que le propre de leur identité, selon les mots de Derrida, c'est l'impropre lui-même, ou comme dirait Camus même, qui s'en revendique, "l'inappartenance". Encore aurait-il fallu dire comment, dans ce cas, on se sépare de l'universalisme abstrait qui a couvert tant de crimes, comment le différencialisme, dont on avait espéré qu'il mette un terme à tous les crimes, doit être renégocié, comment nous nous situons, nous, maintenant face à la "dialectique des Lumières". Et encore aurait-il fallu, pour commencer, parvenir à ouvrir la bouche pour pousser autre chose que des cris.

La France est moisie disait Philippe Sollers, c'est vrai, mais c'est aussi, et peut-être d'abord, parce qu'elle est renfermée. La vérité y fait peur, les écrivains y respirent mal - ceux, du moins, qui font leur métier, c'est-à-dire, comme il se doit, se salir les mains à notre place en fouillant dans nos tas de secrets, sans juger ni préjuger - les moralistes y prospèrent, la presse s'y fait étrangement unanime, c'est toujours mauvais signe. Le lynché, pour tout dire, aura moins inquiété que ses lyncheurs. Qui ouvrira les fenêtres ? Quelque chose a percé, même dans le déni, même dans l'insulte, c'est le signe que nous voulons guérir. Notre manière de taire si bruyamment notre mal prouvait que nous voulions attirer l'attention sur lui et nous en délivrer. Mais il aurait fallu continuer de fouiller la plaie. Qui osera encore le faire après ce qui s'est passé ? Dieu nous garde de croire qu'on peut défendre l'humanisme sans défendre aussi la littérature. Dieu nous garde d'avoir à regretter un jour que la névrose du pétainisme ne nous ait été plus fatale que le pétainisme lui-même.

Mark Alizart