Cancer. Journal 2023

créée le samedi 5 août 2023, 18 h 42
modifiée le dimanche 6 août 2023, 11 h 57
Plieux, samedi 5 août 2023, midi moins vingt.
Les sujets inabordables dont je dressai la courte liste il y a un quart de siècle, dans le texte pour L’Infini dont on me harcèle quotidiennement aujourd’hui, n’ont pas beaucoup changé depuis lors : les races, les classes, la pédophilie. Ce sont des forteresses de langage, dont il suffit d’occuper les créneaux pour avoir toujours raison, raison de l’autre, quelque nuance et révision partielle qu’il vous oppose ; et pour se caler confortablement dans la plus précieuse des jouissances (j’y suis pour ma part peu sensible) : la haine autorisée, la haine vertueuse, la haine applaudie de toute part.

Un écrivain qui estimerait pour son malheur que son devoir social, ou même littéraire, est de se porter systématiquement, avec armes et bagages mais sans méchanceté aucune, sans le moindre désir de nocence, avec au contraire un fort désir d’in-nocence (mais aussi de clarification), à ces angles morts du discours, ces mers des Sargasses, ces triangles des Bermudes, ces Transylvanies de la parole, serait d’emblée un homme mort, un fantôme, un de ces spectres qui hantent l’Europe. Il serait semblable à ces voyageurs solitaires qui arrivent un beau jour, ou plutôt par un soir de tempête, au cœur des Carpathes, et qui expriment l’ardent désir, devant les villageois effarés, de monter jusqu’au château à demi ruiné, mais habité, qui se dresse au sommet de la montagne attenante, au-delà des précipices et de leurs ponts du diable.

« N’y allez pas ! N’y allez pas ! », disent d’une seule voix l’aubergiste et le notaire, la femme du maire et l’idiot du village. « Personne n’en est jamais revenu ! »

À l’audacieux on refuse les chevaux, les guides, toute information sur le cœur des ténèbres. Mais ce n’est pas comme s’il avait un choix. La perte est son seul chemin, le désastre son étoile du Berger.

Aux races, aux classes et aux enfants j’avais ajouté le chômage, à l’époque. Je dois reconnaître que sa présence dans la liste me surprend un peu, à présent. Sans doute pensais-je alors qu’il est très difficile de dire, alors que c’est vrai — ou que du moins il serait très légitime d’en discuter, serait-ce pour conclure que c’est faux (mais je crois bien que c’est vrai) —, que l’ardeur des chômeurs à trouver ou à retrouver un travail est extrêmement inégale selon les milieux, les individus, les professions, les races. J’étais probablement inspiré sur ce point par ma propre expérience, comme souvent : j’ai moi-même été chômeur, après mon passage aux édition Grolier, les encyclopédies canadiennes, rue de Chabrol ; j’ai reçu une année durant des subsides mensuels ; j’en ai profité pour écrire Passage ; et je ne souhaitais pas du tout que ces heureuses circonstances fussent mises à mal par la découverte malencontreuse d’un poste parfaitement à ma mesure, et disponible (c’est d’ailleurs ce qui arriva, mais je le déclinai).

Sur la question des classes je suis un peu protégé par le simple fait que personne ne comprend ce que je dis, ou crois dire, ou crois penser, tellement c’est énorme : à savoir que la dictature de la petite bourgeoisie, classe culturellement unique, modelée par l’impôt, les droits de succession, la télévision, le pédagogisme, la passion de l’égalité, et surtout par la haine bourdieusienne de l’héritage, rend impossible la défense du territoire, de la nation, de la civilisation elle-même, autrefois ardemment protégés par les classes dominantes précédentes, mais qui, à la petite bourgeoisie déculturée, ne sont rien, puisque la culture ne lui est rien, elle la confond avec le loisir, avec ce que l’on fait quand on n’a rien à faire.

Les races sont évidemment un épais bloc de nuit, plus périlleux encore que les classes, qui ne vous valent que des ennemis jurés et le ridicule, tandis que les races vous valent haine, damnation ou procès en série. On est toujours tenté, par faiblesse, par lâcheté et par fatigue, de faire des concessions sur ce qu’on pense pour essayer d’en sauver ce qui peut l’être, et encore : à savoir qu’il y a bien des races, et de toute sorte, et qu’il est essentiel à la biodiversité du monde qu’elles soient toutes heureusement conservées, et si possible vivent en paix — sur quoi l’on est immédiatement soupçonné d’affirmer leur inégalité, à laquelle on n’aurait pas un instant songé (on n’est pas si mufle) si l’on ne devait rappeler, et se rappeler, surtout, qu’on ne croit à l’égalité de rien (« sauf par hasard, et par un coup d’État parfois légitime de la loi »).

Dans ma liste de 1997 des sujets inabordables je remplacerais volontiers le chômage, qui a en partie cessé de l’être, inabordable, par les juifs, qui le sont plus que jamais. Mais peut-être constituent-ils, comme sujet, une sous-catégorie de la question des races, dont ils représenteraient alors l’un des promontoires les plus périlleux. Rien que dire cela est déjà s’avancer au-delà du bord du précipice, sur un arbuste mal accroché à une pierre branlante. Écrire seulement “les juifs”, c’est se mettre en danger. Je sais bien que les juifs ont les meilleures raisons du monde de vouloir se soustraire à tout commentaire (et d’ailleurs les interdits de discours ne sauraient être efficaces que s’ils s’appuient sur d’excellentes raisons, en général tragiques). Mais par leur attitude ils donnent à penser que tous les commentaires les concernant seraient forcément défavorables ou hostiles, ce qui est loin d’être le cas. Sans la liberté de blâmer…

Quant à la pédophilie elle est de beaucoup, parmi les sujets inabordables, celui qui m’intéresse le moins, et celui sur lequel je me suis le moins exprimé — moins encore que sur les juifs, surtout si l’on peut compter, dans cette dernière rubrique, les manifestations constantes, de ma part, d’un très ardent sionisme. Les enfants m’ennuient facilement, il me faut bien l’admettre. Dans la vie réelle je suis peu sensible à leur présence, je crains beaucoup leur bruit, je me méfie de l’état de leur éducation, souvent bien pire, et pour cause, que celui des adultes ; et dans la fiction j’ai tendance à les éviter, comme Pierre et moi éliminons systématiquement, le soir, à l’heure du choix d’un film, tous ceux où ils nous semblent trop présents. Et pourtant ce sont eux, et la maudite pédophilie, dont le moins qu’on puisse dire est que je ne suis pas expert, qui me valent le plus obstiné harcèlement.

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