Du sens, de Renaud Camus
Par Jean-Pierre Roger
 
 
 

J'achève Du sens, un imposant essai (550 pages) de Renaud Camus écrit à la fois aux fins de répondre aux violentes attaques dont il avait été l'objet lors de la parution de La Campagne de France par une grande partie de la république des lettres, pour antisémitisme (ses écrits ayant été qualifiés tout bonnement de "criminels") et montrer comment le déplacement de sens que notre époque impose aux mots est la manifestation de la victoire de l'idéologie égalitaire qu'il désigne comme "petite-bourgeoise" sur toutes les formes oligarchiques, élitistes, sélectives comme organisation de la civilisation. Sur le premier point, disons-le tout net : les développements très fouillés commentant les passages de La Campagne de France  réalisés par l'auteur dans le but de se disculper d'un injuste accusation sont d'avance voués à l'échec. Imaginons-nous Bertrand Poirot-Delpech, Bernard-Henri Lévy ou Philippe Sollers pour ce que nous en connaissons, condescendre du haut de situations illustres à revenir sur leur jugement, ne serait-ce que pour reconnaître la matérialité de quelques faits, après une deuxième lecture dans Du sens qui reprend longuement et dans leur intégralité, pour les discuter, les passages incriminés puis autocensurés par précaution dans la seconde édition de La Campagne de France (mais remis de la sorte à la vue de tout public) ? D'autre part, s'agissant de réflexions censées débattre de questions raciales ou simplement différentialistes, du contenu de l'idée de nation à l'orée du XXIe siècle ou encore de la perception de la culture par les classes sociales, tous thèmes éminemment sensibles qui déclenchent aussitôt l'éveil parmi les sentinelles de la police de la pensée, on ne peut tout de même pas croire candidement à un désarmement même temporaire de leur vigilance, trempée par cinquante années de rhétorique stalinienne. C'est donc un peu en vain (du point de vue du plaidoyer) que Renaud Camus me semble avoir écrit Du sens, tant il est vrai que plusieurs tirs de la même veine que ceux qui avaient déjà accueilli La Campagne de France ont aussitôt pointé vers l'auteur : «On peut être bon écrivain et obsessionnellement  (c'est moi qui souligne) antisémite» (Bernard-Henri Lévy, emporté) ; «Ce gentil Camus, finalement, n'est pas plus antisémite que nos populations campagnardes» (Philippe Sollers, ironique) ; «[ l'idiosyncrasie qui a nom Renaud Camus :] une maladie connue et répertoriée qui a son histoire, ses "classiques", ses théoriciens et ses illuminés, ses activistes meurtriers et ses esthètes irresponsables, une maladie très commune : l'antisémitisme». (Patrick Kéchichian, insinuant). Que Renaud Camus professe solennellement à plusieurs reprises dans Du sens qu'il n'est pas antisémite ni même xénophobe, qu'il en donne des preuves et des arguments tout au long de 550 pages, y compris en se référant à ses propres écrits ou actes passés, qu'il démontre comment des citations tronquées ou truquées ont transformé son texte jusqu'à lui faire dire son contraire, n'y feront rien. Les mêmes citations bancales, les mêmes approximations reviennent à nouveau en cet été 2002, aussi bien sous la plume de Bernard-Henri Lévy qui se dresse contre le calcul du «nombre de Juifs présents sur les ondes du service public» que de Philippe Sollers qui fustige l'auteur - pour une citation, ce n'est pas un franchissement de ligne jaune, mais une véritable sortie de route - de «s'attrister que la culture "de souche" soit pour eux [ les journalistes juifs ] incompréhensible». Bref, nous n'allons pas, dans l'idée de faire justice des mauvaises gloses, réécrire ici le tome suivant de Du sens... Au fond, la clef de cette discussion qui pourrait couvrir encore douze volumes est probablement dans l'article de Patrick Kéchichian, le seul pensé de manière nuancée, qui montre combien le curseur, lorsqu'il s'agit de débattre de ce délicat sujet du racisme est difficile à placer : «Au nom de l'art et de l'éthique, [ il y a comme une demande ] d'une levée discrète de l'interdit qui frappe, oui, banalement, presque vulgairement, le racisme et l'antisémitisme». S'opposer à cet interdit, ne serait-ce par exemple que pour définir les diverses acceptions du mot "race", ou tenter d'individualiser les causes de l'antisémitisme, voilà ce qui constitue le crime de lèse-majesté à l'égard de l'intelligentsia bien-pensante, qui a bloqué ledit curseur une fois pour toutes dans la position zéro.
 

Du reste, les seuls ralliements à certaines de ses idées, Renaud Camus les trouve aujourd'hui dans ceux qui ont mené la critique avec mesure ou qui, partageant avec lui un ensemble d'opinions sur la question juive ou l'immigration, n'étaient pas d'avance en position trop éloignée de se laisser convaincre. Tel est le cas d'Alain Finkielkraut qui rapporte, me semble-t-il bien (je n'ai pas le livre sous la main), dans L'imparfait du présent(1), le cas de cette jeune diplômée de sciences-po, issue des "milieux défavorisés" qui rend visite à son maître de conférences, lequel l'invitant à passer au salon, puis à s'asseoir dans une bergère placée vis à vis de lui, la met ainsi dans la situation inconfortable de devoir lui poser la question du sens exact attribué à ce terme qui relevait pour elle jusqu'alors du seul univers pastoral. Alain Finkielkraut n'est pas très loin d'illustrer par cette anecdote le cas de «ces enfances méritantes du côté de la Bastille qui ne préparent pas à une intimité très marquée avec le faubourg Saint-Germain du petit Marcel» (Proust, je précise).

Sur le deuxième objet de Du sens, (la victoire de l'idéologie égalitaire "petite-bourgeoise" sur toutes les formes oligarchiques, élitistes, sélectives comme organisation de la civilisation), Renaud Camus expose à sa manière et avec ses armes les causes des transformations que nous avons vécues tous ces temps, et qui se sont trouvées à l'origine des soubresauts politiques de l'année en cours. Bien. Renaud Camus rejoint ici la critique de la pensée correcte, développée ces temps derniers avec talent dans plusieurs ouvrages. Mais ce qui complique sa tâche plus qu'à d'autres, c'est que son commentaire procède par une exégèse si minutieuse de ses propres textes, si fouillée de ceux des autres, qu'il finit soit par perdre en route les moins convaincus de ses lecteurs qui campent ainsi sur leurs positions, soit par offenser les auteurs cités y compris ceux chez qui il pourrait trouver une oreille complaisante. Dans ses écrits, la discussion intime avec lui-même, poussée jusqu'au vertige, entraîne l'incompréhension des lecteurs pressés qui retiennent avant tout ce qui leur paraît obscène ou odieux, sans prendre patience dans un cheminement vers la vérité d'un sujet dont l'énoncé même les met à vif (nous ne parlerons pas ici des lecteurs viscéralement opposés ad hominem et prêts à user du premier argument de mauvaise foi) ; dans les écrits des autres, notre homme débusque la moindre imprécision, la moindre impropriété, la moindre contradiction dans les termes (Dominique Noguez en fait les frais dans Du sens) : des remarques, dont nous sommes prêts à penser que, en matière de littérature, seul un esprit supérieur peut s'accommoder avec sérénité.

Tout cela est logique, Renaud Camus est en lutte contre "l'idéologie du sympa". Mais, si ce terme désigne les comportements socio-culturels de l'individualiste - égalitariste qu'il décrit dans ses plus infimes représentations, il n'est pas le seul, il est même depuis quelque temps loin d'en être le seul, se retrouvant dans un champ de la critique sociale et culturelle où se rejoignent des écrivains et intellectuels comme, pour ne citer que les auteurs de parutions récentes, Philippe Muray, Maurice Dantec, Alain Finkielkraut, Georges Schneider, Elisabeth Lévy, Benoît Duteurtre, Jean Clair... Et alors, nous pourrions nous poser la question de savoir pourquoi il essuie plus qu'un autre les attaques de ses opposants.

Oublions un moment le fond, les pages sur l'activisme des Juifs français ou sur les composantes de la population française (blocage du curseur à zéro), pour hasarder une réponse : Renaud Camus débat trop avec lui-même et ce faisant, fournit souvent des verges pour se faire battre. D'autre part, sa casuistique étalée au grand jour par une longue et tourmentée délibération affaiblit souvent la portée de ses interpellations, malgré les formules qui font mouche, et le punch du boxeur qui cogne fait défaut, là où des gens comme Muray ou Dantec se présentent comme des imprécateurs autrement dangereux et plus redoutables, qui suscitent la crainte de se voir ridiculement calotté comme un mauvais garnement ou désintégré en plein vol par le sniper des nuits boréales.
 

Le pentimento dont il est souvent question, auquel on ajoutera une noble mais affaiblissante incertezza, décuplent l'agressivité de la meute. En somme, plutôt que d'écrire tout un livre, il eût été sans doute plus expéditif pour Renaud Camus (mais moins instructif pour nous), utilisant ainsi les arguments rhétoriques d'en face, de dire : «Je proclame hautement, ici et maintenant, que je ne suis ni antisémite, ni raciste et que je me réserve toutes voies de... (instance en diffamation, duel à l'épée ou au pistolet, désintégration ou autres moyens, à remplir selon l'humeur ou le caractère du signataire...) à l'encontre de quiconque, tronquant ou défigurant mes propos, se permettra désormais de mettre en cause ce postulat. Point».

Reste le thème principal de Du sens qui, si grande soit la place accordée à "l'affaire Renaud Camus", porte un projet plus vaste, celui de l'organisation nouvelle de nos sociétés sous l'effet d'une victoire de la démocratie égalitaire qui, venue à bout des léviathans du XXe Siècle, s'étant rendue souveraine dans l'ordre prédicatif économique et social, est en passe d'imposer sa norme jusqu'y compris dans le culturel, par un processus assez peu apparent au terme duquel se dessine ni plus ni moins la disparition de l'honnête homme de notre enfance.

Très succinctement, et moyennant une petite restructuration du plan de l'auteur, que peut-on dire de la thèse qu'il avance ? Eh bien, que la petite-bourgeoisie a absorbé la classe prolétarienne (essentiellement durant "les Trente glorieuses"), faisant sienne la tradition populaire, sans tenter un effort en direction de l'acquisition d'une culture "supérieure" telle qu'elle était imposée ailleurs, (en démocratie populaire) dans un mode toujours classique, mais de masse, sous l'emprise des régimes communistes ; qu'ensuite, par l'entremise du discours égalitaire et avec l'aide des mass-medias, elle a réussi à marginaliser socialement la bourgeoisie et l'aristocratie, deux espèces aujourd'hui menacées de disparition non pas physique mais intellectuelle ; ces dernières ayant de toute façon déjà abandonné en l'espace d'une génération l'exercice multiséculaire de leurs prérogatives et obligations, dans tous les domaines de la culture et des moeurs.

Que cette nouvelle classe conquérante, devenue la seule entité existante du corps social, a étendu l'idéologie égalitaire qui couvrait jusqu'alors les droits politiques et économiques, au champ de la culture ; la manifestation visible de ce petit embourgeoisement de la société étant le personnage désigné par Renaud Camus comme ce "soi-mêmiste" (qui rejette l'astreinte de toute imposition de la forme telles qu'elles ont pu être modélisées dans une société de civilité et de culture (2), pour laisser libre cours au déballage immédiat, naturel et imposé de sa personnalité.

Que la société petite-bourgeoise dans sa faction la plus radicale, niant communément toute attribution de valeur à l'origine (l'héritage, la transmission, les droits coutumiers, les usages, l'histoire...) par refus de créer des motifs de distinctions entre les hommes, a développé subrepticement, sous le discours inattaquable de l'antiracisme, de la lutte contre la xénophobie et de la démocratisation culturelle, une banalisation des différents modes d'organisation sociétale, rendus égaux et interchangeables et par suite élevés, dans la pratique quotidienne de chacune de leurs communautés, à une égale dignité au sein de notre République, un processus au terme duquel, à son aboutissement proche, se trouvera renié tout le système de l'universalité du citoyen fondé par la Révolution. Disons-le, les malfaçons que l'on constate aujourd'hui dans l'intégration à la française, les critiques dont celle-ci fait l'objet (3), les hésitations de l'ancienne majorité et son penchant pour des nouvelles tentatives d'organisation de l'Etat, les réactions vigoureuses des tenants d'un post-gaullisme ou d'un souverainisme, montrent le degré avancé de ce processus.

Qu'usant de ce qu'il nomme une amphibologie de la langue française, Renaud Camus se sent donc autorisé à avoir écrit que, faute d'avoir voulu appliquer les lois historiques de l'hospitalité, les Français ont fini par embrouiller le rôle qu'ils auraient dû tenir à l'égard des immigrés et, réciproquement de la part de ces derniers, celui qu'ils auraient dû accepter, dans une confusion sémantique de l'hôte avec l'hôte(4) (qu'on nommerait, en italien, l'oste et l'ospite). On peut soupçonner par quelle cause idéologique une telle amnésie a pu s'installer dans la population. La possibilité, réclamée par les associations les plus extrémistes en matière de droits de l'homme, pour tous les habitants de la planète de s'installer dans le pays de leurs choix et d'y obtenir les mêmes droits que les nationaux est posée par de nombreux sociologues qui revendiquent également le dépérissement des nations comme communautés de destin. Le mouvement " No Border " qui manifeste ces jours à Strasbourg porte ce message.

Et alors ? Le moraliste qui se propose d'opposer aux tenants de l'égalité de fait l'origine comme un élément parmi d'autres susceptible non seulement d'entrer dans une distinction des êtres, mais aussi de constituer un excellent critère, nous pourrions ajouter un bien-fondé de discernement des individus et de leurs oeuvres, quasiment une nécessité, doit être conscient de jongler avec un brûlot qui pourrait bien lui être retourné avant que d'avoir eu le temps d'exploser. Les propriétés de l'origine ainsi exposées en font une valeur susceptible d'appartenance (on n'est pas loin de l'appropriation et de la propriété), d'où cet emploi du mot "notre" qui fait s'étrangler l'un de ses détracteurs : «Ne voit-on pas comme est terrible ce "notre"? Qu'est-ce que c'est que ce sujet collectif ? Qu'est-ce que c'est que cet autre moi-même multiple qui se définirait par une identité perpétuée de siècle en siècle, et au nom de laquelle je parlerais?» (5)
 

Ce "nous" désignant notre entité passée, s'il devait sérieusement être décrété d'emploi criminel, entraînerait bien l'interchangeabilité de tout avec tout, l'égalité factuelle des individus de la planète entre eux, la collectivisation totale des moyens de production identitaire. Sous ce nouvel empire, en France,  la décision n° 1 serait : «Article premier : suppression de la phrase d'entrée de nos manuels d'Histoire "Nos ancêtres les Gaulois...». Cela sans rire (d'ailleurs, elle doit déjà l'être). Il n'y a pas de place pour la plaisanterie dans l'univers égalo-totalitaire. Abdoulaye Wade, président de la République du Sénégal, qui sait, lui, en bon Africain manier l'humour, a déclaré un jour à propos : «La signification qui a été donnée [ de cette phrase ] a été biaisée par la doctrine anticolonialiste. En effet, aucun d'entre nous, élève, n'a un seul moment pensé qu'il descendait des Gaulois» (6). Il est cocasse que ce soit un bénéficiaire de la transcendance républicaine, devenu entre temps chef d'un Etat de la Francophonie qui doive nous rappeler quel en était le mode de fonctionnement. Je parle déjà au passé, car nous notons au passage que dans les écoles du XXIe Siècle qui ne doivent plus tout à fait être celles de la République, le "Gaulois" désigne celui qui, s'appelant Dupont, (mais aussi Koslowski, Tavarès, Bianchi...), est perçu, dans la cour de récréation, comme représentatif d'une catégorie particulière au même titre que le Beur, l'Arabe ou le Black. Conséquence normale de la relativisation culturelle à laquelle a invité sans relâche à adhérer la rue de Grenelle.

C'est donc dans cette perspective que Renaud Camus développe son plaidoyer pour une reconnaissance de l'origine comme un élément déterminant, sinon unique, de notre compréhension du monde et du reclassement sensé des événements qui nous affectent. Comme illustration : qu'est-ce que le "son français" de l'orchestre de Radio France jouant Ravel : d'où vient-il, d'où le tient-on ? Est-il si différent de celui que l'oreille perçoit sous la baguette de Baremboïm entraînant la Philharmonie de Berlin ? On pourrait ajouter mille exemples à celui-ci. Que voit-on au-dessus de la plaque "French, born Malaga, 188..." de telle peinture au MoMA de New York ? Un Braque, un Matisse...un Chagall, un Picasso. Ah ! Chagall, Picasso, mais... ? Eh oui, quelles explications donnons-nous à une telle disposition des oeuvres, des écoles de peinture, à leur assignation à la France ?

Ne craignons pas d'ajouter avec l'auteur : nos vie sont réglées par un point de départ ascendant et un descendant, entre lesquels elles s'inscrivent et s'expliquent, dans le génie créatif comme dans la banalité la plus commune. Tenez : à quoi nous invite à penser le manufacturier qui inscrit sur l'emballage : «Roger & Gallet, maison fondée en 1806» ? A sa capacité technique, perpétuée par la transmission de procédés uniques, de père en fils, ayant conduit à la création du produit que nous tenons entre nos mains et en garantit la qualité ? Toute l'industrie, le commerce et l'artisanat sont à l'enseigne d'une maturation intergénérationnelle et, quand celle-ci n'existe pas, on l'a fabrique avec un mensonge, de préférence en anglais («Established, 1925»...). Oui, mais qu'en est-il de l'art, dont l'aboutissement dans l'oeuvre ne résulte certainement pas de l'accumulation d'habiletés passées ? La réponse est la même : entre Racine et Perrault, la querelle des Anciens et des Modernes se développe sur un fond historique, où les uns prennent pour ancêtre le mythe de la Grèce antique, les autres le conte des veillées dans les provinces du royaume ; les uns comme les autres se rapportent à un patrimoine venus d'un temps plus ou moins ancien dont ils se réclament et qu'ils s'approprient pour le réécrire ou le recréer.

Tout ceci peut paraître procéder d'une vision traditionnelle, selon les classements politiques actuels (tant il est vrai que lorsque Renaud Camus nous dit voter pour la Gauche, on pourrait se demander s'il ne nous donne pas de lui-même une version "hérmogénique" de son identité politique). C'est peut-être même ce conservatisme objectif qui le désigne principalement au discrédit organisé par la garde des bonnes âmes, plus probablement que ce que l'exégèse pratiquée sur ses écrits peut lui valoir d'imputation pour antisémitisme - un chef d'accusation, il est vrai dans ce dernier cas, mieux assuré d'aboutir que tout autre à une peine d'opprobre. Et ce d'autant que chez notre auteur, l'origine semble souvent évoquée comme un héritage commun de la Nation attribué plus qu'acquis, ce qui emporte quelque différence. En effet, du roi de France au citoyen de la République, c'est toujours dans l'ascendance de l'ancêtre reconnu comme chef du lignage, des grands esprits adoptés comme modèles, que les Français ont puisé et acquis les raisons de rechercher les voies de poursuivre une nouvelle excellence pour leurs propres accomplissements : Louis XIV n'était "Français" que par un quart de ses grands-parents, Napoléon par aucun, mais tous deux l'étaient par une évidence d'état voulu, comme l'ont pu devenir plus tard, par un même sacrement intime librement consenti à une étape de leur vie, les Koslowski, les Bianchi ou les Lévy, sans que ne se soit plus jamais mise en question leur appartenance nationale ni la personnification d'une civilisation dans leurs actes.

 «L'insurpassable fécondité des origines» dont parle Marcel Gauchet (7) s'inscrit, quel que soit le sens dans laquelle on la prend, dans un monde passé, au mieux méconnu et peut-être même honni. Au sens propre, dévolutif, quasiment génétique du terme, voici deux cents ans qu'on lui a retiré toute force libératoire et qu'il ne possède plus de valeur que celle que ses propres représentants pourraient s'accorder ; au sens figuré, appropriatif des individus réunis au sein d'une société, il peine aujourd'hui à maintenir haut le cours que lui avait conféré la République. Pourtant, c'est bien la puissance de cette origine fondamentale, comme facteur d'accomplissement de destinées individuelles, mises en concurrence au sein d'un destin commun, qui a produit la force de l'intégration du pays de la Grande Révolution.

Jean-Pierre Roger

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1. Alain Finkielkraut, L'Imparfait du présent, NRF Gallimard, 2002

2. Voir Marc Fumaroli, La Diplomatie de l'esprit, Gallimard Folio, 2002.

3. Voir notamment l'article d'Erza Suleiman, du Monde du 22 mai 2002, qui met en cause "l'intégration à la française", par opposition à l'Etat multiculturel : «Je fais allusion à la fossilisation de la doctrine républicaine».

4. «Elles impliquaient que l'on sût de part et d'autre qui était l'hôte, et qui était l'hôte », La Campagne de France.

5. Jean-Loup Rivière, cité par Renaud Camus, Libération, juin 2000.

6. Abdoulaye Wade, "Un destin africain", L'Express, numéro du 13.07.2000.

7. Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Tel Gallimard 2002, p.164