Ne lisez pas ces livres
«Derniers jours» et «Hommage au carré», les deux nouveaux volumes du journal de Renaud Camus, sont à l'image de leur auteur : érudits, agaçants, provocateurs, intelligents, réactionnaires... et fascinants
Par Baptiste Liger
 
 

On tient une piquante mise en abyme de l'oeuvre de Renaud Camus à la page 83 d'Hommage au carré, lorsque l'écrivain maudit lance : «Le masochisme, quelle barbe !» Une boutade hautement kamikaze comme le bougre sait en distiller, tant dans ses écrits que dans sa vie («Même les pigeons défèquent sur moi»). Composée de pas moins de quatre pavés, la dernière livraison de l'auteur de Tricks confirme l'évidence d'une attitude suicidaire - d'un point de vue strictement commercial (les fidèles de Camus connaissent son esprit fondamentalement pas gestionnaire, dont témoignent ses découverts bancaires). L'aficionado des librairies trouvera donc au rayon nouveautés deux gros ouvrages parus chez POL (Du sens, réflexion sémantique et morale autour, notamment, de l'«affaire Campagne de France», et Est-ce que tu me souviens?, livre dont il n'a pas écrit une ligne, composé exclusivement de phrases issues de romans, d'essais ou d'articles - mais nous en reparlerons le mois prochain) et deux nouveaux volumes de son sulfureux journal, Derniers Jours  et Hommage au carré, honorant respectivement les années 1997 et 1998. Ceux-ci ne feront pas mentir la mauvaise réputation de ce grand maso qui n'hésite pas à insulter les lecteurs («Mais non, mes lecteurs ne sont pas si sexy !») ou les journalistes qui évoquent son travail (suite à la lecture d'une critique dithyrambique d'un livre de Mehdi Belhaj Kacem dans Le Nouvel Observateur, Camus constate : «Pendant ce temps, je dois me contenter d'un article d'un certain Stéphane Bouquet dans Ex-Aequo ; d'ailleurs nettement favorable, et pas bête du tout - mais évidemment 40 tons au-dessous.»). De quoi refroidir ses plus fervents défenseurs. Ceux qui le détestent - et ils sont légion - ne manqueront pas de stigmatiser les (très) nombreux passages où l'exégèse pourra suspecter quelques traces d'antisémitisme. La position de l'écrivain vis-à-vis de la judéité est abordée à plusieurs reprises, notamment via des échanges de fax ou de correspondance avec «Monsieur Pol» (Paul Otchakovsky-Laurens), son éditeur, ou son directeur commercial (Jean-Paul Hirsch, qui signe une longue lettre, assez remarquable, au sujet de quatre pages «louches» du Château de Seix). A ce titre, les développements du scandaleux prosateur sur la «pensée juive» feront à coup sûr jaser - quoique... la presse prendra-t-elle la peine de créer une nouvelle polémique? Au fait, que pense Camus du président du FN? Réponse : «La pensée de pouvoir intéresser à Scarlatti ou Ligeti [des lycéens] claquemurés dans la méfiance à l'égard de tout et de quiconque n'a pas leur âge apparaît clairement comme aussi absurde que de vouloir faire goûter Paul Celan à Jean-Marie Le Pen.» Abstraction faite de la provocation, la lecture de ce diable - en particulier sur des sujets «sensibles» comme la xénophobie, la préférence nationale ou la pédophilie - ne doit jamais faire perdre de vue sa (passionnante) réflexion sur le sens réel des mots, d'où un usage fréquent de concepts en italique [ici en romain]: «Je ne crois pas que l'on puisse devenir ce qui relève de l'origine, voilà» ou «On nous parle d'un champion danois de course à pied, il est parfaitement noir. Vient le tour d'une sportive ariégeoise, elle ne l'est pas moins. Bien entendu, je ne vois aucun inconvénient de fait à ce qu'une jeune femme africaine ou asiatique soit appelée ariégeoise, si c'est là ce qu'elle souhaite. Mais il faut bien voir que le rapport entre le nom et le chose [...] est encore distendu.» Les méditations camusiennes tournent en particulier autour de la question de la culture, en danger selon lui, qui était naguère «l'ensemble des connaissances qui font un homme pleinement conscient de ce que c'est que vivre, dans son temps et dans l'épaisseur du temps (et qui font de lui un homme cultivé). C'est désormais l'ensemble des connaissances et des pratiques que fomente et se transmet un groupe humain particulier.» Gare à la culture «sympa», la pire ennemie de la «vraie»  culture... Nous touchons là le point sensible d'un homme aigri, n'acceptant pas l'érosion, et qui constate, en bon platonicien, une irrémédiable décadence. Les jeunes gens vont en tee-shirt sale à l'opéra, les lycéens sont incultes, leurs profs ne sont «même pas capables de prononcer en entier les syllabes de leur nom», Le Monde accueille le rap et le reggae dans les pages culturelles... Le lecteur pourrait également s'amuser à recenser les avis tranchés de l'écrivain sur certaines personnalités. Qu'elles soient appréciées (en 1997, Alain Finkielkraut est l'intellectuel dont Camus se sent le plus proche ; Zidane est «très sexy»; MC Solaar a «certains mérites [...]; mais ils ne sont ni poétiques ni musicaux, et tiennent plutôt à son grand art de la bretelle de salopette choyante chue») ou franchement détestées (Chirac, Jospin, Plantu ou Pierre Desproges, «un bonhomme sinistre de nullité, de platitude et d'autocomplaisance, dont je ne pouvais pas croire qu'on lui donnât l'antenne aux heures de grande écoute»). On peut évidemment être agacé par les points de vue de Camus, qu'on qualifiera poliment de réactionnaires. Mais il n'en reste pas moins que ce personnage ambigu, à la plume admirable, qu'on déteste autant qu'on l'aime, est fascinant. Il est le fameux «homme que vous aimerez haïr», selon l'expression accolée à Erich von Stroheim. On l'aime notamment pour les récits de son activité sexuelle, très intense, qui lui fait écrire des vérités hilarantes sur lui-même : «L'obsession sexuelle m'a sauvé de l'obsession mondaine.» Ses virées, souvent parisiennes, dans des lieux de baise (surtout au Key West), sont fatalement décevantes («Hier, deux épisodes sexuels assez satisfaisants, mais qui ne débouchent sur rien,comme d'habitude.»). Quand il ne voyage pas, l'ermite reste retranché dans son château, regarde son corps qui le trahit, n'en peut plus de voir son oeuvre d'écrivain incomprise, pas ou peu lue. Et encore moins aimée : «Au fond, je comprends très bien, même si je le regrette, que mon oeuvre n'ait pas plu à mon siècle : elle prenait en tout point le contre-pied de ce qu'il porte aux nues, elle témoignait peu de respect à ses valeurs suprêmes, elle moquait tout ce qu'il tient pour sacré - l'égalité, le naturel, la convivialité, l'immédiateté, et j'en passe. En revanche, pour être tout à fait franc, je comprends moins bien que personne n'ait pu m'aimer, ou ne m'aime : évidemment je ne suis pas un jeune homme, mais je ne suis pas plus laid qu'un autre et je suis plutôt bon garçon, assez rieur, tendre, affectueux, très caressant. Tout cela n'est pas suffisant, semble-t-il.» La dépression camusienne est tour à tour effroyablement orgueilleuse, triste à pleurer (même si c'est parfois de rire), et parfaitement déchirante : «Il suffirait, pour décider d'être heureux, de rabattre toute espérance sur l'instant. Je n'ai pas d'amour, je n'ai pas d'argent, je n'ai aucun succès, je suis seul, seul, seul, mais ceci, ce maintenant, ce silence, cette paix, cette gravité transparente du paysage sont un émerveillement», écrit Camus en rentrant de l'une de ses longues promenades. Son absence de succès, Camus en souffre très violemment, en 1997, à la sortie de P.A., qu'il considère comme son meilleur livre depuis longtemps... A quoi bon écrire ? «Ce journal, cette "oeuvre", la mienne, qu'est-ce qu'ils peuvent bien avoir à offrir à un lecteur ?» Surtout dans cette France profonde (Camus vit dans un château du Gers depuis une dizaine d'années) si belle mais qui ne comprend rien à Boltanski. «La décentralisation a certainement eu ses mérites démocratiques, j'aime à le croire. Mais elle a installé dans toutes sortes de fromages locaux une flopée de rats et de souris qui dépassent infiniment les limites tolérables de l'incompétence professionnelle !» Des lignes qui vont certainement faire plaisir à la Drac et aux élus locaux - ils s'en souviendront probablement lors des demandes de subventions... de toute façon, l'écrivain «aime mieux écouter le directeur général du Louvre parler de Poussin que la pharmacienne de C. des maladies les plus répandues dans le canton». Il ne lui reste qu'à s'occuper de ses labradors, et encore, pas de tous. Au début de l'année 1998, il ne peut plus voir sa jeune chienne en peinture - «ce qui m'amène bien sûr, écrit-il, à me poser la question, de préférence avant qu'on ne me la pose : je me suis bien demandé déjà, par le passé, si par hasard je ne serais pas un peu antisémite sur les bords, je peux bien me demander à présent si je ne suis pas un peu misogyne». Mais c'est une autre question...

Baptiste Liger

Derniers jours - Journal 1997, Fayard, 430 p., 23 E. Hommage au carré - Journal 1998, Fayard, 569 p., 25 E.