Jean-Gérard LAPACHERIE
 
 

Du procès d'intimation


Ici, procès est entendu dans les deux acceptions courantes de ce terme, à savoir « processus », comme dans procès d'un verbe, en lequel « se résolvent les différentes notions exprimées par un verbe » et dans le vocabulaire du droit, celle de « pièces produites pour l'instruction et le jugement d'une affaire ». [1] L'intimation est à la fois un processus et une affaire de justice, qui ont à voir l'un et l'autre avec la catégorie de l'intime.

Le latin compte deux antonymes : intus, qui signifie « au-dedans », « dedans », « intérieurement » et externus ou exter ou externus, « extérieur », « externe », « du dehors ». Ces adjectifs, au degré comparatif, font interior et exterior et au degré superlatif intimus, « le plus en dedans », « le plus intérieur », « le fond de », et extimus, « placé à l'extrémité », « qui est au bout », « le plus éloigné ». De ces formes, trois ont survécu en français, intérieur, extérieur, intime, la quatrième, extime, exhumée du latin récemment ne connaît que des emplois limités. En latin, intimus et extimus, employés au neutre pluriel, ont une valeur de nom. Dans le cadre de la problématique de l'intime, intime et extime sont des adjectifs substantivés, comme disent les grammairiens. Ils ne désignent donc pas des qualités, mais des catégories. Ils permettent de classer et éventuellement de penser des faits, des données, des réalités littéraires ou culturelles. Ce ne sont pas des catégories au sens qu'Aristote et Kant donnent à ce terme, [2] mais dans le sens, affaibli et non philosophique, d'expression d'un jugement moral, humain, esthétique. Sous intime et extime, sont regroupées des réalités littéraires : le je, le moi, l'intimité, le journal intime, les relations que le je ou le moi entretient avec ce qui n'est pas lui et lui est extérieur. En leur donnant une très large extension, on pourrait ranger sous ces termes la quasi totalité des données sensibles, des réalités du monde ou des expériences que nous en faisons, des réalités psychologiques, etc. Outre leur ampleur théorique, les deux catégories ont un point en commun. Les deux termes qui les désignent ont conservé quelque chose de la valeur superlative de leur étymon latin, à savoir l'idée d'extrême : l'intime est ce qui est le plus à l'intérieur de soi, l'extime le plus à l'extérieur. En cela, ils se situent à l'opposé l'un de l'autre et ils semblent s'exclure l'un l'autre.
 

Peut-on concevoir une configuration dans laquelle l'intime et l'extime se rencontrent, convergent et ont un effet l'un sur l'autre ? Dans ce but, posons la double hypothèse de l'extimation et de l'intimation. Dans la première configuration, l'intimité, projetée hors du sujet, vers l'extérieur, montrée ou exhibée en quelque sorte, est traitée par le sujet qui écrit en objet étranger, comme si cet objet était situé hors de soi, dans le lieu le plus éloigné de soi. Dans la seconde, l'intimité ce que le sujet est censé avoir de plus cher, de plus secret, de plus précieux est forcée, comme on force la porte d'une chambre, par un ou des étrangers (une instance extérieure à soi), au point d'être envahie de l'extérieur. Autrement dit, ces deux « lieux » métaphoriques, le soi et le non soi ou le a-soi (avec un a de sens privatif) sont mis en relation par l'extériorisation, l'exhibition, l'ostension ou par l'intimation.

Dans la langue française, il n'existe pas de mot, que ce soit un verbe ou un nom, du type extimer* ou extimation*, pour désigner le procès d'extériorisation de l'intime. Certes, il ne tient qu'à nous de les créer. Le fait est qu'ils n'apparaissent dans aucun dictionnaire. L'auteur de ces lignes ne les a lus nulle part. Peut-être il connaît mal le vocabulaire contemporain. De fait, il a le sentiment de créer ces néologismes pour les seuls besoins, quelque peu factices, d'un exposé théorique. Certes, extime est attesté chez quelques théoriciens de la psychanalyse, mais il n'est relevé dans aucun dictionnaire.

Il en est autrement d'intimation. Les lexicographes relèvent en latin et en français les mots intimare, intimatio, intimer, intimation. On est en droit de voir dans ces attestations et sans montrer d'aveuglement positiviste la preuve tangible de l'existence du procès d'intimation dans notre conscience collective et dans les réalités culturelles de notre pays. Intimer est emprunté au latin intimare, dérivé d'intimus, qui signifie « mettre ou apporter dans » et « annoncer, publier, faire connaître ». Alain Rey, l'éditeur du Dictionnaire Historique de la Langue Française[3] expose ainsi l'histoire de ce verbe :

« Intimer (1325) est emprunté au bas latin intimare « faire pénétrer dans », spécialement « faire pénétrer dans les esprits », d'où en droit « faire connaître, annoncer, publier ». Introduit avec un sens général « avertir quelqu'un de quelque chose, faire savoir » qui ne s'est pas maintenu, le verbe s'emploie depuis la même époque (1332) avec le sens de « signifier, déclarer quelque chose à quelqu'un avec autorité » et en droit « signifier légalement » (cf. notifier) ».

Dans le Trésor de la Langue française[4] le verbe intimer est relevé avec le sens de « signifier de façon autoritaire ; synonyme notifier ; intimer l'ordre, enjoindre ». Les exemples littéraires qui illustrent cette acception se rapportent bien à ce que l'on appelle ici le procès d'intimation. Ce sont, extrait de Variété IV, 1938, de Paul Valéry :

« on chargea le poète de chaînes. On l'accabla de défenses bizarres et on lui intima des prohibitions inexplicables » ;

et extrait de La Trahison des clercs, 1927, de Julien Benda :

« les sorties de Sorel contre les sociétés qui « donnent une place privilégiée aux amateurs des choses purement intellectuelles », celles, il y a trente ans, d'un Barrès, d'un Lemaître, d'un Brunetière, intimant aux « intellectuels » de se rappeler qu'ils sont un type d'humanité « inférieur au militaire »... »
 

Si, pour théoriser, l'on se fonde sur ces extraits, on constate que, pour que le procès d'intimer ait lieu et se réalise, deux instances ou entités sont nécessaires. D'une part l'instance qui intime ou instance intimatrice occupe la position de l'émetteur des schémas de la communication. D'autre part la cible du procès, l'intimé, est à l'instance intimatrice ce que le destinataire est au destinateur. Il faut aussi qu'un message soit transmis de l'un à l'autre. Cela se fait toujours dans le même sens : de l'instance intimatrice à l'intimé, sans feed-back (ou « retour »). Si l'instance qui intime dans les extraits cités ci-dessus « on », des individus dont le nom prestigieux peut influencer les contemporains ne jouit d'aucune autorité ni d'aucun pouvoir et ne dispose d'aucune position élevée dans la société, l'intimation reste lettre morte, sans effet, inaudible. Elle tient du soliloque de malade mental. Quant à l'intimé, il est ou bien un homme seul, isolé, dépourvu d'appui ou de soutien, ou bien il n'a ni pouvoir, ni influence, ni autorité. Les deux instances du procès d'intimation ne sont pas égales. Le rapport de forces est en faveur des intimateurs. Cela explique que la teneur du message intimé relève de l'interdiction (cf. dans l'extrait de Variété « prohibitions ») ou de la menace (cf. dans La Trahison des clercs, la supériorité affirmée de l'humanité militaire sur l'intellectuelle). Intimer, c'est aussi intimider. Le procès d'intimation consiste à interdire à quelqu'un (un individu seul ou un groupe d'individus disposant de peu de pouvoirs) de dire, de faire, de penser ce qu'il veut dire, faire, penser, éventuellement en le menaçant ou en lui rappelant les risques (judiciaires, carrière entravée, coups, etc.) auxquels il s'expose. L'instance qui intime pénètre au plus profond dans l'intime de la conscience intimée pour y inscrire ou y faire inscrire un ordre, du sens, une mise en garde, un commandement, une injonction.
 

Les spécialistes de pragmatique enseignent que l'injonction se réalise quand elle est le fait de quelqu'un qui détient un pouvoir. Un verbe et un énoncé performatifs ne deviennent des actes ou des faits que si celui qui les énonce a le pouvoir de réaliser ce qu'il dit ou de le faire réaliser par autrui. Je peux répéter à l'envi « je dissous l'Assemblée nationale ». Si je ne suis pas président de la République, jamais la dissolution n'adviendra. Dans « Dupont et Durand », [5] Musset fait exposer par Dupont un projet « révolutionnaire » visant à créer une société parfaite. Ainsi :

« J'abolis la famille et romps le mariage ».

Comme le bougre n'est ni Moïse, ni Hamourabi, ni Solon, les vers performatifs que lui fait énoncer Musset ne sont pas près de se réaliser. Il aura beau décider à cor et à cri « j'abolis la famille », l'abolition ne se fera jamais. Dans l'intimation, l'ironie dont témoigne Musset n'a ni raison d'être ni place, hélas. Quand elle émane du pouvoir ou d'un pouvoir, l'intimation n'est pas une de ces « énormes blagues » qu'ont faites Flaubert et Musset.

Essayons de comprendre ce que peut être aujourd'hui le pouvoir intimateur. En français, pouvoir n'est pas à proprement parler un verbe. C'est un « auxiliaire de modalité » qui ne réfère pas à un procès (le procès « pouvoir » n'a pas de référent dans la réalité), mais exprime une modalité, éventualité ou potentialité, sous laquelle se réalise le procès de l'infinitif qui suit pouvoir. Le pouvoir en soi est une modalité de l'agir. Ce qui importe, c'est qu'il permet de faire quelque chose et d'agir sur le monde. Où se trouve le pouvoir ? La théorie politique distingue tantôt deux pouvoirs séparés, tantôt trois : celui de former les lois, celui de les appliquer, celui de sanctionner les infractions à la loi. Le fait est que le pouvoir législatif qui est censé légiférer et le pouvoir exécutif qui est censé appliquer les lois sont devenus impuissants. Dans le Cours familier de philosophie politique[6] Pierre Manent analyse les raisons pour lesquelles les pouvoirs élus ne sont que de pures modalités (des symboles) sans « agir ». Pour lui, l'homme démocratique « moderne » est tellement avide de liberté qu'il aspire à un espace public, blanc, neutre, vide, dénué de tout pouvoir institué. Pouvoir et puissance sont dissociés. Le pouvoir se terre dans des institutions transformées en forteresses vides ou fantômes. La puissance, elle, se montre dans les media. Alain Finkielkraut analyse le divorce entre pouvoir et puissance qui affecte les pays démocratiques :

« Qu'ils soient ou non intégrés dans des grands groupes industriels et multimédias, ces journalistes voient bien que les décisions politiques échappent aux gouvernants, ils sont aux premières loges pour constater le divorce de la politique et de la puissance. C'est forts de cette faiblesse que les plus impertinents convoquent les élus du peuple le sourire aux lèvres, qu'ils les rudoient, qu'ils les tutoient, qu'ils leur coupent la parole quand ça leur chante, qu'ils les félicitent quand ils les entendent penser comme eux ». [7]

Les media énoncent le « ce qu'il faut dire » ou le « ce qui va sans dire », bref la doxa. Seules puissances du monde, ils forment des instances intimatrices d'autant plus oppressantes qu'ils vont dans le sens de tout le monde. Dans Etc., Renaud Camus écrit :

« Le véritable pouvoir, celui dont l'oppression se fait vraiment sentir, et qui n'exerce aucune espèce de fascination, lui, mais suscite un constant désir de résistance, au contraire, c'est le consensus mou, la doxa, le ce-qui-va-sans-dire, la pensée bien pensante, le sympa, le politically correct et l'idéologiquement conforme. Si ce pouvoir-là est obscène et oppressant, c'est qu'il se présente toujours comme opprimé, alors qu'il dispose en fait de tous les leviers de commande de la pensée ». [8]

Les media ont plus de puissance que les pouvoirs exécutif et législatif réunis. Il y a trente ans ou plus, les journalistes et les patrons de presse se définissaient volontiers comme des contre-pouvoirs. Ce n'est qu'un roman rose auquel personne ne croit. Les media ont le pouvoir d'intimer. Dans cette situation, ce que Renaud Camus nomme la guerre guerre que les media mènent contre la littérature prend une apparence de vérité :

« A mon avis nous sommes là exactement au coeur, l'air de rien, de la guerre entre journalisme et « littérature » (si tant est, bien entendu, que quiconque puisse parer de ce noble terme, littérature, ce que l'on fait soi-même)... C'est la fin de la conception « littéraire » du monde, renvoyée à un statut purement archéologique, comme la pensée magique ». [9]
 

Dans le procès d'intimation, un groupe puissant essaie de forcer l'intimité ou la conscience d'un individu seul ou d'un groupe d'individus qui ne disposent d'aucun pouvoir. François Furet et Jacques Ozouf, reprenant à leur compte les leçons des anthropologues de l'écriture, Jack Goody, Elisabeth Eisenstein, Henri-Jean Martin, montrent que l'écriture, en se généralisant à partir de la fin du XVe siècle, a permis à des hommes, de plus en plus nombreux, à mesure que l'apprentissage de l'écriture se répandait, de s'extraire de la communauté à laquelle ils appartenaient naturellement et où ils étaient condamnés à rester éternellement, pour accéder à une vie intime et à la conscience de soi :

« La transformation du mode de communication dominant modifie le tissu social même, et désagrège le groupe au profit de l'individu. La culture orale est publique, collective ; la culture écrite est secrète et personnelle. C'est ce grand silence à l'intérieur duquel l'individu s'aménage une sphère privée et libre ». [10]

L'intimation médiatique sonne la revanche du groupe ou de la communauté naturelle (celle qui est fondée sur le ce qui va de soi ou ce qui va sans dire) sur les individus qui écrivent pour accéder à la liberté. C'est la fin programmée de la liberté de penser qui est propre au « journal intime » cette « sphère privée et libre » dans laquelle le sujet délibère et se livre à un examen de conscience.
 

Dans L'évolution pédagogique en France[11] Emile Durkheim a publié les cours qu'il a dispensés à la Sorbonne de 1904 à 1914 à l'intention des candidats à l'agrégation de philosophie et dans lesquels il analyse le rôle déterminant du christianisme dans la formation des esprits jusqu'au début du XXe siècle. Ce faisant, Durkheim fixe à l'école publique et laïque, et aux maîtres qui y enseignent, l'obligation d'assumer l'héritage spirituel de l'école chrétienne.

« Pour Durkheim, la morale chrétienne ne se présente pas comme (...) l'obéissance scrupuleuse à la lettre d'une loi divine. C'est une morale de l'adhésion, de la conviction et de la conversion intérieures... L'accomplissement de la loi (...) est placé sous la dépendance de la vie intérieure et de l'intention morale... Comme c'est la totalité de la personne qui doit se tourner vers le Christ, c'est la totalité de la personne qu'il convient d'éduquer ». [12]

L'effacement progressif du christianisme a rendu nécessaire qu'il soit remplacé, pour ce qui est de la formation morale des individus, par l'école publique, de sorte que l'éducation morale des individus devient une affaire d'état et l'affaire de l'Etat. Qui ne voit l'ambiguïté dangereuse de cette mutation ? L'Eglise était distincte de l'Etat, l'école publique et laïque est intégrée à l'Etat. Dans Les chiens de garde, pamphlet publié en 1932, Paul Nizan critique les fondements totalitaires de la pensée sociologique de Durkheim. Même si la critique qu'il en fait au nom du marxisme est contestable, l'observation est pertinente, pour ce qui est de l'imposition par un pouvoir lié à l'Etat d'une morale, ce en quoi se réalise aussi l'intimation.

C'est Auguste Comte qui a forgé le mot sociologie et inventé la discipline que le mot désigne et qu'illustre l'extrait cité ci-dessus. On ne lit plus les livres de Comte. Pourtant, le Catéchisme positiviste et le Cours de philosophie positiviste feraient comprendre pourquoi la France, bien qu'elle soit dépourvue d'institutions totalitaires, est justement le pays où se répète régulièrement le procès d'intimation. Auguste Comte n'a guère d'estime pour le Christ, mais il admire l'oeuvre que l'Eglise a accomplie pendant des siècles, en particulier dans la formation des esprits, intimés d'adhérer au message chrétien, sans qu'il ait été fait usage du sabre. Du désastre annoncé dans lequel disparaît l'Eglise, Comte tient à en sauver l'organisation pyramidale. Son objectif est de former un nouveau clergé, les sociocrates, savants et instruits, connaissant les ressorts humains, initiés à la science positiviste, disposant d'un pouvoir sans limite sur les esprits, chargés de diffuser le nouveau catéchisme et, une fois le système positiviste établi sur le monde, de le maintenir. Ainsi le procès d'intimation, dès qu'il se produit, confirme le triomphe d'Auguste Comte. Des sociocrates éclairés, connaissant le catéchisme de la sociologie et autres « sciences » sociales ou humaines, exerçant dans les media, éventuellement dans l'Université, pénètrent dans les esprits pour les façonner par l'intimation.
 

D'après les auteurs du Dictionnaire historique de la Langue française, un des sens les plus anciens d'intimer est « faire pénétrer dans les esprits ». De toute évidence, ce sens a une origine religieuse. On sait que le nom for, issu du latin forum, signifie en français « tribunal ». Longtemps, les théologiens ont distingué deux types de for, en usant pour cela des formes comparatives auxquelles en latin correspondaient les deux superlatifs extimus et intimus : le for extérieur et le for intérieur. L'un et l'autre sont des tribunaux où le procès d'intimation n'est pas seulement un processus, mais bel et bien une affaire de justice. Le for extérieur est un tribunal où sont (étaient) jugés les conflits temporels qui opposent (opposaient) l'Eglise à des laïcs, le for intérieur un tribunal où l'Eglise juge (jugeait) les affaires spirituelles relatives au pouvoir qu'elle exerce (exerçait) sur les âmes.

Entendu au sens figuré, le for intérieur est un tribunal intime. Là le sujet qui se sent coupable juge ses actes, gestes, intentions. Dans son (mauvais) roman, Le Crime des justes, André Chamson raconte le procès (ou processus) de ce tribunal de la conscience :

« Un scrupule jamais lassé, un continuel examen de conscience, se liait à toutes leurs pensées, à toutes les décisions. Toujours ils pesaient leurs actes et les moindres faits par lesquels ils faisaient fléchir le cours des événements. Ils se donnaient si jeunes et dans de si petites choses à ces habitudes, qu'ils croyaient n'être dirigés que par elles et, cependant, le souci du jugement que les hommes pouvaient porter sur chacun de leurs actes, doublait leur conscience comme un témoin sans pitié ». [13]

Aujourd'hui où le pouvoir que l'Eglise exerçait sur les esprits s'est évanoui, il est évident pour nous « Modernes » qui ne croyons pas au péché originel et qui sommes déculpabilisés et libérés de tout sentiment de faute que ce for intérieur est une pure création des instances intimatrices. Le tribunal intime n'a pas de réalité. Le for intérieur est rejeté dans l'idéologie défunte de la faute. Citons Nathalie Sarraute :

« Nous (« modernes ») sommes convaincus que ce « for intérieur », tout récemment encore si fertile en découvertes, n'existait pas, n'était rien : du vide, du vent ». [14]

Pour un Moderne, le for intérieur, si tant est qu'il ait une réalité autre que celle de tribunal, ne peut être que le lieu où le sujet prépare sa délibération. C'est un forum, pas un tribunal. Il relève de ce que l'on nomme en rhétorique le genre délibératif, pas du genre judiciaire.

« Jusqu'à présent je n'ai fait qu'émettre des hypothèses, et les examiner en moi. Mon siège n'est pas fait. » [15]

En revanche, les instances intimatrices veulent que ce for intérieur reste ou bien un tribunal de la conscience ou bien, comme aux époques où fleurissait l'Inquisition, ce pouvoir que les idéologues bien pensants s'arrogent sur les choses spirituelles ou intellectuelles. Puisqu'il faut au sujet un forum où se fasse la délibération, c'est le journal intime qui, pour un écrivain, fait office de forum.
 

Les enjeux de l'intimation touchent à ce qu'il y a d'essentiel dans la littérature et à ce qui fait qu'elle est littérature, et non pas journalisme, politique, idéologie ou n'importe quoi autre, et qui portent sur la conscience (forum ou tribunal ?), sur le fait de dire et sur le pouvoir, mais aussi sur le sens (la nature, le sens, le statut, etc. du sens), sur le sujet (homme, moi, instance qui énonce).

Sens a deux significations : ou bien « signification » (quel est le sens de ce mot ? de ce texte ?), ou bien « direction », dans sens unique ou sens interdit. Les lamentations contemporaines sur la « perte du sens » ou des « repères » et les exhortations à lancer une nouvelle « quête du sens » entendent sens dans la seconde acception. Le sens alors est une téléologie, pas une signification. Quand sens signifie « direction » ou « voie à suivre », il suppose un but à atteindre et des repères qui mènent à ce but.

Pour l'instance qui intime, le sens a une réalité massive. C'est surtout une direction à suivre. Le journal intime est réduit à une suite de panneaux signalant un lieu d'arrivée. Ces blocs de sens ne résultent d'aucun examen de quelque type qu'il relève. Ces sens étroits, massifs, intangibles sont des vérités parce que les intimateurs transforment leurs opinions ou leurs préjugés en vérités. Par le procès d'intimation, ils suspectent tout, traquent sous les mots un implicite ou des intentions malveillantes qui n'y sont pas.

Les écrivains modernes ont une autre conception du sens. Pour eux, le sens n'a rien de massif ni de définitif. Ce sont des significations, pas une téléologie. Le sens ne suit pas la ligne, « ligne » de quelque parti politique que ce soit, et encore moins la ligne droite ; il emprunte des chemins de traverse ou des sentiers escarpés ; il s'égare et il se perd ; il erre plus qu'il n'avance ; il est fait de tremblements comme dans les photos où les sujets ont bougé. Dans Etc., Renaud Camus définit ainsi le sens :

« Non pas tant le sens lui-même toujours perçu comme relatif, provisoire, tremblé, miné par son contraire... que l'histoire du sens, le récit de ses origines, la reconstitution des itinéraires qui ont mené jusqu'à lui ». [16]

Ces deux conceptions du sens l'une massive, téléologique, compacte, autoritaire, cassante, totalitaire, indiquant la seule voie à suivre, l'autre sémantique, tremblée, hésitante, accumulant les traces déposées par l'histoire sont situées à l'opposé l'une de l'autre, exactement comme en latin extimus et intimus. Ce ne sont pas des antonymes, comme le sont clair et obscur ; elles se situent aux deux extrémités du spectre sémantique. En fait, elles sont incompatibles et s'excluent l'une l'autre, comme s'excluent aussi les deux conceptions du sujet sur lesquelles elles reposent.
 

Pour les Modernes, le sujet ne forme pas un tout constitué, conscient, cohérent, disposant d'une volonté qui le fait agir et dans lequel le sens massif, compact, téléologique s'enracine et où il « s'origine ». Le sujet est un je éclaté, sans véritable unité, un simple je qui énonce, comme l'expose Renaud Camus :

« Les gens sont persuadés que je suis ceci ou cela, « antisémite », « maurrassien », « essentialiste », « barrésien » ou Dieu sait quoi encore, mais à la vérité je ne suis rien de tout cela, et je ne pense pas le devenir. Ce que je suis, et dans bien des domaines ce que je pense, je n'en sais encore trop rien. J'aimerais y réfléchir. Il y a d'ailleurs longtemps que je ne fais rien d'autre. C'est ce que les commentateurs ne comprennent pas du tout... » [17]

Dans le journal intime tout est noté : les faits, les gestes, les pensées, sans les déguiser, fussent-elles laides, les humeurs. Le moi est saisi, non pas comme celui d'un écrivain « classique » qui serait persuadé que le moi est un fait positif, une réalité, qu'il a une essence et est fixe, immuable, éternel, mais un moi mouvant, fluant, fluide, variant sans cesse. Saisir ce moi intime, ce n'est pas l'extimer. Il ne s'agit pas d'exposer son intimité sans tabou, sans censure, l'intimité mise à nu, sans pudeur, sans honte, mais « le spectacle d'une absence ».

« Quand bien même on me rencontrerait, il est plus que probable que je n'y serais toujours pas. « Je n'y suis pour personne » : m'a toujours plu cette phrase du théâtre de boulevard, ou du roman mondain... Mais je n'y suis même pas pour moi-même. Si exhibitionnisme il y a, c'est l'exhibition d'une absence ». [18]

Dans un autre article du même abécédaire, Renaud Camus s'attache à exposer une conception toute moderne du sujet étranger aux autres :

« Lui irréconcilié au contraire, mal aimé, mal aimant, voulant toujours mettre les choses au point, ajouter quelque chose, préciser, corriger. Sensible plus que tout au malentendu. Dans toute conversation, ce qu'il entend surtout, c'est ce qui se perd... » [19]

Pour les Modernes, l'autre, c'est aussi et surtout soi. La véritable expérience de l'altérité n'est pas celle que vantent les ethnologues ou les voyagistes et qui n'est rien d'autre que de l'exotisme de pacotille, c'est soi-même, « soi comme un autre », dit Ricoeur, soi comme étranger à soi. Le journal intime est l'occasion d'une ascèse. Les apparences sont grattées, pour que soit saisie, au-delà des mots et des convenances, la Bête qui est en soi :

« On me prête toute sorte d'opinions, en effet, voire de positions et de thèses ; mais à la vérité, sur la plupart des points, je n'ai pas de vues si arrêtées. Je ne fais que fouiller, fouailler, gratter, tâtonner, creuser ici et là, changer et rechanger l'angle d'observation et tout cela en moi-même, pour commencer. Ce sont là les fonctions d'un journal, tel que je le conçois. » [20]
 

Entre l'instance qui intime et le sujet éclaté qui est la cible et la victime du procès d'intimation, s'étend l'abîme qui sépare l'idéologie des media, arrogante parce qu'elle est dominante, de la littérature, ce tremblé hésitant du sens. En extrayant d'une oeuvre des passages qui, parce qu'ils sont isolés de l'ensemble et séparés de l'ambition qui leur donne sens, peuvent susciter de légitimes interrogations, les intimateurs lisent le journal intime comme le programme d'un parti politique et font des diaristes les porte-parole d'une idéologie. L'examen de conscience d'un sujet fluant est transformé en prise de position idéologique. Nombreux sont les écrivains qui pâtissent ou ont pâti du procès d'intimation. Si la littérature n'est pas préservée des agissements des sociocrates, elle risque de s'étioler. Dans Réelles Présences[21] George Steiner distingue deux types de responsabilités, qu'il désigne par les verbes répondre de (de ses actes, des délits ou des crimes que l'on commet qu'il désigne du mot anglais responsability) et répondre à (ou answerability). Pour ce qui est de l'art ou de la littérature, les critiques, qui ne sont pas du moins en théorie des procureurs ou des commissaires politiques, n'ont pas à exiger d'un écrivain qu'il réponde de ce qu'il a écrit, fût-ce devant un tribunal ; ils ont à répondre à son oeuvre, sa pensée, ses idées. On répond à l'art ; on ne lui demande pas de répondre de ce qu'il est ou dit ou fait, ce dont les intimateurs apprentis ou futurs devraient se pénétrer, à moins que leur but ne soit pas de faire vivre l'art, la pensée ou la littérature, mais de les achever.
   



[1] Définitions du Trésor de la Langue française, CNRS, Klincksieck et Gallimard.

[2] Pour Aristote, « genres ou divisions premières de l'être substance, qualité, quantité, relation, temps, lieu, situation, action, passion, savoir ». Cf. également attributs, « prédicament » ; pour Kant : « concept primitif unité, pluralité, totalité ; réalité, négation, limitation ; substance, cause, réciprocité ; possibilité, existence, nécessité de l'entendement pur s'appliquant a priori aux données de l'intuition »

[3] Le Robert, 1992.

[4] Op. Cit., volume 10.

[5] A. de Musset, 1838, recueilli dans Poésies nouvelles.

[6] Plon, 2001.

[7] L'Imparfait du présent, Gallimard, 2002, p 117.

[8] Etc., op. Cit., article « pouvoir », p 151.

[9] Corbeaux, op. Cit., p 134.

[10] Lire et écrire, Editions de Minuit, 1979.

[11] Réédité aux PUF, 1990.

[12] Mark Sherringham, « Christianisme et éducation », Commentaire, n° 96, hiver 2001-2002, Plon, pp. 837-844.

[13] Grasset, 1928.

[14] L'Ere du soupçon, Gallimard, 1956.

[15] Corbeaux, op. Cit., p 115.

[16] Etc., abécédaire, P.O.L., 1998.

[17] Corbeaux, Op. Cit., p 115.

[18] Etc., article « absence », Op.Cit., p 14.

[19] Ibid., p 154.

[20] Corbeaux, op. Cit., « introduction ».

[21] Réelles Présences, Les arts du sens, Gallimard, Essais, 1991.