Jean-Gérard

LAPACHERIE
 
 

Ecrire la langue française





Dans l'article « Langue, Langage » de l'abécédaire Etc., Renaud Camus, définissant son esthétique et ce qu'il faut bien nommer sa pensée, écrit (dans l'extrait ci-dessous, il parle de lui à la troisième personne et se désigne par lui) :

« Accord total avec la proposition fameuse selon laquelle « on ne se débarrassera jamais de (de quoi, d'ailleurs ? de Dieu ? de la loi ? de l'inégalité ?) tant qu'on ne se sera pas débarrassé de la grammaire » (mais lui en tire les conclusions inverses de celles qui sont suggérées, et s'assure que tant qu'il y aura de la grammaire il pourra y avoir de la loi et de l'ordre*, de la convention* et du contrat*, de la civilisation, de l'inégalité*, des hiérarchies* et, sinon un Dieu*, du moins la claire conscience de son absence*) ». [1]

A cela fait écho, certes dans une perspective autre, Richard Millet, faisant parler Nicole, un des personnages du roman La Voix d'alto :

« Car c'est dans la grammaire, comprenait-elle déjà, que se trouve la clé des mystères, leur révélation aussi bien que le surcroît d'obscurité qui fait qu'ils demeurent mystères même en pleine lumière ». [2]
 

Dans ces extraits, la grammaire n'est pas un simple point technique. Chez Renaud Camus, elle est morale ou esthétique. Dans La Voix d'alto, elle est le lieu d'une haute expérience spirituelle où sont révélés des « mystères ». L'enjeu n'est pas le respect des traditions. Renaud Camus est un disciple de Roland Barthes ; Richard Millet a été formé, au cours des études de lettres qu'il a suivies dans les années 1970 à l'Université de Paris VIII Vincennes, à la modernité critique et littéraire. [3] Ils se situent l'un et l'autre dans la « modernité ». En partie convergentes pour ce qui est de la langue, de la grammaire, de la syntaxe, de ce qu'elles signifient, et pas seulement de l'enseignement que l'on devrait en faire et que l'on ne fait peut-être plus, ce en quoi elles se démarquent des prises de position des académiciens Orsenna, Dutourd ou Mme de Romilly, les conceptions exprimées dans ces extraits contredisent les thèses que les Modernes défendent depuis trente ans ou davantage, à savoir la nécessité de dérégler la langue, d'en oublier les lois, de déconstruire la grammaire, de se limiter à des suites minimales composées d'un sujet, d'un verbe, d'un complément (un seul complément plutôt que deux). Rapportées à l'abîme de discrédit dans lequel a sombré la grammaire, aussi bien chez les linguistes que chez les pédagogues ou chez les critiques littéraires, ces conceptions apparaissent hors de saison ou étrangères à notre temps, intempestives. Ce en quoi elles sont remarquables, c'est qu'elles ne sont pas des opinions disséminées dans un journal ou dans un roman. Renaud Camus et Richard Millet (la conjonction et qui relie les deux noms ne signifie nullement que leurs oeuvres soient sous-tendues par une esthétique et une pensée convergentes bien au contraire et qu'ils forment une « école », un « courant », une « tendance ») traitent en totalité ou en partie de la langue dans des essais, Renaud Camus dans Etc., Répertoire des délicatesses du français contemporain, Du sens, Richard Millet dans Le Sentiment de la langue [4] admirables par la cohérence, l'ampleur, la hauteur de vues que nombre de spécialistes des sciences du langage pourraient leur envier ou devraient leur emprunter.

Leur sentiment de la langue c'est-à-dire la conscience qu'ils ont de l'existence d'une réalité nommée langue française tranche avec le ce qui va de soi, le ce qui va sans dire ou le communément admis.

« J'ai eu (...) le sentiment d'écrire contre mon époque ; sentiment qui me reste aujourd'hui », [5] affirme Richard Millet.

« On sent qu'il éprouve le sentiment constant (qu'il n'a pas l'air de trouver forcément désagréable d'ailleurs) d'être étranger (aux lieux, aux milieux, aux groupes, aux conversations, à l'époque, aux discours) », écrit de lui-même Renaud Camus. [6]

Cette prise de conscience linguistique dessine dans le roman contemporain une configuration inattendue, mais éclairante. Elle impose à qui veut en rendre compte de recourir à un appareil interprétatif qui rompe avec les idées communes portant sur la langue et la société, la langue et l'identité, la langue et les réalités du monde (ces thèses sont examinées plus bas) et auxquelles on oppose ici l'hypothèse écrire la langue française.
 

Un peu de grammaire d'abord. Le sujet, il est vrai, l'impose. Ecrire se construit couramment avec un groupe prépositionnel régi par la préposition en qui signifie « dans » et a un sens locatif. Ecrire en français, c'est écrire dans un lieu qui n'a pas d'étendue, pas de limite, pas de localisation. Il est lieu par métaphore. En français est le lieu où se déploie l'écriture. Dans le titre de cet article, écrire est un verbe transitif qui régit un complément d'objet direct, comme écrire une lettre ou écrire un roman. On distingue deux types d'objet, suivant que l'objet est ou n'est pas affecté par le procès. Dans couper une branche, heurter un piéton, saisir le ballon ou maltraiter un chien, le procès s'applique sur les référents désignés par branche, piéton, ballon, chien : ces objets sont affectés par le procès. Dans écrire un roman ou écrire une lettre, il en va autrement. L'objet direct roman ou lettre n'a pas d'existence dans la réalité avant que le procès ne s'applique sur lui. Ils n'ont de référent qu'une fois le procès effectué. En syntaxe, on distingue ces objets, qualifiés d'effectués, des objets affectés, qui préexistent au procès. C'est le procès qui crée l'objet. Dans écrire un roman, roman n'a de référent qu'après avoir subi le procès du verbe. Les verbes qui sont suivis d'un objet effectué ne sont pas nombreux : ce sont composer (un bouquet, une sonate), construire (une maison), peindre (un tableau), dessiner (son portrait)... Ecrire compte parmi ces verbes. Dite en d'autres termes, l'hypothèse qui sous-tend le titre est que la langue française [7] ne préexiste pas à l'écriture et qu'elle n'accède à l'existence que dans l'écriture ; pas dans la parole, ni même dans l'énonciation, mais dans l'énonciation scripturaire. [8]
 

Deux réalités doivent être distinguées : la langue française et le français. Le français est fait de ces énoncés banals et quotidiens dont les linguistes décrivent la phonétique, la morphologie ou la syntaxe. Il existe, il nous est donné, c'est ce que nous parlons quotidiennement, il est en nous, il est aussi dans les grammaires et autres ouvrages traitant du français fondamental, du français parlé, du français courant, du français ordinaire, etc. La langue française, elle, est en puissance. Elle surgit dans l'acte d'écrire, comme l'exprime Richard Millet.

« Ecrire (...), (c'est) une conscience, douloureuse en même temps que jubilatoire, de l'histoire et des possibilités de la langue ». [9]

Le français est sans façon, sans apprêt, immédiat ; c'est un stock de constructions, de mots, de phrases toutes faites, d'exemples de grammaire, d'expressions figées, de clichés, de tics, d'idées reçues, de fragments de discours sclérosés, etc. Ecrire le français n'aurait pas de sens : le français ne peut pas être un objet effectué. On écrit en français, on écrit la langue française. La métaphore de l'horizon indépassable à laquelle recourt Roland Barthes pour définir la langue [10] se rapporte en fait au français, pas à ce qui est nommé ici la langue française. C'est le français qui est, pour nous Français, un horizon indépassable, encore que rien ne nous interdit, comme le font parfois nos compatriotes, d'écrire en occitan, en breton, en anglais, en alsacien, etc. La langue française, parce qu'elle ne préexiste pas à l'acte d'écrire, n'est pas une clôture. Elle ne limite pas l'expression, elle ne l'entrave pas non plus. Comme elle accède à l'existence de façon singulière et unique, toujours provisoirement, si bien qu'à chaque instant, tout est à recommencer, elle sera dite semelfactive.

L'auteur de ces lignes a conscience que l'hypothèse qu'il expose ici conduit à gommer ce qui fonde ou a fondé les études littéraires. Il en va par exemple des distinctions que l'on fait ou que l'on tente d'établir entre langue et style, entre divers niveaux de langue (ou de style), entre langue et parole, entre style et écriture. Il n'est pas question de nier ces distinctions (comment pourrait-on le faire ?), mais de montrer qu'elles sont peut-être moins opératoires qu'on ne le croit et d'atténuer des oppositions trop tranchées.

On objectera aussi le vaste corpus de textes regroupés sous la rubrique littérature française. Certes. Ce corpus a beau être des événements de langage, il n'est pas pour autant la langue française. Ce que Richard Millet nomme sentiment de la langue (id est conscience de l'histoire et des possibilités de la langue) ne se réduit pas au seul corpus. En bref, le corpus est un corpus, rien d'autre. Pour comprendre la distinction établie entre français et langue française, citons Saussure. « Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions : les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau ». [11] De même que le français est la somme des « empreintes déposées dans chaque cerveau », [12] la langue française est la somme des empreintes (ce terme est entendu au sens matériel, elles sont imprimées) déposées dans le vaste corpus des oeuvres de la littérature française. La langue selon Saussure correspond au français ou à ce que le linguiste américain, Stephen Pinker, nomme l'instinct de langage[13] la faculté innée qui fait que chaque être humain se met à parler dès qu'il est âgé de dix-huit mois à quatre ans.
 

L'hypothèse qui sous-tend cet article n'est paradoxale qu'en apparence. La langue française est un fait de culture (entendu dans le sens latin cultura animi de ce terme [14]) ou un phénomène de civilisation (les termes culture et civilisation ont ici quasiment le même sens). Elle émane de la volonté de juristes ou d'écrivains qui ont conçu, à l'instar du latin, langue universelle des clercs du Moyen Age, la possibilité d'une langue en partie artificielle, mais qui palliât la forte hétérogénéité linguistique d'un territoire qui n'était pas encore la France et grâce à laquelle pouvaient commercer des sujets qui parlaient des idiomes d'oc, d'oïl ou des variétés dialectales de chacun de ces idiomes. Ce fait est établi, entre autres linguistes, par Daniel Baggioni [15] qui étudie les processus de grammatisation [16] ou techniques fondées sur des ouvrages de grammaire, de rhétorique, de logique, de bien parler et de dictionnaires, faisant de la langue un objet d'étude pouvant de fait être enseigné à la suite desquels les langues littéraires d'Europe sont devenues peu à peu à partir du XVe siècle des langues communes, lesquelles ont été instituées à partir du XIXe siècle en langues nationales.

Ces travaux savants vont à l'encontre de la thèse qui a été enseignée dans les universités pendant un siècle ou plus et qui présente la langue française comme l'idiome naturel d'un peuple ou d'une ethnie. Ce peuple, dont l'un des siens exerçait le pouvoir royal et qui disposait des forces militaires d'un Etat central, a obligé par la force des peuples soumis à user de cet idiome qui leur était étranger. Tel est le roman noir de la langue française que racontent aujourd'hui les militants régionalistes corses, bretons, flamands, occitans, etc. La matrice de cette thèse a été façonnée par la grammaire comparée et la linguistique historique, disciplines qui se sont développées en Allemagne aux XIXe et XXe siècles et qui reposent sur le présupposé suivant lequel la langue, parce qu'elle varie suivant les particularités ethniques et biologiques de chaque peuple, présente les mêmes spécificités que les hommes qui la parlent, qu'elle est, avec la race, le fondement de l'identité d'un peuple et la racine de la nation politique qui se confond avec le peuple ; bref, dans l'idéologie allemande qui émerge chez Herder, [17] la langue est biologique, ethnique, raciale. C'est « l'emblème de l'espèce », « le lien de la famille », « l'instrument de l'éducation », « le chant héroïque des actions des pères », « la voix venue de leurs tombes ». [18]

Dans cette thèse, qui a connu un large succès dans les pays arabes à la fin du XIXe siècle et pendant tout le XXe siècle, la langue est culture, au sens que ce terme a en anthropologie. Pour le poète libanais francophone Salah Stétié, elle est le miroir ou la source ou la garantie de l'identité d'un peuple, ce qu'il est ou ce qu'il croit qu'il est. Salah Stétié soutient cette thèse à propos de l'arabe, pas du français. Les écrivains de la nahdah ou renaissance des lettres ont « compris que la restauration de l'identité communautaire (...) devait se faire par l'intermédiaire de la langue arabe », (qui constitue) « à l'heure de l'anxieuse quête de l'identité, cette inaltérable garantie d'açala, d'authenticité, ultime et puissant recours contre l'agression étrangère ». [19]

La dimension identitaire de la langue arabe est justifiée par le « lien exceptionnel métaphysique, ontologique, existentiel qui s'est forgé au fil des ans entre l'homme arabe et sa langue », « dur lien institué ». [20]

A l'opposé, la langue française est une langue littéraire, qui existe à l'écrit et par l'écrit, qui n'est pas identitaire, qui résulte de compromis négociés, de transactions longues, d'un commerce prolongé entre des hommes parlant des idiomes divers et qui ont voulu s'agréger librement à un espace commun, à condition qu'il soit « culturel », au sens latin du terme culture : celui d'effort constant fait par les hommes pour se détacher de la nature et de leur nature, se forger un destin, échapper à ce qui les détermine, s'élever au-dessus d'eux-mêmes. Elle n'appartient à personne et n'est pas signe d'appartenance. N'étant ni avoir ni être, elle se situe au-delà de l'appartenance. On ne la possède pas, elle ne possède personne. Renaud Camus exprime cette thèse, dans la plus admirable, la plus juste et la plus lucide des définitions que l'on ait données de la langue française : entité « utopique », hors lieu, hors sol ou sans lieu d'enracinement, langue instituée, abstraite, langue qui ne sourd pas naturellement des profondeurs de l'être, mais qui suppose un effort pour être, langue qui préfère le commun au particulier et qui incite à dépasser les singularités pour atteindre l'universel :

« Le français « cultivé », c'était le français de France, une entité presque u-topique, en l'occurrence, dépourvue d'assise topographique particulière, au point que ses ennemis pourraient le traiter d'abstraction. Mais la loi aussi est une abstraction, la Constitution de même, et pareillement la syntaxe, et n'importe quel formalisme, qui est toujours l'effet d'un effort d'abstraction, sacrifiant (provisoirement) le particulier à l'élaboration d'un contrat, d'une convention, d'un langage tiers : lequel n'étant à personne pourra être à tout le monde ; et de la sorte favoriser les échanges, ou la paix civile ». [21]
 

L'hypothèse écrire la langue française extraite de quelques-uns des textes de Renaud Camus et de Richard Millet conduit à interpréter leurs conceptions linguistiques (qui rompent dans des proportions notables avec les doxas que les sciences sociales et humaines ont diffusées dans la littérature depuis plus d'un demi siècle), sans les renvoyer (ce serait facilité intellectuelle) à une quelconque régression ou à un retour à la tradition, au classicisme, au passé, à l'esprit anti-moderne (ou post-moderne).

En matière de relations entre la langue et la société, la thèse la plus largement répandue est la variation. Le français n'est pas homogène, réalité dont avaient déjà conscience les grammairiens du XVIIe siècle. Il varie dans l'espace, dans le temps et aussi suivant la fragmentation de la société en classes. De même que les sociologues divisent la société en classes antagonistes, réparties suivant l'axe de la hiérarchie en dominantes ou en dominées, les sociolinguistes divisent la langue en niveaux, qu'ils répartissent de haut en bas du plus au moins prestigieux. Le français nivelé serait l'image d'une société classée. De ce point de vue, le récit qui illustre le mieux cette thèse est La Place, dans lequel l'évocation par Annie Ernaux des goûts et des habitus des classes populaires doit beaucoup aux thèses sociologiques que Bourdieu expose dans La distinction[22]

«  Il se trouve des gens pour apprécier le « pittoresque du patois » et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l'esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui-même n'a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément.... Pour mon père, le patois était quelque chose de vieux et de laid, un signe d'infériorité ». [23]

Annie Ernaux écrit en littérature avec les mots simples, les phrases plates, dont elle usait quand, enfant ou jeune fille, elle écrivait à ses parents prolétaires. La fragmentation de la société l'oblige à opter pour une « écriture du constat » de peur de trahir ceux dont elle s'est éloignée. L'inégalité des niveaux de langue est source de souffrances, de douleurs, d'humiliations, de rancoeurs, de ressentiments.

« Puisque la maîtresse me « reprenait », plus tard j'ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que « se parterrer » ou « quart moins d'onze heures » n'existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois : « Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps ! » Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancoeur et de chicanes douloureuses, bien plus que l'argent ». [24]

A l'opposé, chez Renaud Camus et chez Richard Millet, le contact des langues est source de bonheurs. Richard Millet évoque le « polyglottisme (...) heureux » [25] de « (son) enfance enchâssée dans ce mélange de patois limousin et de français, langues liées de façon heureuse ; comme chêne et lierre ». [26]

La langue française, parce qu'elle ne préexiste pas à l'acte d'écrire, est indifférente à la division de la société en classes, si tant est que cette division soit pertinente en littérature ou en art.

Dans les groupes d'avant-garde qui se sont formés dans les années 1960 et 1970, Tel Quel, Change, pour ne citer que ceux-là, et qui ont contribué à forger notre modernité, la langue a été un enjeu social. Pour faire advenir la « Révolution » et une société sans classe, dont les guides seraient les prolétaires, des écrivains ont choisi de s'attaquer aux superstructures, aux représentations, aux mentalités qui, selon eux, formaient les principaux obstacles à l'avènement d'une société nouvelle. Leur cible a été la langue, parce que la langue, définie comme un « horizon indépassable », imposerait à ceux qui la parlent, mal gré qu'ils en aient, une vision (conservatrice) du monde, des idées reçues, des doxas... A cette démarche d'expérimentation « révolutionnaire », Richard Millet a opposé la langue française.

« L'amour de la langue m'est venu très tôt, par la pratique heureuse de trois langues : le français, le patois limousin et l'arabe. Le sentiment de la langue m'est venu lorsque je me suis trouvé confronté aux écrits de Tel quel, par exemple, dont les menées contre la langue m'ont semblé, si j'ose dire, un Auschwitz de l'esprit : moment où la langue s'est trouvée niée en tant que telle, mise à mort, ruinée dans sa syntaxe et son esprit. Devant ce projet qui avait pour but de créer une situation révolutionnaire, je me suis tourné vers les classiques, vers l'histoire de la langue... » [27]

On trouve des traces de la thèse sociologique chez Renaud Camus.

« La langue est sociale de part en part. La moindre phrase situe plus précisément que n'importe quelle pièce de vêtement, ou n'importe quelle manière de table ». [28]

La conclusion qu'il en tire va à l'encontre du simple constat de diglossie, auquel Annie Ernaux reste fidèle. Au sommet de la hiérarchie, trône une langue dominante (acrolecte) ; tout en bas, dans la position qu'occupent les classes dominée, se parlent les basilectes, à savoir le patois ou le français populaire de la famille d'Annie Ernaux, l'acrolecte étant aux basilectes ce que la bourgeoisie est au prolétariat. A cette thèse, Renaud Camus oppose une analyse plus subtile. Se fondant sur ce que Guy Debord dit de la prolétarisation du monde, il constate qu'une classe, la petite bourgeoisie, celle qui contrôle les media, l'école et qui pense bien (en fait, elle opine plus qu'elle pense) la petite bourgeoisie honnie par Flaubert, celle de l'apothicaire Homais -, parce qu'elle domine la société, impose comme des normes ses habitudes (ou habitus, pour employer un terme cher à Bourdieu), dont ses habitudes langagières à savoir ce que est nommé ici le français.

« Reste que c'est plutôt à un « petit-embourgeoisement » général (...) que nous ont offert d'assister les trente dernières années le prolétariat devenant petit-bourgeois (...), mais toutes les autres classes aussi bien, comme si la petite-bourgeoisie était le lieu de rendez-vous de toutes les composantes de la société, le melting pot du futur, le creuset de la grande unité idéologique et langagière ». [29]

Le français de cette immense classe sociale, qui se confond avec la société qu'elle a tout entière absorbée, est caractérisé par deux faits de langue récurrents : c'est vrai que et être soi-même. Le premier est une tautologie, puisque toute assertion pose un énoncé comme vrai. Le second résume le seul commandement de cette classe. C'est l'injonction d'authenticité : il faut être soi-même, vivre dans le présent, exprimer sans façons ni détours ce que l'on est. Pour ce qui est de l'expression, la conséquence en est la multiplication d'énoncés à la syntaxe lâche ou au vocabulaire impropre. Le sujet qui parle ou qui écrit est tout entier dans les énoncés qu'il émet. C'est la loi de la libre expression ou de l'expression qui n'a pas d'autre but que de se réaliser sans entrave (sans les entraves de la syntaxe ou de la langue) hic et nunc. L'écrit se rapproche de l'oral, pour exprimer de la façon la plus transparente possible l'identité de celui qui parle. Le français est l'exutoire [30] de soi dans ce creuset de l'idéologie du sympa. L'exemple le plus caricatural est offert par deux ou trois maisons d'édition réputées, peut-être à tort, pour leur sérieux (Le Robert, Larousse, Hachette) et le soin que l'on y portait à décrire la langue française et dont les lexicographes se font gloire désormais de « mettre une casquette Nike au vieux dictionnaire », dans le but de complaire aux jeunes en faisant chébran[31] La séparation entre la langue et ce que l'on est ou croit être (les tripes, les pulsions, le désir, le soi, le corps) s'évanouit. Tout compte fait, cette conception n'est que la formulation allégée, c'est-à-dire débarrassée de toute référence à la race, de la thèse germanique et arabe de la langue, pensée comme la source et la preuve de l'identité « culturelle » d'un peuple ou d'un individu.

A ce sympa relâché, qui fait fonction à la fois de morale, d'esthétique, d'idéologie, Renaud Camus oppose la convention, le contrat, les formes, la syntaxe, le formalisme, qu'implique et impose la langue française (au sens où ce mot est entendu dans le titre), cet espace neutre, « hors sol » et abstrait, où se font les transactions et le commerce des idées. Les délicatesses, finesses, élégances, subtilités, raffinements syntaxiques et sémantiques sont à la fois agréables et nécessaires, non pas comme signes de « distinction » ou parce que la classe sociale dominante les légitime (en fait, la petite bourgeoisie impose en guise de langue son propre usage fait de scies, clichés et autres impropriétés), mais parce que ces délicatesses supposent des conventions, des formes, des institutions, une abstraction, de la courtoisie à l'égard d'autrui et que rien n'est pire que l'absence de formes, l'immédiat, le transparent, l'abandon dans la libre expression où chacun se donne à voir dans sa nudité, sans apprêt,tel qu'il est, et croit exhiber son être dans ce qui lui appartient ou ce à quoi il croit appartenir. A propos de « c'est vrai que », il écrit :

« Signe d'appartenance, pourtant, avant toute chose : mais non pas à une génération ni à un milieu, car il est presque universel, parmi les locuteurs du français ; signe d'appartenance à une époque plutôt, à la communauté des gens qui parlent comme tout le monde, sans faire d'histoires ni trop s'interroger sur ce qu'ils disent, et comment ». [32]

On comprend que le choix de la langue française ait fait de Renaud Camus un étranger à son époque et que le sentiment de la langue ait convaincu Richard Millet de la nécessité d'écrire contre son temps.
 

Pour Richard Millet, « écrire (...), c'est aussi une tension improbable vers (la) pureté (de la langue) une pureté idéale qui serait pour l'écrivain manière d'accéder à une forme d'innocence ». [33]

La pureté en matière de langue a mauvaise presse à juste titre. Elle est mise en parallèle avec la pureté du sang, qui fut l'obsession de l'Espagne de la Reconquista, ou avec la pureté de la « race », objectif qu'ont poursuivi les nationaux socialistes en Allemagne et qui hante les groupes et pays islamiques. Il est vrai que les défenseurs de la pureté de la race ont fait en sorte aussi que la langue qu'ils parlaient soit débarrassée des mots étrangers ou jugés impurs. Ces convergences pourtant ne doivent pas nous interdire de penser l'exigence de « pureté » qu'expriment Richard Millet et Renaud Camus. Il arrive plus fréquemment qu'on ne le croit que des idéologues hostiles au purisme admirent sans exprimer de réserve des pays qui ont été purifiés ethniquement. Ainsi, dans L'Egypte, impérialisme et révolution[34] le spécialiste de l'islam Jacques Berque se moque de ces Egyptiens cosmopolites, progressistes et tolérants, juifs, membres de minorités religieuses ou ethniques, coptes, grecs catholiques, melkites, etc. qui prétendaient écrire dans un français pur et constituer en Egypte une littérature de langue française, en même temps qu'il exalte les prétendus bienfaits du coup d'état militaire réussi en juillet 1952, à la suite duquel les juifs et les étrangers ont été chassés ou expulsés d'une Egypte purifiée et ce pays conduit dans un abîme de misère, de corruption, de barbarie. Dans ce cas précis, la timide défense de la langue française est tout à l'opposé de la purification ethnique.

Pour penser la question, prenons pour exemple catharsis. Longtemps, ce terme a été traduit par purgation. On montrerait les passions sur une scène de théâtre, afin que les spectateurs, effrayés des ravages qu'elles entraînent, s'en détournent ou s'en libèrent, les passions étant jugées mauvaises par la morale judéo-chrétienne. Or il est possible de traduire catharsis autrement. Purification [35] semble plus juste que purgation. La catharsis consiste à montrer les passions à l'état « pur », à les représenter sans déchet, sans mélange, sans bruit de fond, sans interférence, comme on dit d'un son ou d'un vin qu'il est pur. De fait, le pureté consiste à montrer la langue française sans doxas, sans fragments sclérosés, sans scie, sans clichés ni stéréotypes. C'est dans ce sens qu'il faut entendre l'exigence de pureté, qu'exprime Richard Millet dans l'extrait cité ci-dessus et qu'il complète de la volonté de « déployer » la langue.

« (L'écrivain Siriex) sait que le devoir de l'écrivain n'est pas de prendre position sur le monde, mais de déployer l'entier de la langue, de la perpétuer ». [36]

A l'opposé des expérimentations formelles valant pour un « Auschwitz de l'esprit », l'idéal de pureté permet de restaurer la langue dans son « entier » et de la déployer, afin qu'elle exprime les plus hautes expériences spirituelles.

« Dans sa tension vers un état idéal et son mouvement permanent de purification, de classicisation, la langue a toujours à voir avec la peur, l'intime, l'impossible, l'ordre, la perpétuation, l'innocence, l'abjection, la grâce ». [37]

Quand elle est déployée pour elle-même, dans sa pureté, elle permet de percevoir le monde et de distinguer le présent et le passé, soi et autrui, ici et ailleurs, soi et le monde. Le monde ne se ramène pas à soi ou à ce que l'on croit être. Rien n'est immédiat, on n'appréhende pas les réalités du monde en écoutant sourdre en soi des bouffées d'existence et en se contentant de les exprimer telles quelles :

« Loin d'être de simples moyens d'expression (ce qu'ils sont aussi, bien entendu), langue et langage (vocabulaire, syntaxe, style) sont constamment donnés chez lui (en accord d'ailleurs avec le modernisme classique) comme des instruments de perception.... L'oeil est un muscle très bête (sic) qui ne sait voir que ce que l'esprit peut nommer tandis que l'esprit ne saurait percevoir et appréhender, lui, que ce que la syntaxe (et particulièrement l'analyse logique, avec ses « principales » et ses « subordonnées ») lui a appris à classer et à hiérarchiser* ».

Ce à quoi fait écho Richard Millet dans La Voix d'alto :

« Les langues, comme la musique ou le désir, ne nous expliquent pas le monde, ne lui donnent pas de sens : elles le donnent à voir pour mieux nous le dérober, le restituer à l'énigme qui nous maintient éveillés et fait que nous nous obstinons à y voir clair tout en cheminant dans le lit de fleuves que certains appellent aussi le temps ». [38]
 

L'hypothèse exposée dans cet article est, on l'a compris, une manière de défiance vis-à-vis des descriptions auxquelles les linguistes réduisent ou croient réduire la langue et vis-à-vis des sciences sociales et humaines, dont les thèses contaminent la littérature depuis un demi siècle ou davantage. Elle n'est pas neutre. Elle repose aussi sur la conviction que la littérature, le roman, la fiction, etc. à condition que les écrivains expriment la volonté ou nourrissent l'ambition de faire émerger la langue française et qu'ils rejettent la doxa (ou les oukases) des prétendues sciences de « l'homme » et de la « société », sont en mesure bien qu'on ait essayé de les convaincre du contraire de saisir le monde, d'en dire les réalités secrètes ou cachées et de donner vie à l'esprit.
   



[1] Etc., Abécédaire, P.O.L., 2000. Les astérisques de la citation renvoient à d'autres articles d'Etc. Bien entendu, loi, ordre, inégalité, hiérarchies n'ont pas chez Camus le sens qu'ils ont dans les mots d'ordre de la politique ou de l'idéologie. Les références à l'ordre, l'inégalité, les hiérarchies, la civilisation, la loi, etc. sont une protestation contre le relativisme culturel généralisé et l'injonction « tout se vaut », que nous imposent les ethnographes et qui consistent à constater, décrire, recenser, inventorier des faits dits de « culture », tout en interdisant de porter sur ces faits un jugement qu'il soit de valeur ou non.

[2] La Voix d'alto, Gallimard, 2001, p 45.

[3] Cf. « Le corps du professeur », in Le sentiment de la langue, I, II, III, pp. 268 à 296, La Petite Vermillon, La Table Ronde, 1993.

[4] Renaud Camus, Etc. op. Cit., Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L. 2000, Du sens, P.O.L., 2002 ; Richard Millet, Le sentiment de la langue, op. Cit.

[5] Ibid. p 266.

[6] Renaud Camus, article « appartenance / inappartenance », Etc., op. Cit., p 25.

[7] Dans le titre, le complément d'objet n'est pas déterminé par le partitif de la. Ecrire de la langue française aurait signifié qu'un prélèvement a été effectué dans un ensemble nommé langue française, de sorte que l'objet direct du verbe écrire aurait désigné une partie de cet ensemble. Le déterminant la renvoie à la totalité de l'objet et non à une partie prélevée dans cette totalité, totalité de l'objet qui accède à l'existence grâce au procès.

[8] Ecriture est entendu ici dans les deux sens matériel et spirituel du terme, comme chez François Furet et Jacques Ozouf, qui, reprenant à leur compte les thèses de Jack Goody, Elisabeth Eisenstein, Henri-Jean Martin, montrent que l'écriture, en se généralisant à partir de la fin du XVe siècle, a permis à des hommes, de plus en plus nombreux, à mesure que l'apprentissage de l'écriture se répandait, de s'extraire de la communauté à laquelle ils appartenaient naturellement et où ils étaient condamnés à rester éternellement, pour devenir des sujets et accéder à la conscience de soi : « La transformation du mode de communication dominant modifie le tissu social même, et désagrège le groupe au profit de l'individu. La culture orale est publique, collective ; la culture écrite est secrète et personnelle. C'est ce grand silence à l'intérieur duquel l'individu s'aménage une sphère privée et libre » (François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire, Editions de Minuit, 1979).

[9] Richard Millet, « Passages, détours, mesures », in Le Sentiment de la langue, op. Cit., pp. 261-262.

[10] Le Degré zéro de l'écriture, Le Seuil, 1953.

[11] Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, Payot, 1916. Chapitre III.

[12] Ibidem.

[13] Odile Jacob, 1996.

[14] Cf. Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, réédition folio essais.

[15] Langues et nations en Europe, Payot, 1997.

[16] Sylvain Auroux, Histoire des idées linguistiques, 3 volumes, Mardaga, 1990.

[17] Traité sur l'origine de la langue, 1770, réédition Aubier, 1973.

[18] Ibidem, p 157.

[19] Salah Stétié, La Unième Nuit, « les difficultés d'une écriture », Stock, 1980.

[20] Ibidem.

[21] Article « accent », Répertoire..., op. Cit., p 25.

[22] Pierre Bourdieu, La distinction, « critique sociale du jugement », Les éditions de minuit, 1979.

[23] Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1983.

[24] La Place, op. Cit.

[25] « Entretien de Brive », in Le Sentiment de la langue, La Table Ronde, Petite Vermillon, p 247.

[26] Ibid. « Passages, détours, mesures », p 253.

[27] Le Sentiment de la langue, op. Cit., « passages, détours, mesures », p 266.

[28] Répertoire..., op. Cit., introduction, p 14.

[29] Ibid. pp. 12-13.

[30] Trésor de la Langue française : « Abcès local provoqué et entretenu pour favoriser une suppuration locale »... « Orifice, conduit servant à évacuer un trop-plein d'eau usée ou polluée ou d'eau de pluie ».

[31] Lire à ce sujet dans L'Imparfait du présent d'Alain Finkielkraut, Gallimard, 2002, les trois pages admirables qui sont intitulées justement « mettre une casquette Nike au vieux dictionnaire ».

[32] Répertoire..., op. Cit., article « c'est vrai que », p 99.

[33] Richard Millet, « Passages, détours, mesures », in Le Sentiment de la langue, op. Cit., pp. 261-262.

[34] Gallimard, 1967.

[35] Cf. Aristote, Poétique, édition de Jean Lallot et Dupont-Roc, Le Seuil, 1980.

[36] Richard Millet, « Passages, détours, mesures », in Le Sentiment de la langue, op. Cit., pp. 261.

[37] Richard Millet, « Entretien de Brive », in Le Sentiment de la langue, op. Cit., p 257.

[38] Op. Cit.