Du sens, de Renaud Camus,
compte-rendu à paraître dans la revue Libres, n° 7 ou 8, juin ou septembre 2002
Par Jean-Gérard Lapacherie
 
 
 
 
 

Renaud Camus, Du sens dans ses rapports avec l'origine, le temps, l'histoire l'étymologie la morale, la culture, la littérature, l'éducation, la nationalité, l'immigration," l'affaireCamus ", etc., P.O.L., 2002
 

Voilà un livre éblouissant. Chacune des 552 pages dont il est fait est un vrai feu d'artifice de culture, d'intelligence, de savoir vrai, de science, de style, de lucidité et confirme que Renaud Camus n'est pas seulement un romancier modernissime ou un écrivain d'avant-garde, mais aussi un vrai penseur, qu'il pense non seulement le langage, l'art, l'interprétation ("l'herméneutique"), la littérature, mais aussi la culture, la politique, l'instruction publique, la transmission des savoirs, la civilisation, la France, l'Europe, bref tout ce qui fait "sens" pour nous et comment se fait "sens" : son trajet ou son cheminement. Dans Etc., autre ouvrage admirable, publié en 1998, Renaud Camus se déclare "Français par Montaigne" (et autres figures, mythes, oeuvres, mots, thèmes de notre pays). Il y a du Montaigne en lui et Du Sens tiendra dans la culture des générations futures (à condition que la littérature soit encore enseignée) la place centrale que les Essais ont occupée pendant deux ou trois siècles dans la culture littéraire des jeunes Français. Dans les années 1960, le livre de Greimas intitulé Du sens a servi de bible aux structuralistes. Eh bien la bible de la science structuraliste est au livre homonyme de Camus ce que le catalogue de la Manufacture des Armes et Cycles de Saint-Etienne est à La Recherche du temps perdu.
 

La réflexion de Renaud Camus se développe à partir de la volonté exprimée par la Turquie d'adhérer à l'Europe : «C'est une question qui en implique des dizaines d'autres, toutes de la plus haute importance. Elles ne sont pas seulement politiques, bien loin de là ; certaines sont à proprement parler philosophiques, ontologiques, herméneutiques, etc.»
 

Cette adhésion pose un problème de sens. Que signifie "Europe" ou "France" ou "étranger" ou "antiracisme" ou "civilisation" ou "culture" ? «Pour commencer il y va du sens du mot Europe, bien entendu. Mais il y va du sens de tous les mots, aussi bien - et même du sens tout court, en tant que tel».
 

Europe, européen, France, français ont-il un simple sens juridique et administratif ? Pour la plupart de nos contemporains, est européen ou français celui qu'une convention ratifiée par un ou des Etats et appliquée par des fonctionnaires déclare européen ou français. Autrement dit, ces mots ont un sens plat, neutre, "blanc" et univoque. Il suffit de disposer d'un passeport qui porte française en face de la mention nationalité pour être français. Alors que, dans tous les pays du monde, les adjectifs de nationalité, tels italien, arabe, chinois, japonais, iranien, etc. englobent dans leur sens toute l'histoire de ces peuples, il en va différemment de français. Français et européen n'ont plus de sens en eux-mêmes. Ils sont coupés de leur histoire - histoire des mots et des sens qu'ils ont eus au cours des siècles et qui se sont agglutinés, histoire des hommes aussi. Ils sont devenus de simples étiquettes et il suffit d'une décision prise pour que le même mot soit étiqueté sur une autre réalité, sans tenir compte de ses sens anciens. De cette manière, une simple décision a débaptisé l'Université de Paris. Pendant plusieurs siècles, elle a été La Sorbonne. A partir de 1969, elle s'est nommée Paris I ou Paris II ou Paris III ou Paris IV ou Paris V ou Paris VI ou Paris VII. Dans le nom Sorbonne se sont déposés au fil des siècles des sens divers qui forment comme un feuilleté ou des strates géologiques et qui ont aune histoire longue, tantôt glorieuse, tantôt honteuse ; ils sont liés à la vie culturelle et intellectuelle de la France, et l'imaginaire des Français, qu'ils nourrissent, y donne du prix. Paris IV désigne froidement ou administrativement ce qui a été institué et n'a pas d'histoire.
 

Européen, français, étranger, etc. tous les mots qui sont les nôtres n'ont-ils que le sens que la convention impose? Sont-ils arbitraires? Ou bien véhiculent-ils aussi une histoire, une culture, un imaginaire, une vision du monde, un art de vivre, une poétique? On reconnaît là les termes d'un débat qui oppose, dans le dialogue de Platon intitulé Cratyle, Hermogène à Cratyle. Dans un premier temps, Socrate tranche contre Hermogène, dans un second temps contre Cratyle, l'essentiel pour lui n'étant pas de connaître les mots (ou leur essence) mais les choses. Renaud Camus sait que la linguistique - non pas toute la linguistique, mais la partie de cette science qui est dominante, la seule qui soit enseignée dans les Universités - a donné raison à Hermogène, partisan de la convention ou de l'arbitraire des signes. Lui, il préfère choisir le camp des vaincus. Il étudie le sens "dans ses rapports avec l'origine, le temps, l'histoire, l'étymologie, la morale, la culture, la littérature", et il montre que la conception que l'on s'en fait - simple convention plate, blanche, neutre, froide ou couches déposées par le temps les unes au-dessus des autres, stratifiées avec des failles, un épicentre, des abîmes, des trous, comme la terre elle-même ou comme chacun de nous - nourrit les débats sur l'éducation, la nationalité, l'immigration, la culture, la civilisation, l'histoire de la France.
 

Pour en revenir à français, on pouvait se dire français ou être qualifié ainsi au XIIIe s. sans jouir de la nationalité française (cela n'existait pas) et sans qu'il y eût même une nation française au sens moderne du terme. Des peintres contre Claude Gelée ou Georges de la Tour sont considérés comme français, bien qu'ils soient nés et aient vécu en Lorraine. Dans art français, musique française, paysage français, littérature française, etc., français n'est pas une simple étiquette convenue ou commode. L'adjectif réfère à des qualités, des manières de penser ou de sentir, des façons d'être au monde, des expériences millénaires, qui se sont agglomérées dans le mot au cours des siècles. Pour Renaud Camus, l'origine du sens nous est à jamais perdue. Il est vain de remonter à la source première. Ce serait folie aussi. En revanche, le sens est moins une convention qu'une histoire des sens que les siècles ou même les millénaires ont déposés dans le langage et dans l'esprit des hommes. Personne ne tient à ce que cet héritage soit bradé, sauf peut-être ceux qui sont animés d'une haine sans limite de la France, de sa culture, de son peuple. Ces sens anciens, même s'ils ont tendance à s'atténuer ou à perdre de leur vigueur, coexistent avec les sens nouveaux, agissent sur eux, les fécondent, y donnent du prix. Aucun écrivain, poète ou citoyen ne peut accepter qu'ils soient jetés dans les poubelles de l'histoire, comme on fait brûler dans les incinérateurs d'ordures les emballages vides.
 

Renaud Camus est sensible à la perte du sens. Il refuse que le sens s'en aille. On comprend pourquoi il a dû affronter les foudres et la censure des tenants de la pensée unique, si puissants dans les media, et de tous ceux qui, par veulerie, haine de soi, bêtise, désir de faire carrière, cupidité, opportunisme, se rallient aux sens convenus et plats. Imposer des sens nouveaux à des peuples, sans qu'ils aient leur mot à dire, condamnés qu'ils sont à s'enfermer dans le mutisme annonciateur de la mort, les obliger à renoncer à tous les sens qu'ont charriés au cours de l'histoire Europe, européen, France, français, culture, cultivé, civilisation, etc. c'est faire subir à la France et aux Français une violence inouïe et injuste, qu'ils ne méritent en rien.
 

La perte du sens a des conséquences tragiques. Sur le sens lui-même, bien sûr, qui s'appauvrit, mais tout aussi bien sur la transmission, l'éducation, la culture. La victoire d'Hermogène est rendue possible par la croyance idéologique dans l'être qui se croit transparent à lui-même, immédiat, "l'être soi-même", qui, parce qu'il est déjà là, tout entier fait, n'a plus besoin de se "former", n'a plus à se projeter vers l'avenir ou à s'élever au-dessus de ce qu'il est. Deux expressions résument cette croyance : la tautologie "c'est vrai que" et la fausse maxime morale "sois celui que tu es", qui, abolissant la distinction entre ici et ailleurs, entre je et l'autre, entre l'autochtone et l'étranger, entre maintenant et jadis, nient l'éducation, la nécessité des formes, le long processus de civilisation, la courtoisie, la civilité. Exprime-toi librement, exprime ce que tu es, méprise les formes et les détours, oublie le passé, jette l'histoire aux oubliettes, voilà les injonctions que nous assène l'idéologie dominante. Dès lors, on comprend mieux la hargne haineuse avec laquelle l'intelligentsia a accueilli ces positions. La mauvaise foi a fait le reste. Dans le tremblement du sens, les failles, les retours, les retouches, les repentirs, qui définissent l'art de Renaud Camus, elle a cru lire une téléologie, et montrant le régime de Vichy, elle s'est écriée : «Voilà le sens (au sens de "direction" ou de "but à atteindre") où tu veux nous conduire». En fait, la perception littéraire du monde a cédé la place à l'imposition d'en haut de vérités convenues et préformées. Si France, Europe, européen, français ne sont plus que des étiquettes, dont le sens varie au gré des modes ou des décisions du pouvoir idéologique, le Loft est notre seul avenir et il est naturel que ne fassent plus l'objet d'un enseignement suivi et systématique l'histoire, la chronologie, la langue, la syntaxe, la culture, la littérature, délaissées au profit des articles de presse ou de la publicité.
 

Jean-Gérard Lapacherie