Les yeux des morts (à propos d'une référence pirandellienne)

par Emmanuel Fontana
  18 février 2007

Texte original recopié du Site des Lecteurs de Renaud Camus.

Cessate d'uccidere i morti,
Non gridate più, non gridate
Se li volete ancora udire,
Se sperate di non perire.
Hanno l'impercettibile sussurro,
Non fanno più rumore
Del crescere dell'erba,
Lieta dove non passa l'uomo.

Giuseppe Ungaretti Il Dolore

Cette page est consacrée au développement d’ une référence pirandellienne dans quelques œuvres de Renaud Camus. Il s’agit de l’idée selon laquelle les vivants doivent aussi voir le monde avec les yeux des morts afin que le souvenir de ceux qui ne sont plus demeure vivant et concret en eux. Il s’agit d’un thème central dans l’œuvre de Pirandello ; il est parfaitement exprimé dans les dernières lignes de la nouvelle Colloquii con i personaggi (Colloques avec des personnages), que Paolo et Vittorio Taviani ont adapté dans leur film Kaos sous le titre Colloquio con la madre (Entretien avec la mère). Dans cette nouvelle, le narrateur, qui se confond ici avec l’auteur, revient en Sicile dans sa maison natale d’Agrigente et perçoit soudain à ses côtés la présence de sa mère morte :
…Non sono io forse viva sempre per te?

– Oh, Mamma, sì! - io le dico. – Viva, viva, sì… ma non è questo! Io potrei ancora, se per pietà mi fosse stato nascosto, potrei ancora ignorare il fatto della tua morte, e immaginarti, come t'immagino, viva ancora laggiù, seduta su codesto seggiolone nel tuo solito cantuccio, piccola, coi nipotini attorno, o intenta ancora a qualche cura familiare. Potrei seguitare a immaginarti così, con una realtà di vita che non potrebbe esser maggiore: quella stessa realtà di vita che per tanti anni, così da lontano, t'ho data sapendoti realmente seduta là in quel tuo cantuccio. Ma io piango per altro, Mamma! Io piango perché tu, Mamma, tu non puoi più dare a me una realtà! E' caduto a me, alla mia realtà, un sostegno, un conforto. Quando tu stavi seduta laggiù in quel tuo cantuccio, io dicevo: “Se Ella da lontano mi pensa, io sono vivo per lei”. E questo mi sosteneva, mi confortava. Ora che tu sei morta, io non dico che non sei più viva per me; tu sei viva, viva com'eri, con la stessa realtà che per tanti anni t'ho data da lontano, pensandoti, senza vedere il tuo corpo, e viva per sempre sarai finché io sarò vivo; ma vedi? è questo, è questo, che io, ora, non sono più vivo, e non sarò vivo per te mai più! Perché tu non puoi più pensarmi com'io ti penso, tu non puoi più sentirmi com'io ti sento! E ben per questo, Mamma, ben per questo quelli che si credono vivi credono anche di piangere i loro morti e piangono invece una loro morte, una loro realtà che non è più nel sentimento di quelli che se ne sono andati. Tu l'avrai sempre, sempre, nel sentimento mio: io, Mamma, invece, non l'avrò più in te. Tu se qui; tu m'hai parlato: sei proprio viva qui, ti vedo, vedo la tua fronte, i tuoi occhi, la tua bocca, le tue mani; vedo il corrugarsi della tua fronte, il battere dei tuoi occhi, il sorriso della tua bocca, il gesto delle tue povere piccole mani offese; e ti sento parlare, parlare veramente le parole tue: perché sei qui davanti a me una realtà vera, viva e spirante; ma che sono io, che sono più io, ora, per te? Nulla. Tu sei e sarai per sempre la Mamma mia; ma io? Io, figlio, fui e non sono più, non sarò più…

L'ombra s'è fatta tenebra nella stanza. Non mi vedo e non mi sento più. Ma sento come da lontano lontano un fruscio lungo, continuo, di fronte, che per poco m'illude e mi fa pensare al sordo fragorio del mare, di quel mare presso al quale vedo ancora mia madre. Mi alzo; m'accosto a una delle finestre. Gli alti giovani fusti d'acacia del mio giardino, dalle dense chiome, indolenti s'abbandonano al vento che li scapiglia e par debba spezzarli. Ma essi godono femineamente di sentirsi così aprire e scomporre le chiome e seguono il vento con elastica flessibilità. E' un moto d'onda o di nuvola, e non li desta dal sogno che chiudono in sé. Sento dentro, ma come da lontano, la sua voce che mi sospira :

“Guarda le cose anche con gli occhi di quelli che non le vedono più! Ne avrai un rammarico, figlio, che te le renderà più sacre e più belle”.

…Est-ce que par hasard je ne serais pas toujours vivante pour toi ?

– Oh oui, maman ! lui dis-je. Vivante, vivante, oui… mais ce n’est pas cela ! Je pourrais encore, si on me l’avait caché par pitié, ignorer ta mort et t’imaginer comme je t’imagine encore vivante là-bas, assise au fond de ton grand fauteuil dans ton coin habituel, toute menue avec tes petits enfants autour de toi ou encore occupée à quelque tâche domestique. Je pourrais continuer à t’imaginer ainsi, revêtue d’une réalité de vie impossible à surpasser : cette réalité de vie même qu’ainsi de loin, durant tant d’années, je t’ai donnée en te sachant réellement assise là dans ton coin. Mais c’est pour autre chose que je pleure, maman. Je pleure parce que toi, maman, tu ne peux plus me donner une réalité. Il me manque, il manque à ma réalité un soutien, un encouragement. Lorsque tu étais assise là bas dans ton coin, je disais : « Si elle me pense de loin, je suis vivant pour elle. » Et cela me soutenait, m’encourageait. Maintenant que tu es morte, je ne dis pas que tu n’es plus vivante pour moi : tu es vivante, vivante comme tu l’étais, revêtue de cette réalité même que de loin, durant tant d’années, je t’ai donnée en te pensant, sans voir ton corps, et vivante tu le seras ainsi toujours tant que je vivrai. Mais tu vois, c’est que moi maintenant je ne suis plus vivant et ne le serai plus jamais pour toi. Car tu ne peux plus me penser comme je te pense, tu ne peux plus m’avoir en affection comme je t’ai en affection. C’est bien pourquoi, maman chérie, c’est bien pourquoi ceux qui nous croient vivants croient aussi pleurer leurs morts alors qu’ils pleurent une de leurs morts, une de leurs réalités qui ne se trouve plus dans l’affection de ceux qui s’en sont allés : tu en jouiras toujours, toujours au sein de mon affection pour toi ; moi, maman, au contraire je n’en jouirai plus en toi. Tu es ici, tu m’as parlé : tu es vraiment vivante ici, je te vois, je vois ton front, tes yeux, ta bouche, tes mains ! Je vois le froncement de ton front, le battement de tes paupières, le sourire de ta bouche, le mouvement de tes pauvres petites mains blessées et je t’entends parler, prononcer vraiment tes mots à toi, parce que tu es ici devant moi une réalité vraie, vivante, respirante. Mais que suis-je, moi, que suis-je encore maintenant pour toi ? Rien. Tu es et tu seras à jamais ma maman ; mais moi ? Moi, le fils, je l’ai été et ne le suis plus, ne le serai plus…

L’ombre s’est épaissie en ténèbres dans la pièce. Je ne me vois plus, ne m’entends plus. Mais comme de très loin me parvient un long bruissement ininterrompu de feuillages qui pour un peu abuserait mes sens en me faisant penser au fracas sourd de la mer, cette mer auprès de laquelle je vois encore ma mère.

Je me lève, je m’approche d’une des fenêtres. Dans mon jardin les hauts jeunes troncs d’acacias aux denses frondaisons s’abandonnent avec indolence au vent qui les échevelle et semble devoir les briser. Mais ils éprouvent une jouissance toute féminine à sentir leurs frondaisons s’ouvrir et connaître le désordre, et flexibles, élastiques, ils obéissent au vent. Mouvement de vagues ou de nuages qui ne les éveille pas du songe qu’ils tiennent enfermé en eux.

J’entends en moi, mais comme arrivant de très loin, sa voix qui soupire à mon oreille :

– Les choses, regarde-les aussi avec les yeux de ceux qui ne les voient plus. Tu en auras un regret, mon fils, qui te les rendra plus sacrées et plus belles.

(traduction : Georges Piroué, édition Quarto-Gallimard des Nouvelles complètes (2000))
On retrouve plusieurs fois cette référence aux « yeux des morts » dans Roman Furieux (1987), pages 112-113 ; il s’agit d’un dialogue entre Roman et Homen :
– Pas un être vivant ne se souvient d’avoir entendu un rire, un cri, un soupir dans ces parages.

– Cette idée vous trouble ?

– Evidemment. Pas vous ?

– Peut-être, un peu, pas pour l’instant. C’est à vous que je trouve des idées bien sombres. La nuit, sans doute, oui, tout ça me troublerait, surtout si vous continuez à me parler d’assassins et de fantômes.

– Non, pas des fantômes, enfin pas des fantômes de châteaux écossais, mais les morts, oui, ceux qu’on a connus, qu’on a aimés, ou tout simplement ceux qui ont vécu là, à certains endroits comme celui-ci. Vous n’y pensez jamais ?

– Euh, non, pas tellement. Enfin, si, à deux ou trois morts particuliers, ça oui, bien sûr.

– Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire… Enfin, si, aussi. Mais ce n’est pas forcément triste, au contraire. Moi, je pense à ça constamment, devant les paysages, les tableaux, à certains morts, à Moran, par exemple, tenez, ou à des absents, bien sûr… Je me demande ce qu’ils penseraient, s’ils seraient aussi émus que moi, ce que serait leur opinion, leur plaisir, s’ils seraient heureux. J’essaie de voir pour eux, avec eux. Il y a ça dans une nouvelle de Pirandello, ça m’avait beaucoup ému, parce que c’est exactement ce que je ressens : que nous sommes les yeux des morts. C’est pour ça que je suis tellement furieux, en voyage, contre les gens qui ne regardent rien, ou qui ont un regard bête, mou, passif, sans impatience, sans désir ; comme ces touristes, à Paris, souvenez-vous : ils regardent Notre-Dame ou la Sainte-Chapelle, et encore, parce que leur guide en parle, mais ils ne jettent pas un coup d’œil aux hôtels du Marais ou de l’Île Saint-Louis, si par hasard ils passent devant. Il faut penser toujours que nous sommes le regard des morts, et qu’il y a des milliers de gens qui ne voient plus qu’à travers nos yeux ; ou bien deux ou trois personnes que nous aimions, Moran, Zoltaÿ, mon père, votre mère…
Il en est encore question un peu plus loin dans le roman (page 329) ; Roman et Homen sont au Portugal, à Estoril :
Le fantôme de Pessoa, quoi qu’il en soit, ne les quitte plus. Sur la foi de quelques anecdotes ou photographies retrouvées, ils vont à des rendez-vous qu’il leur donne devant tel comptoir de bar ou bureau de tabac, à des tables précises des cafés du centre, sous les arcades de la place du Commerce. Dans la brise d’automne, le col de leurs gabardines relevé sous leurs chapeaux, ils descendent à son pas le Chiado. Dans toute la ville ils l’ont à leur côté. Sur les rues que peut-être il aima, et qu’il maudit, sur le théâtre Saint-Charles, sur le fleuve, sur le môle désert, sur un paquebot qui fait son entrée dans le port, ils lui offrent leur regard. Souvenez-vous : nous sommes les yeux des morts.
On peut également citer ce passage des Elégies pour quelques-uns (pages 76-77) :
Certains lieux nous empoignent d’emblée, parce qu’ils nous prennent en pitié et qu’ils ont la mansuétude de se montrer à nous, la première fois, la seule, qui sait, tels que sans nous ils auraient l’air de nous attendre, et paraîtraient nous être fidèles. Rien, en Sicile, sauf peut-être Ségeste après qu’un bref et très violent orage m’avait laissé seul sur sa lande, ne m’a tant ému que la place principale de Ragusa Ibla, très en pente, étroite, irrégulière et close, allongeant son unique ligne de très hauts palmiers sous les hauts degrés allongés de sa lourde église San Giorgio, qu’on dirait prête à l’envol, tant elle met de sinueuse complaisance, tout ample matrone qu’elle soit, à s’offrir à l’espace, à venir au devant de l’air, à déployer les voiles de ses statues, à crier son amour du vent. Sans doute avais-je été préparé, pour m’éprendre de cette esplanade, par telle séquence d’un beau film qui la montre, le Kaos des frères Taviani, qu’inspirent plusieurs nouvelles de Pirandello, dont celle où brille cette idée troublante, que nous sommes les yeux des morts, et que nous devons tout regarder avec d’autant plus d’attention et d’amour que nous voyons pour eux, à leur place.
Enfin, dans le Journal 1994, La Campagne de France, Renaud Camus revient sur le film des Taviani en citant à nouveau la même référence (page 254) :
Ce soir, Kaos, des frères Taviani, d’après Pirandello : beaux paysages, belles places, beaux hommes. Quand un ciné-club de Bordeaux m’avait demandé de venir présenter un film de mon choix, c’est Kaos que j’avais choisi. Mais aucune copie n’était disponible. Je m’étais rabattu sur The Dead, qui n’est pas si éloigné après tout. Les deux œuvres s’achèvent l’une et l’autre sur la grande mélopée lyrique. Et cette fin de Kaos, où l’on apprend que nous sommes les yeux des morts, c’est jusque là que je m’élève, et pas beaucoup plus haut, dans l’ordre de la poésie et celui de la pensée.
On aura remarqué que dans ce passage du Journal 1994, Renaud Camus associe Kaos à The Dead, le dernier film de John Huston, adapté de l’une des nouvelles des Dubliners, de Joyce. A propos de la « grande mélopée lyrique » sur laquelle se terminent les deux films, voici les dernières lignes de la nouvelle de Joyce que Huston reprend en voix-off dans la séquence finale de The Dead ; elles sont bien significatives du lien mystérieux qui unit ces deux œuvres par ailleurs si diverses par les lieux et les personnages qu’elles évoquent :
Generous tears filled Gabriel's eyes. He had never felt like that himself towards any woman, but he knew that such a feeling must be love. The tears gathered more thickly in his eyes and in the partial darkness he imagined he saw the form of a young man standing under a dripping tree. Other forms were near. His soul had approached that region where dwell the vast hosts of the dead. He was conscious of, but could not apprehend, their wayward and flickering existence. His own identity was fading out into a grey impalpable world: the solid world itself, which these dead had one time reared and lived in, was dissolving and dwindling. A few light taps upon the pane made him turn to the window. It had begun to snow again. He watched sleepily the flakes, silver and dark, falling obliquely against the lamplight. The time had come for him to set out on his journey westward. Yes, the newspapers were right: snow was general all over Ireland. It was falling on every part of the dark central plain, on the treeless hills, falling softly upon the Bog of Allen and, farther westward, softly falling into the dark mutinous Shannon waves. It was falling, too, upon every part of the lonely churchyard on the hill where Michael Furey lay buried. It lay thickly drifted on the crooked crosses and headstones, on the spears of the little gate, on the barren thorns. His soul swooned slowly as he heard the snow falling faintly through the universe and faintly falling, like the descent of their last end, upon all the living and the dead.
Des larmes généreuses emplissaient les yeux de Gabriel. Il n’avait jamais lui-même rien éprouvé de tel pour une femme, mais il savait qu’un tel sentiment devait être l’amour. Les larmes se pressèrent plus drues, et dans la demi-obscurité il crut voir la forme d’un adolescent debout sous un arbre dégoulinant de pluie. D’autres formes étaient à proximité. Son âme s’était approchée de cette région où demeurent les vastes cohortes des morts. Il avait conscience de leur existence capricieuse et vacillante, sans pouvoir l’appréhender. Sa propre identité s’effaçait et se perdait dans la grisaille d’un monde impalpable : ce monde bien matériel que ces morts avaient un temps édifié et dans lequel ils avaient vécu était en train de se dissoudre et de s’amenuiser.

Quelques petits coups légers sur la vitre le firent se tourner vers la fenêtre. Il avait recommencé à neiger. Il suivit d’un œil ensommeillé les flocons argentés et sombres qui tombaient obliquement dans la lumière du réverbère. Le temps était venu pour lui d’entreprendre son voyage vers l’Ouest. Oui, les journaux avaient raison : la neige était générale sur toute l’Irlande ? La neige tombait sur chaque partie de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d’Allen et, plus loin vers l’Ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire perché sur la colline où Michael Furey était enterré. Elle s’amoncelait drue sur les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme se pâmait lentement tandis qu’il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, tomber, évanescente, sur tous les vivants et les morts.

(traduction : Jacques Aubert Gens de Dublin, Gallimard)



En poursuivant le jeu (en l'occurrence très fondé et très rigoureux) des associations, peut-être serait-il bon de greffer ici, si l'on savait comment, un extrait musical, le tout début, par exemple, de Into the Twilight, poème symphonique de la jeunesse de Bax, qui "évoque" une en-allée vers le crépuscule, à travers les montagnes de l'Ouest de l'Irlande.


Emmanuel Fontana