NOLI ME LEGERE
RENAUD CAMUS ET LE LIVRE ÉTOILÉ
 Par Bruno Chaouat
 
Il faut tout publier.
Apollinaire

 
 

  Peut-être se souvient-on qu'au printemps 2000, Renaud Camus publiait son journal de l'année 1994, sous le titre de La Campagne de France. Entamée il y a une vingtaine d'années, l'entreprise diaristique camusienne consiste en une écriture spontanée, "a prima", ainsi que la qualifie son ami, le peintre Jean-Paul Marcheschi. Le journal de Renaud Camus constitue le laboratoire d'une production littéraire parallèle et multiple : églogues, élégies, chroniques, romans, essais, répertoires. Dans son journal, l'écrivain recense ses états d'âme, suivant un contrat autobiographique radical excluant, en droit, toute forme d'auto-censure. Le journal se présente comme un procès-verbal minutieux où l'auteur, comme le décrit Marcheschi, «sans ménager personne, ni surtout lui-même, allant souvent contre ses propres intérêts, se livre à une dénudation aux limites du dicible... tout est livré, vu, scruté, noté sans complaisance...» (1)
 

La maison Fayard et son principal représentant, Claude Durand, sous la pression du Ministère de la Culture, de ligues contre le racisme, et d'une déclaration signée par d'éminents écrivains, artistes et intellectuels (dont Jacques Derrida, Philippe Sollers, Claude Lanzmann, Michel Deguy) retiraient le journal des librairies en avril, après que l'ouvrage fut accusé d'incitation au "racisme" et à l'"antisémitisme". A ce titre, La Campagne de France, comme le rappelait Liliane Kandel dans Le Monde en juin 2000, était passible de la loi de juillet 1972, dite "loi antiraciste", qui punit d'amendes et de peines d'emprisonnement ceux qui, notamment par leurs discours,

«...auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée . » (2)

Suite à une intimidante campagne médiatique, Camus et son éditeur acceptaient de supprimer les passages incriminés, et le livre reparaissait en juin, expurgé des propos jugés infamants, voire diffamatoires.
 

Je me contenterai de citer à comparaître ici l'un des extraits les plus controversés, supprimé dans l'édition expurgée, où Camus émet l'"opinion" que les journalistes juifs de l'émission de France Culture intitulée "Panorama" privilégient de façon disproportionnée les sujets concernant principalement la communauté juive, tendant ainsi à réduire un programme de service public à une émission communautaire :

«Les collaborateurs juifs du "Panorama" de France Culture exagèrent un peu tout de même : d'une part ils sont à peu près quatre sur cinq, à chaque émission, ou quatre sur six, ou cinq sur sept, ce qui sur un poste national et presque officiel constitue une nette surreprésentation d'un groupe ethnique ou religieux donné ; d'autre part ils font en sorte qu'une émission par semaine au moins soit consacrée à la culture juive, à des écrivains juifs, à l'Etat d'Israël et à sa politique, à la vie des juifs en France, et de par le monde, aujourd'hui ou à travers les siècles. C'est quelquefois très intéressant, quelquefois non ; mais c'est surtout un peu agaçant, à la longue, par défaut d'équilibre. » (3)

Or, ayant formulé son agacement et sa mauvaise pensée, le diariste prévoit que ceux-ci seront vite taxés d'antisémitisme, et remarque que l'étiquette "antisémite" est souvent appliquée idéologiquement et mécaniquement, comme une "arme absolue de langage", ce qui banalise, plutôt que de la commémorer, la douleur du peuple juif.
 

De cette douleur, de ce deuil impossible, l'oeuvre de Renaud Camus, contrairement à certaines allégations (si graves qu'on est allé, dans la passion et l'impatience, jusqu'à accuser l'écrivain de négationnisme (4)) , ne s'acquitte pas à moindres frais ni avec légèreté : le mois même de la publication, dans le bruit et la fureur, de La Campagne de France, paraissait, dans une totale indifférence médiatique, Nightsound, méditation du même Renaud Camus sur l'art contemporain en partie consacrée aux six tapisseries de l'artiste juive, Anni Albers, Six prayers, oeuvre qui elle-même rendait hommage aux six millions de victimes de la Shoah. Il me paraît légitime de s'étonner que cet ouvrage n'ait pas reçu l'accueil qu'il méritait et mérite encore, mais surtout de regretter que la critique ait choisi de l'ignorer dans son instruction partielle et partiale du procès contre l'auteur de La Campagne de France.
 

Quelques années plus tôt, à l'occasion d'une exposition des oeuvres du Château de Plieux à l'Abbaye de Flaran, en 1997, Camus prononçait le Discours dit "de Flaran", texte important et grave sur la vocation de l'art occidental après Auschwitz, dans le sillage de Maurice Blanchot. En outre, Camus accueille et promeut régulièrement, au Château de Plieux, où il réside, des oeuvres de Christian Boltanski, Jean-Paul Marcheschi, Frederic Matys Thursz, Josef Albers, etc., autant d'oeuvres hantées par la mémoire de la Shoah, oeuvres dévouées à la présentation du rien et de l'innommable, témoins fragiles et éphémères de l'infigurable qui se situent au carrefour de la tradition juive (interdit thoraïque sur la représentation du vivant) et de la mystique chrétienne ou via negativa (impossibilité ontologique de nommer Dieu).
 

Il y a quelques mois, Camus publiait Corbeaux, son "journal avancé", comme il l'appelle, qui relate le scandale provoqué par La Campagne de France entre avril et juillet 2000. La P.O.L, éditeur fidèle de l'écrivain, ayant jugé que Corbeaux ne constituait guère une réponse opportune à l'"affaire", décidait de ne pas le publier. Corbeaux paraissait donc en Belgique, aux Impressions Nouvelles et sur le réseau de l'écrivain.
 

La conception de Killalusimeno, second volume de la version sur papier de l'hypertexte de Renaud Camus, Vaisseaux brûlés, que l'on peut également lire en ligne sur son site, est tout juste postérieure à l'incrimination publique de La Campagne de France. Cependant, cet étrange et inclassable ouvrage ne se présente pas comme une réponse à une accusation politique et morale : le livre, en effet, si c'est bien de livre qu'il s'agit, ne relève pas du genre polémique et son auteur le qualifie de "roman". Je suggère, toutefois, de lire Killalusimeno comme une réponse oblique, littéraire et, pour ainsi dire, virtuelle, aux accusations d'antisémitisme, comme le "roman", peut-être, d'une réponse, ou, suivant l'expression de Thomas Keenan, une «fable de la responsabilité». (5) Loin, en effet, de situer la littérature dans un espace utopique, par-delà bien et mal, Camus déclare dans Corbeaux que «rien n'est plus "responsable" que la littérature." Restera, bien entendu, à explorer la nature de cette responsabilité que Camus prend soin d'isoler entre guillemets comme pour la distinguer du concept traditionnel de responsabilité élaboré par le droit subjectif occidental.
 

Je suis intervenu dans ce débat au colloque "Literature on Trial" qui s'est tenu à Emory University en octobre 2000. Ma première réaction aux propositions de Camus était à peu près en accord avec les réactions des signataires de la pétition contre lui. J'étais consterné de voir que l'auteur de Tricks (1979), témoignage majeur sur l'homosexualité masculine préfacé par Barthes, pût écrire des pages qui rappelaient l'antisémitisme français du XXème siècle (Maurras a été mentionné à plusieurs reprises comme source d'inspiration.) Ma colère fut renforcée par mon ressentiment de n'avoir jamais lu Renaud Camus. Mais je fus bien vite rassuré  d'être en bonne compagnie. L'affaire Camus avait aussi mesuré la profondeur d'ignorance de nombreux intellectuels et critiques dans le champ de la littérature contemporaine, révélation toujours assez déplaisante. Pour être juste, il faut excepter Philippe Sollers du groupe des Philistins, car Sollers était lecteur de Camus bien avant La Campagne de France. Je me mis donc à parcourir son oeuvre, non sans un sentiment d'urgence et de culpabilité (Camus est l'auteur de plus de quarante livres) et réalisai que la question était probablement plus complexe. J'entrepris une correspondance courriel avec l'auteur, m'efforçant de clarifier ma position originelle. Camus, en retour, s'efforça de clarifier la sienne. Notre correspondance commença en août 2000 sur un ton de guerre froide. Bien que nous n'ayons pas atteint la cybercommunion, je dois avouer que ma position a été modifiée (certains diraient savamment manipulée) par ces mois de correspondance, de désaccord mutuel, et par une ébauche de dialogue.
 

A ce stade de ma réflexion, pour des raisons autant intellectuelles et politiques que personnelles, il m'est difficile de décider si cette réponse virtuelle est appropriée ou non, suffisante ou non, et moins encore si elle exonère Renaud Camus. Cet exposé ne cherche ni a résoudre, ni à dissoudre, ni à trancher péremptoirement la question de la relation de Camus aux Juifs et à l'identité française ; il ne prétend pas davantage décider si oui ou non cette relation peut et doit être comparée, comme je l'ai fait moi-même il y a quelques mois, un peu vite, et sous le choc de certaines pages de La Campagne de France, à l'antisémitisme littéraire français d'avant Guerre. La question doit, il me semble, rester ouverte, et peut-être sans réponse satisfaisante.
 

Cependant, en examinant ici l'extrême complexité et la fascinante perversité de l'éthique et de l'esthétique littéraires camusiennes, en un mot la relation tourmentée de Renaud Camus au sens et à la lecture, je voudrais proposer que les passages jugés irrévocablement et de façon univoque "racistes" et "antisémites" dans La Campagne de France appellent de la part du lecteur scrupuleux infiniment plus de patience exégétique et, précisément, de responsabilité, qu'on en a fait preuve dans la campagne hâtive contre La Campagne.
 

Que l'"affaire Camus" ait été favorisée et comme précipitée par le support du livre relié, ainsi que Brian Gordon Kennely (6) l'a récemment suggéré, est une hypothèse qui me paraît valoir réflexion. Et s'il existait, en effet, une différence entre une politique identitaire virtuelle et une politique identitaire réelle ; ou encore, entre une politique identitaire fragmentée, intimement clivée, et une politique identitaire totalitaire, donc raciste ? Je voudrais émettre l'hypothèse que la complexité du livre sans reliure de Renaud Camus, Vaisseaux brûlés, neutralise en les virtualisant les oppositions telles que Juif/non-Juif, Francais/étranger, même/autre, etc., rendant ainsi précaire toute qualification définitive d'un auteur entre guillemets, dont l'autorité est devenue elle-même et jusqu'à un certain point virtuelle. A cet égard, le procès intenté contre Renaud Camus rappelle peut-être moins, toute proportion gardée, les procès littéraires staliniens (montage de citations, décontextualisation calculée et systématique, refus de donner la parole à l'accusé, etc.) que ce qui arriva à Nietzsche, dont les lambeaux d'un livre virtuel, La Volonté de puissance, furent abusivement rassemblés par la volonté politique de sa soeur de changer une pensée fragmentaire, émiettée, éclatée, paradoxale, non totalisable, en une idéologie proto-nazie, désastreusement claire et égale à elle-même, bref, totalitaire. (7)
 

J'indiquerai, enfin, comme une piste à suivre, que ce qu'on a appelé l'"affaire Camus" illustre le différend qui oppose le droit occidental et la théorie de la littérature telle qu'elle s'élabore dans le sillage du structuralisme et de Roland Barthes, dont Renaud Camus fut et demeure le disciple fidèle. Jean-François Lyotard définissait le différend comme un «cas de conflit entre deux parties... qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d'une règle de jugement applicable aux deux argumentations». (8) L'accusé, Renaud Camus, appelé devant le public et devant la loi, à répondre de propos "racistes" et "antisémites", se trouve contraint d'invoquer des arguments pertinents au discours juridique, telle que la propriété littéraire, l'exactitude des citations et des attributions, alors même que ces arguments sont péremptoirement révoqués par un projet littéraire fondé sur le refus de toute métaphysique du propre. Cette métaphysique s'appuyait elle-même sur une certaine conception du signe, du langage et de la subjectivité, déconstruite, entre autres, par Barthes et Derrida, après les trouvailles de la linguistique structurale. Si donc Camus déplore qu'on le juge sur des citations tronquées et truquées, ses accusateurs (Sollers, Derrida, etc.), qui partagent le même passé théorique que l'accusé et appartiennent à la même école de pensée, semblent recourir à une définition de la responsabilité limitée au vouloir-dire et à la stabilisation du signifiant dans un signifié ultime, concepts dont la pertinence avait été suspendue par leurs propres théories de l'écriture. Ce sont ces mêmes théories, on le sait, qui contribuèrent, pour le meilleur et pour le pire, à libérer le texte ou l'écriture de la geôle du Livre par le jeu éminemment sérieux de la différance. Dès lors, déclarer, comme le fait la pétition contre Renaud Camus, que «celui qui pense cela, écrit cela et publie cela... pense, écrit et publie des opinions criminelles, racistes et antisémites» qui «ne relèvent pas de la liberté d'expression», n'est-ce pas recourir à des catégories qui ressortissent au droit subjectif et donc à une philosophie et à une juridiction du sujet dont des années de théorie avaient pourtant révélé les insuffisances ? La pétition signée par Derrida, Sollers et beaucoup d'autres contre la publication et la republication de La Campagne de France semble en effet, au nom d'une urgence pragmatique censée relayer la patience critique et exégétique dans les cas exceptionnels de "crimes de pensée ou d'opinion", ne pas interroger le concept d'"expression" ou la distinction traditionnelle entre pensée et écriture. Ce sont pourtant les mêmes théoriciens qui, depuis au moins La Voix et le phénomène, s'étaient attelé  à déconstruire méthodiquement la métaphysique du propre ou de la présence qui repose sur ces mêmes concepts, sur ces mêmes couples d'oppositions binaires.
 

La question ultime dont cette réflexion voudrait indiquer l'urgence serait donc de savoir si le présumé "délit" ou "crime" d'opinion ou de pensée devrait suffire à disqualifier ou du moins à jeter temporairement aux oubliettes de l'histoire des idées les conclusions atteintes au terme d'années de lecture attentive de la tradition philosophique. Dans l'"affaire Camus", tout se passe comme si les détracteurs de l'écrivain, de Sollers à Jean Daniel, avaient par avance délégitimé tout débat philosophique et théorique sous l'étrange prétexte que "Monsieur Renaud" (comme Jean Daniel l'appelle, qui ne reconnaît qu'un seul Camus, le sien, comme il dit, à savoir Albert, dont Camus "le petit" aurait, par son existence même, usurpé le nom) ne serait pas un bon écrivain. (9) Si Derrida peut consacrer des années de lecture pour comprendre sinon exculper, ou en tout cas pour indiquer avec justice et justesse l'extrême prudence requise par les cas Heidegger, Paul de Man et Maurice Blanchot, pourquoi passer serait-ce une semaine à lire la prose d'un Renaud Camus que Sollers, qui l'a lu, lui, qualifiait, pendant l'"affaire", de "prose moisie" (10 ?
 

On peut formuler ainsi l'équation qui semble déterminer l'arrêt contre Camus :  si "mauvaise" littérature, nul besoin de lecture sérieuse ou de dépense de temps ; si au contraire "bonne" littérature ou pensée importante et incontournable, infinie patience et attention de la lecture. Or, qui définit la qualité de ladite littérature ou l'importance de ladite pensée ? On en connaît, outre-Atlantique ou même outre-Manche (et ce n'est pas Derrida qui le contredira), qui trouvent rigoureusement futile que des philosophes continentaux puissent consacrer plus d'une heure à lire Heidegger, sans parler de Paul de Man ou de Blanchot... Ce déplacement du jugement moral (c'est bien, c'est mal) au jugement de goût (c'est bon, c'est mauvais) est lui-même très suspect, et semble indiquer qu'on pourrait écrire les pires insanités, pourvu qu'on les écrive bien, c'est-à-dire selon les critères littéraires du moment ou le goût du jour. Voilà donc que pour condamner un écrivain suspect d'esthétisme, de belle-lettrisme et de conservatisme politique, défenseur et illustrateur de la langue française, et, par voie de conséquence, "nationaliste", "raciste" et "antisémite" (Renaud Camus), on décide tout à coup de dépolitiser le débat et de l'esthétiser : puisque Camus, c'est littérairement mauvais, pourquoi donc s'inquiéter du problème politique et moral que pose sa "prose moisie" ? Or si tel était le cas, si la prose camusienne était "rancie" et réactionnaire, ce serait vraiment trop simple, et j'aurais probablement déjà jugé, comme beaucoup d'autres, tombant ainsi dans le redoutable piège d'une esthétisation du jugement moral : Camus, c'est vieux jeu, donc, ce n'est pas bon littérairement, donc c'est moralement et politiquement suspect. On pourra, bien entendu, m'accuser du raisonnement inverse : c'est bon littérairement, donc c'est à l'avant-garde, donc ça ne peut pas être si mauvais  politiquement. Difficile, on le voit, de sortir, de ce cercle vicieux : dans les deux cas, il y a risque d'esthétisation du politique, sous couleur de politisation de l'art ou de la littérature. (Même problème pour Céline, Leni Riefenstahl, et tant d'autres...) Telle est, me semble-t-il, l'aporie à laquelle les pétitionnaires se sont, dans leur impatient verdict, acculés, et que j'invite à ne pas perdre de vue au cours de cet exposé. Inutile d'annoncer que je ne prétends pas venir à bout d'un cercle vicieux hérité de la réflexion de Walter Benjamin au début des années 1930 sur l'art, le fascisme et la reproductibilité technique.

                                                         *

Je commencerai mon analyse des Vaisseaux brûlés (11), le livre virtuel de Renaud Camus, par un mot cryptique, répété deux fois et doublement isolé par des parenthèses et des guillemets : ("Pallaksch. Pallaksch.") Tel est en effet le titre auquel Camus avait d'abord songé pour le second volume de la version imprimée de son hypertexte ou, comme il l'appelle à l'occasion, "hyperlivre".
 

Le titre, ("Pallaksch. Pallaksch."), ayant déjà été pris par Liliane Giraudon pour un recueil de nouvelles également publié aux éditions P.O.L, Camus lui substitue celui, non moins cryptique et joycien, de Killalusimeno, sur lequel je reviendrai en détails. ("Pallaksch. Pallaksch."), donc, forme le dernier vers du poème de Paul Celan "Tübingen. Janvier", composé par le poète juif lors de sa visite de Tübingen en hiver de 1961. Selon une note de l'édition bilingue des oeuvres de Celan consultée par Camus, "Pallaksch. Pallaksch" seraient les «mots que prononçait Hölderlin dans sa tour, à Tübingen, quand il voulait signifier à la fois oui et non.» Ce n'est pas un hasard si l'exergue choisi par Camus pour Corbeaux, est une citation extraite du Dictionnaire Khazar, de l'écrivain serbe Milorad Pavic : «La différence entre deux oui peut être plus grande que la différence entre un oui et un non.» Cet aphorisme rappelle assez clairement le "Pallaksch. Pallaksch" de Hölderlin repris dans le poème de Celan. "Oui, oui" peut signifier "oui, non", tandis que "oui, non" peut signifier "oui, oui". La répétition du même est toujours trompeuse, car le même est, pour ainsi dire, intimement clivé, séparé de lui-même, hanté par son autre. Cette déception constitutive du langage, Camus la formule dans les termes suivants :

«Retour du même, mais c'est une aporie : car ce qui fait retour n'est plus le même, et ce même-non-même revient au même endroit, sans doute, mais pas au même niveau du même endroit.» (12)
 

Telle est l'une des formulations vertigineusement byzantine de Renaud Camus pour désigner ce que, depuis les années 70, l'écrivain nomme souvent la "spirale du sens", expression inspirée par la théorie barthésienne des degrés de discours ou "bathmologie". Cette théorie soulève des problèmes épistémologiques et éthiques non négligeables : en effet, la non-coïncidence du même avec lui-même permet d'échapper à la logique binaire fondée sur le principe d'identité et l'exclusion mutuelle des contraires.
 

Mais comment sortir d'une pensée binaire ancrée dans la coïncidence du même avec lui-même ? Dans Killalusimeno, Camus répond de la manière suivante :

«Sortir de la pensée binaire, bien entendu. Mais en sortir en creusant sur place, par la cavatine, grâce à la non-coïncidence du même.» (13)
 

La "cavatine", pièce de musique vocale, constitue la métaphore privilégiée de Renaud Camus pour désigner sa poétique. L'écrivain rappelle que le mot vient du latin cavare, qui signifie creuser. Appliqué à sa poétique, le mot cavatine est rendu à son étymologie agricole. Métaphore décrivant le travail du poète qui creuse son sillon, le topos se trouve subtilement infléchi par l'écriture électronique. La métaphore traditionnelle indique un mouvement linéaire qui permet à l'écrivain-paysan d'atteindre le terme de  son sillon, de son champ, de son pagus ou pagina, paysage ou page d'écriture. A l'encontre de cette progression linéaire, Camus fait sien le conseil de Paul Klee, repris dans Nightsound, d'«emmener la ligne en promenade.» (14) Au lieu d'être linéaire, l'écriture électronique sera stratifiée ; l'écriture à l'ordinateur, en effet, superpose les couches de temps et brouille toute succession chronologique, comme l'indique une parenthèse de P.A., opus matrix des Vaisseaux brûlés :

«...quand on travaille sur ordinateur... les couches successives d'écriture deviennent impossibles à distinguer les unes des autres...» (15)
 

Ann Van Sevenant note dans son récent ouvrage, Écrire à la lumière, Le philosophe et l'ordinateur (16), que contrairement «à l'écriture à la plume, dans laquelle la linéarité de l'écriture est plus évidente, l'avancement dans le temps linéaire plus manifeste», dans l'écriture électronique l'écrivain insère des «caractères au milieu de textes existants.» Camus déclare ainsi, dans un entretien publié dans Corbeaux relatif à l'"affaire" et expliquant, si l'on peut dire, les plis, détours, volutes et convolutions d'une écriture qui fait éclater les limites du volumen et fissure irréversiblement le livre imprimé :

«Continuer un livre, une idée, une phrase, ce n'a jamais été pour moi les allonger mais les creuser, en cavatine, en abyme, en n'importe quel point de leur cours... Mais on bute rapidement sur les limites des possibilités matérielles du volume... Le réseau permet la résolution de ce problème spatial...» (17)
 

Le réseau, toile résolvant le problème spatial, Camus le retrouve dans son commentaire des tapisseries d'Anni Albers, oeuvre qui, pour commémorer les victimes des camps de la mort, s'imposait comme exigence formelle et politique de rompre avec toute linéarité narrative :

«Le sens moderne est textile, tissé, noué, plein d'embranchements et de croisements, de superpositions et d'échanges, de pertes et de résurgences. Il ne peut plus s'accommoder du récit traditionnel, tendu du début vers une fin.» (18)
 

Reprenant à son compte la métaphore textile classique pour évoquer ce qu'il appelle un "sens moderne" inséparable de son support matériel, Camus se sépare clairement de toute linéarité et de toute téléologie, c'est-à-dire du modèle de forage ou de labourage ressortissant à une pensée virile de l'écriture. Bien plutôt, la "cavatine", modèle féminin de croissance et d'expansion, enfle les sillons d'écriture du dedans, comme la matrice qu'est P.A., l'oeuvre-mère, afin de rompre la linéarité de la page et de transgresser les frontières du livre :

«...les livres prennent du corps de l'intérieur, ils grossissent plutôt qu'ils ne grandissent, ils s'épaississent plutôt qu'ils ne s'allongent, leurs phrases prennent de l'âge avant même de voir le jour, leur sens se modifie avec le corps même de leur auteur qui, pour peu qu'il les emploie à parler précisément de son corps, se voit vieillir comme une phrase...» (19)
 

Non seulement une phrase ou un paragraphe peut être contredit ou annulé par une note, une notule, un commentaire, une digression, une parenthèse ou un autre paragraphe, mais le sens de la même phrase change avec le temps et diffère structurellement de lui-même, mimant la lente dissolution du corps de l'auteur et accomplissant l'injonction proustienne commentée par Georges Bataille : «Laissons se désagréger notre corps.» (20)
 

Creuser, pour Renaud Camus, consiste donc à distendre interminablement le texte par l'insertion de notes et de gloses, "sur-place", comme il l'écrit, après Barthes préfaçant Tricks (21), en 1979, comme si, à la manière d'un récit de Beckett où «un pas en avant est toujours un pas en arrière», il n'y avait nul progrès vers la fin. Par ce mouvement immobile, a-téléologique, les phrases, vieilles avant de voir le jour, mortes-nées, pour ainsi dire, sont toujours déjà relevées par d'autres phrases. (22) Cette dialectique négative des phrases, cette contre-Aufhebung par laquelle une phrase annule la précédente sans la conserver, bien qu'elle reprenne le concept de work in progress, le déplace pour autant que l'opus semble progresser ici à reculons, ou plutôt, avancer sur-place. Écrire devient ainsi une activité interminable, et trouve son expression la plus adéquate dans l'hypertexte. Camus peut dès lors définir le projet de son livre virtuel dans les termes suivants :

«Vaisseaux brûlés constitue à la fois une édition très abondamment annotée de P.A. sous forme d'hypertexte et une version indéfiniment évolutive du même ouvrage qui lui-même est déjà composé, pour une large part, de notes et de notes à des notes à des notes, etc.» (23)
 

Jan Baetens donne la description suivante du dispositif de l'hypertexte camusien :

«[...textes, fragments et styles] sont combinés tout d'abord de manière classiquement linéaire, puis de manière spectaculairement non linéaire, les pages du livre se subdivisant en traits de format et d'aspect continuellement modifiés, mais liés ensemble par le jeu de références internes. Chaque nouveau trait doit être lu comme une note attachée au fragment précédent, mais très vite les choses se compliquent, et différentes notes (jusqu'au treizième et quatorzième degré !) s'étendent sur des douzaines de pages dans une structure kaléidoscopique qui ruine entièrement, au désespoir du lecteur, toute interaction classique entre corps du texte et note.» (24)
 

Ce dispositif excède vraisemblablement l'époque du Livre et accomplit ce que Derrida identifia naguère comme le "commencement de l'écriture". A l'encontre de la métaphysique du Livre qui reposait sur la stabilité des concepts de début et de fin, sur une archéo-téléologie, l'hyperlivre camusien est littéralement anarchique et infini : inflation, distension d'un ouvrage antérieur, son tissage, son entoilage étoilé consiste dans son détissage étiolé. Alors que le christianisme avait forgé l'idée occidentale du Livre comme totalité organique, s'éloignant en cela de la tradition de l'exégèse juive, du midrach, du commentaire marginal ou du livre ouvert et interminable, l'hyperlivre, en état de désintégration constante par distension, est et demeure un objet partiel, incapable de constituer jamais une totalité  organique, intangible et intégrale. Les objets partiels, comme les définissait Deleuze dans sa "Schizologie", sont «... des fragments impossibles à totaliser, éclats primordiaux  qui ne témoignent d'aucun tout...» (25)
 

 A l'instar de l'Art de la Fugue, opus inachevé parce qu'inachevable, oeuvre désoeuvrée par le travail de sape du contrepoint, l'hypertexte camusien se compose et se décompose de voix multiples qui, au lieu de concourir ou de converger vers une fin, se dédisent l'une l'autre dans un déchant de plus en plus subtil. L'opus camusien consiste dans une palinodie et une auto-parodie inépuisables que l'auteur rapproche du pentimento ou "repentir" : «Quant à me corriger et corriger encore, je ne fais rien d'autre. Pentimento, c'est ma devise.», déclare-t-il dans Corbeaux. (26) Le pentimento, en peinture, désigne la trace d'une composition antérieure ou d'altérations, trace devenue visible avec le passage du temps. La métaphore du pentimento inscrit l'écriture dans une logique spectrale. Tout d'abord, le repentir indique une écriture par-dessus d'autres écritures, ratures, corrections, amendements, remords, car le terme est moral aussi bien qu'esthétique. Mais de façon plus subtile et souterraine, le pentimento renvoie à une écriture celée qui refait surface imprévisiblement, selon l'économie du palimpseste. Le pentimento fonctionne ainsi suivant deux directions : d'une part, il désécrit ce qui a été écrit en écrivant par-dessus (en disant autre chose, en démentant, amendant ou regrettant ce qui a été dit). D'autre part, il fonctionne comme une écriture souterraine, résurgence ou fantôme d'écriture qui hante et ente, dément ou dédit la dernière strate d'écriture, la couche la plus superficielle de sens :

«Il m'a toujours semblé... qu'à l'écriture comme à la lecture, le futur, pour un texte, ne s'ajoutait pas nécessairement à sa suite, en l'allongeant, en reculant indéfiniment sa fin... C'est dans le corps même de l'écrit que je le vois se lover...» (27)
 

Ecriture et lecture seraient dès lors hantées et entées par le spectre de leur altérité passée et à venir ; par le travail de la cavatine, chaque dit est virtuellement dédit, chaque énoncé est prégnant de son contre-énoncé. L'hyperlivre camusien serait moins le livre de l'avenir qu'à proprement parler le livre à venir. Prégnance ou pregnancy, on ne s'étonnera pas de lire, dès lors, que la «bathmologie... serait d'essence  maternelle... Nostalgie d'un état pré-natal où l'on serait en suspens dans les eaux et les airs...» (28) Ce désir océanique d'invagination dans les plis de la matrice indiquerait, dans le rapport au sens et à l'écriture, le fantasme du fils de n'être plus appelé à répondre devant la Loi du Père. (29)
 

Enfin, l'hypertexte polyphonique, déterminé par ce que je propose d'appeler une politique de déception ou de duplicité radicale qui fait étrangement écho à la dissémination derridienne ou aux lexies barthésiennes, subvertit la voix de l'auteur unique et ruine toute paternité littéraire, coupant l'ombilic qui reliait le texte à sa source, l'écrit à la voix de son maître, au point qu'il devient de plus en plus précaire d'attribuer ce qu'on lit au sujet empirique "Renaud Camus" :

«Un texte multivalent n'accomplit jusqu'au bout sa duplicité constitutive que s'il subvertit l'opposition du vrai et du faux, s'il n'attribue pas ses énoncés (même dans l'intention de les discréditer) à des autorités explicites, s'il déjoue tout respect de l'origine, de la paternité, de la propriété, s'il détruit la voix qui pourrait donner au texte son unité ("organique"), en un mot s'il abolit impitoyablement, frauduleusement, les guillemets qui, dit-on, doivent en toute honnêteté entourer une citation et distribuer juridiquement la possession des phrases, selon leurs propriétaires respectifs...» (30)
 

Cette dernière citation est elle même une citation non attribuée du S/Z de Roland Barthes, de sorte que le texte camusien fait ce qu'il prescrit de faire, et que l'énonciation accomplit l'énoncé. (31)
 

Cela signifie-t-il que la responsabilité soit frappée d'obsolescence ? Cela marque-t-il la fin de la responsabilité de l'artiste ou de l'écrivain ? La responsabilité disparaît-elle avec la fameuse proclamation de la mort de l'auteur, «tout peut être écrit ou dit» serait-il le pendant littéraire du «tout est permis» qui résulte de la mort de Dieu ? Puis-je écrire et dire n'importe quoi, sous le prétexte que ce n'est pas ce que je voulais dire ou que je voulais dire exactement le contraire de ce que j'ai dit, ou que la disjonction entre le vouloir-dire et ce qui est dit, l'intention et l'énoncé, est telle que nul jugement politique et moral sur un texte et son auteur ne serait désormais pertinent ? Si tout texte donné n'est que la citation non attribuée d'un texte antérieur anonyme, si toute citation est originaire, sous tel régime anarchique de l'archi-citation, l'auteur se trouve-t-il exonéré par avance du devoir de répondre d'un écrit qui ne lui revient jamais en propre ? Ne devrait-on pas plutôt concevoir une responsabilité par-delà l'autorité ou la paternité littéraire, l'originalité et l'intentionnalité, quelque chose comme une hyper-responsabilité ? Difficile de ne pas reconnaître, dans ces questions, la postérité angoissée de la théorie de l'écriture. (32) Il nous reviendrait alors de prendre en charge la vie posthume de la responsabilité, par-delà la mort de l'auteur, la dépropriation littéraire, et la fin du livre.
 

Tout se passe comme si l'hyperlivre camusien rouvrait la scène que Platon fit à l'écriture, ce misérable et irresponsable orphelin qui ne peut se défendre seul et qui a toujours besoin du secours de son père auprès de lui pour répondre. Curieusement, en dépit de la virtualisation et de la dissémination de l'autorité, l'hypertexte camusien semble opérer un retour au logocentrisme : le père du logos est toujours là, présent derrière l'écran d'ordinateur pour changer, expliquer, développer, démentir ou dédire ce qui a été dit, répondant ainsi d'un texte qui, comme la parole vive, vit et mourra en même temps que sa source. Or là encore, suivant le mouvement bathmologique de la spirale, ce retour du même est trompeur car le même (en l'espèce, le logocentrisme) est déplacé, et ne revient pas au même niveau du même endroit. J'aimerais émettre l'hypothèse que la condition de possibilité d'une responsabilité littéraire posthume consiste précisément dans la dissémination de l'autorité plutôt que dans sa réaffirmation nostalgique.
 

                                                         *

Ann Van Sevenant suggère qu'avec l'hypertexte, le lecteur, inventant liens et connections (links), co-écrit et co-signe le livre qu'il lit et lie au point que le texte diffère d'un lecteur à l'autre, d'un lieur à l'autre. Bien que le texte soit en read only, cette imprévisible inventio qui le modifie non seulement d'un lecteur  à l'autre mais aussi et surtout d'une lecture à l'autre, brouille la frontière qui sépare l'écriture de la lecture et accomplit un partage de la responsabilité entre écrivain et lecteur. Ainsi, dans la présentation de son site, Renaud Camus signale que Vaisseaux brûlés invite à la correspondance ou à la réponse en retour, correspondance qui fonde une responsabilité littéraire partagée :

«Sans être à proprement parler un site interactif, Vaisseaux brûlés n'oublie pas qu'il appartient au genre littéraire petite annonce et donc invite fortement à la correspondance en retour.»
 

A propos de ce "genre" qui n'en est pas un, ou qui est plus d'un, genre pluriel ou multiple s'il en est, littérature transgénérique ou transgénique, mauvais genre, si l'on veut, Roland Barthes, qui aimait à consulter les petites annonces de L'Observateur et de Libération, écrivait, anticipant l'hyperlivre camusien : «Les PA c'est du roman, mais du roman en étoile.» (33)  Or, de la petite annonce, roman étoilé et étiolement du roman, Renaud Camus écrit qu'elle «appelle une réponse...» Le mauvais genre littéraire de la petite annonce inviterait donc à la formation d'une constellation d'écritures dans l'espace que Camus nomme «les galaxies webiennes» (34), constellation qui nous met sur la voie lactée d'une ontologie de la littérature :

«...la petite annonce, ou demande d'amour, ou demande de demande d'amour, ou demande, tout simplement, est l'essence même de la littérature.» (35)
 

Telle serait l'originalité du livre virtuel de Renaud Camus, qu'il nous renvoie à l'origine éthique de la littérature comme adresse ou mouvement vers l'autre dans sa singularité quelconque, qu'il nous rapporte à la vocation du poème comme «message à la mer», selon la définition qu'en donnait Paul Celan, ou à la célèbre dédicace du  Zarathoustra, «un livre pour tous et pour personne». La petite annonce serait pont ou «arche lancée» vers l'autre quelconque singulier, destinataire anonyme. Le premier volume sur papier des Vaisseaux brûlés s'intitule ainsi Ne lisez pas ce livre !, injonction négative et paradoxale, qui, dans le même temps qu'elle est formulée, accomplit sa propre négation : comment lire, en effet, qu'il ne faut pas lire ? Lire qu'il ne faut pas lire ou qu'il faut ne pas lire, c'est encore et toujours lire. Ne pas lire serait donc structurellement impossible. La demande d'amour ou de lecture est demande violente et impossible à satisfaire que lance l'auteur au lecteur virtuel, l'amant à l'aimé inconnu, à tous et à personne.
 

Mais il serait naïf d'imaginer que le médium de l'hypertexte, nommément la "galaxie webienne", invente un tel partage de la responsabilité ou une littérature de l'adresse, de l'annonce ou de la demande d'amour. Mieux vaudrait considérer cette responsabilité illimitée, disséminée et impossible comme la condition structurelle de toute lecture et de tout commentaire, condition que le livre virtuel n'aura fait qu'accuser, et peut-être radicaliser.
 

Je suggèrerai donc, en manière de conclusion, que Killalusimeno esquisse une allégorie de la lecture qui reflète l'éthique littéraire camusienne. L'activité de lecture est dispersée dans le titre à travers la question  épelée phonétiquement, Killalu. Le titre pose ainsi la question du destinataire d'un texte et nous met d'emblée sur la voie d'une pragmatique de la lecture. Qui lit quoi et qui, et comment lit-on ? Formulé au passé composé, «Qui l'a lu ?», le titre interroge également la possibilité pour le lecteur d'avoir jamais lu quoi que ce soit, d'avoir jamais terminé de lire, d'en avoir jamais fini avec l'analyse d'un texte.
 

Tout au long du texte, Camus réinscrit la lecture dans son origine grecque et latine, legein, legere, lier, assembler, joindre. L'écrivain peut alors poser que son obsession consiste à faire tenir tout avec tout, à lier. Sa compulsion se révèle ainsi pulsion de lecture comme pulsion ou délire de ligature :

«Cependant la forme particulière de ma folie, si folie est bien le mot, si folie il y a bien, n'est pas tant la dissolution que la solution au contraire, la recherche des issues, des passages, des points communs, des liens... mon délire est que tout se tient.» (36)
 

"Délirer", parler ou agir de façon incohérente, sauter les étapes ou les liens dans une argumentation rationnelle, signifie littéralement "dévier du sillon" et rappelle ainsi la transgression de l'écriture linéaire par la cavatine. De façon plus significative, "délire" contient le verbe "lire", précédé du préfixe dé-, indice d'opposition ou de déviation. "Délire" peut ainsi se lire comme déviation par rapport à une lecture linéaire et, par voie de conséquence, comme lire d'une manière déliée. "Délire" signifierait ainsi dé-lire et disjoindre, signification renforcée par le verbe "délier", anagramme de "délire". Or, tandis que la folie ou le délire sont généralement associés à la dissolution et à la déliaison, Camus prétend que son délire consiste en ce qu'il lit et écrit de telle sorte que tout se tienne et se lie. L'auteur résume ainsi sa politique paradoxale de lecture et d'écriture comme une liaison déliée favorisée par des relations délirantes et disjonctives. Si lire, legein, legere, lesen, selon la tradition herméneutique et aléthéique qui culmine avec Heidegger, (37) constitue une opération de rassemblement du sens de façon à révéler la vérité ultime et unique d'un poème ou d'un texte, l'hypertexte camusien fait éclater cette tradition et en désigne l'au-delà.
 En outre, Camus explique que Killalusimeno est le nom par lequel Hölderlin voulait être appelé, dans sa tour de Tübingen : «Moi Monsieur j'ai changé de nom : je m'appelle Killalusimeno.» (38) Or l'interlocuteur de Hölderlin aurait mal compris ; c'est  kalli qu'il aurait dû entendre, le préfixe de la beauté et de l'élégance, et non killa :

«Le terme lusomenos est le participe futur de la voix moyenne du verbe luô, je délie... Lusomenos signifie "devant délier", dénouer pour lui-même. Par l'adjonction du préfixe kalli-, bellement, en beauté, d'heureuse façon, le néologisme fabriqué par Hölderlin signifie : "moi, je suis celui qui trouve une belle, une élégante solution à son problème"...» (39)
 

Le Grec luô, délier, résoudre, dissoudre, est ainsi emboîté dans le titre de l'hyperlivre de Camus. Cependant, luô, délier, selon le régime de l'amphibologie qui gouverne l'écriture camusienne, contient son contraire, lier, pour autant que le texte rapproche luô de la série legein, lesen, legere, lire. Camus convoque le fragment suivant de Hölderlin : «Lier fait éclater», ce qui revient à dire que lier délie, rejoindre disjoint, fragmente ou désintègre. A la racine luô est souvent adjoint le préfixe ana-, analuo, qui donne son nom à l'analyse, désunir les éléments d'un tout, résoudre un problème, trouver une solution en déliant les éléments d'une totalité avant de les rassembler dans la synthèse. Analuo est en outre le verbe utilisé par Homère pour désigner le détissage interminable de la tapisserie de Pénélope. Comment sommes-nous censés analyser, c'est-à-dire lire, résoudre et détisser la toile camusienne ?
 

Enfin, il nous faut entendre lier comme ce qui joint matériellement le livre, la reliure proprement dite qui contient l'écriture dans les limites d'une unité infrangible, d'un tome insécable assignable à un auteur unique. L'hyperlivre apparaîtrait ainsi comme le médium matériel qui fait éclater la reliure et dissémine les catégories juridiques du signifié, de l'autorité, du nom propre, du titre et de la signature. En cela consisterait le livre "absolu", qu'il nous faut entendre, là encore, comme ab-solu, à savoir délié ou séparé, et qui n'existe pas moins virtuellement que son auteur :

«Quand je dis le livre, cependant, c'est à un livre absolu que je fais allusion, au Livre, à une catégorie de l'esprit, non pas à tel ou tel volume édité...

«Ma vie se dépouille, se fait de plus en plus abstraite.

«Pour le livre il  n'y a pas de perte, parce qu'il est perte lui-même.» (40)
 

Qui a lu Renaud Camus, qui l'a lu mais aussi Killalusimeno, son livre virtuel, ajourne interminablement la résolution de textes ou de fragments écrits et désécrits par l'accouplement d'Eros et de la mort, de la liaison et de la déliaison, et promis à une insoluble dissolution.
 

Bruno Chaouat
Miami University

__________________________

Notes

(1 Corbeaux (journal,  9 avril - 9 juillet 2000), suivi de Pièces rebutées et autres, Les Impressions Nouvelles, 2000, p. 279.

(2 L'article est reproduit, ainsi que tous les documents relatifs à l'"affaire Camus", sur le site personnel de l'auteur, à l'adresse suivante : http://perso.wanadoo.fr/renaud.camus

(3 La Campagne de France, Fayard, 2000, p. 48.

(4 Je renvoie aux documents reproduits par Renaud Camus avec la permission de leurs auteurs, à l'adresse électronique de son site personnel.

(5 Voir Fables of Responsibility, Aberrations and Predicaments in Ethics and Politics, Stanford University Press, 1997.

(6 Voir infra, pour une référence précise à ce critique.

(7 C'est l'argument de Maurice Blanchot, dans Entretien infini.

(8 Jean-François Lyotard, Le Différend, Éditions de Minuit, p. 9.

(9 Voir l'article de Jean Daniel, «Haïssez-vous les uns les autres», reproduit par Renaud Camus dans les documents relatifs à l'affaire.

(10 Voir Philippe Sollers, "Les nouveaux bien-pensants", reproduit par Renaud Camus.

(11 Ne lisez pas ce livre ! (Vaisseaux brûlés, 1) http://perso.wanadoo.fr/renaud.camus, P.O.L, Paris, 2000 pour la version imprimée du même ouvrage.

(12 Vaisseaux brûlés, 2, Killalusimeno, P.O.L, Paris, 2001, p. 32.

(13 Ibid.

(14 Nigtsound (sur Josef Albers, suivie de Six Prayers), P.O.L, Paris, 2000, p. 130.

(15 Voir le site internet déjà mentionné, paragraphe 932. La référence de la version imprimée est la suivante : P.A. (petite annonce), P.O.L, Paris, 1997.

(16 Écrire à la lumière, le Philosophe à l'ordinateur,  Galilée, Paris.

(17 Corbeaux, p. 271.

(18 Nightsound, p. 130.

(19 P.A., paragraphe 117.

(20 Dans L'Expérience intérieure, Somme athéologique I, Gallimard, Paris, 1954, p. 235-236.

(21 Tricks,  P.O.L, Paris, 1988.

(22 Voir Ann Smock, «Pathwork Beckett», dans L'Esprit créateur, Spring 2000, p. 58-68.

(23 Voir le site personnel de Renaud Camus.

(24 «The Revolution of an Anachronism, Radical Hypertextualism in a Text by Renaud Camus», article de Jan Baetens, 1998. L'article se trouve sur le site personnel de Renaud Camus, section "Articles, entretiens, textes critiques". C'est moi qui traduis.

(25 Le Schizo et les langues, Gallimard, Paris, 1970, p. 14.

(26 P. 138.

(27 P.A., p. 351.

(28 Ne lisez pas ce livre, p. 127.

(29 C'est à partir, peut-être, d'un tel fantasme, qu'il conviendrait de commencer à analyser, sérieusement, l'ambivalence du rapport de Renaud Camus aux "Juifs" en tant qu'ils incarnent le symbolique s'opposant au repli dans la langue maternelle, analyse dont je me contente ici d'indiquer la nécessité future.

(30 Killalusimeno, p.36.

(31 Je remercie l'auteur (?) pour cette information.

(32 L'"affaire Camus" a eu le mérite, il me semble, de nous indiquer l'urgence qu'il y a à reconnaître cet héritage de la théorie, et à l'assumer, pour le meilleur et pour le pire.

(33 Cité par Brian Gordon Kennedy, "Truth and Consequences : Camus and the Personnal", article posté sur le site internet de l'auteur. Cet article doit paraître dans la revue Dalhousie French Studies,en 2002.

(34 Killalusimeno, p. 219.

(35 Corbeaux, p. 271

(36 Killalusimeno, p. 148

(37 Michel Lisse, dans Passions de la littérature. Avec Jacques Derrida, Galilée, Paris, 1996, p. 191-208.

(38 Killalusimeno, p.176.

(39 Op. cit., p.179.

(40 Corbeaux, p. 151.