Mettons que j'ai tout dit...
(à propos de Est-ce que tu me souviens?, de Renaud Camus, P.O.L 2002)
Par Jan Baetens
 
 
 
 
 
 
 

Quelle est l'origine de la littérature? D'où viennent les textes qui s'écrivent, se publient, se lisent? Et quel est l'enjeu profond de la réponse à ce genre de questions? Le nouveau livre de Renaud Camus, Est-ce que tu me souviens?, qui est et n'est pas le troisième tome de Vaisseaux brûlés, la version "papier" d'un immense work in progress mené sur le site personnel de l'auteur se confond d'une certaine façon avec une interrogation pareille, sans réponse ni fondement comme la littérature elle-même, mais essentielle à son expérience vitale du désoeuvrement ou, comme le dit Camus lui-même, de l'"étrangèreté" de l'art. En effet, la manière dont Est-ce que tu me souviens? emploie et transforme la citation, un des lieux textuels où se pose de manière décisive la question de l'origine, permettra de voir comment l'écriture de Renaud Camus s'articule par ce biais à une interrogation capitale sur le sens même du sens de la littérature.
 
 

Écrire/signer
 

A la réponse généralement admise, moderne et romantique en même temps, que le texte est issu de l'auteur, Est-ce que tu me souviens? oppose d'emblée un démenti catégorique, qui révèle que l'auteur n'est pas celui qui a écrit son livre :

«L'"auteur" de ce livre n'en a pas écrit un seul mot. A ce qu'il a copié ici ou là il a quelquefois retranché, mais il n'a jamais rien ajouté, pas même une virgule. Toutes les phrases ici réunies apparaissent au moins une fois dans l'intégralité rigoureuse de leur forme originale. C'est à cette seule condition qu'elles peuvent faire, éventuellement, l'objet de présentations abrégées, ou très abrégées. Il est possible que leur apparition sous une forme raccourcie précède leur transcription complète. D'autre part il n'y a pas de limites au nombre éventuel de leurs occurrences.» (p. 457).

Or, que signifie le fait qu'un texte, comme cela semble être le cas ici, provienne exclusivement d'autres textes ? Réponse postmoderne si l'on veut, mais aussi réponse très classique (nous savons depuis Montaigne que nous ne faisons que nous entregloser), voire carrément antique (entendons par là : antérieure à l'invention de l'imprimerie qui, fixant l'écrit, instaure la "fonction-auteur", le souci de la paternité du texte et du droit d'auteur)? Cela veut-il dire que le texte, dérivé qu'il est d'autres textes, se passe d'auteur, hypothèse désormais inutile dans le régime de la citation généralisée? Telle réponse n'est pas moins reçue que la première, car plus généralement, au-delà des questions de procédés et d'usages littéraires, le manque d'origine privée, individuelle, auctoriale du texte est devenu un stéréotype, pensé aussi bien du côté de la forme que du côté du contenu de l'écrit : c'est, ici, un Joseph Proudhon et son insistance sur le caractère radicalement collectif de la création, l'auteur n'étant que le porte-parole de la culture de son temps  ; c'est, là, un Stéphane Mallarmé et sa définition de la poésie comme l'initiative laissée aux mots, le vouloir-dire de l'auteur se soumettant, jusqu'à y disparaître, dans la logique impersonnelle du langage. Le succès de pareilles idées en a fait un fragment de la doxa contemporaine qui, comme souvent dans la doxa, s'entend parfaitement avec son contraire, la croyance en l'origine individuelle et inaliénablement personnelle de toute écriture.

Il convient ici de ne pas oublier la leçon fondamentale d'Antoine Compagnon. Dans La Seconde main, son étude de la citation, il définit celle-ci comme «un énoncé répété et une énonciation répétante» (o.c., p.56), en d'autres termes comme la conjonction, nécessaire et inévitable, de la répétition d'un texte (en principe d'un fragment) et de la répétition, par un auteur, de l'acte de parole ou d'écriture qui produit ce texte. La citation n'est donc en aucune façon une forme d'écriture où le texte se passe d'auteur pour ne devenir que "pure" reprise d'un fragment existant. Elle est, au contraire, une forme d'écriture où l'instance auctoriale joue immédiatement un rôle-clé, quand bien même ce rôle risque d'être moins transparent qu'en d'autres écrits. La citation ne dispense pas le lecteur de s'interroger sur l'auteur, au moins double, et sur les rapports multiples qu'engendre la connexion de deux textes, fussent-ils rigoureusement identiques, et de deux auteurs, fussent-ils, comme il arrive avec l'autocitation, également les mêmes. Bref, l'auteur de Est-ce que tu me souviens?, quoi qu'il dise ou feigne de dire, a bel et bien écrit toutes les lignes de son livre, et il en est, justement, aussi l'auteur. Il n'y a pas, dans aucun livre, de "hors-sujet", pour paraphraser très librement le titre du livre de Pierre Bayard, mais telle réponse ne clôt pas le débat sur ce que c'est qu'un auteur.
 
 

Une double logique citationnelle
 

Parler de citation pour un livre comme Est-ce que tu me souviens? est sans doute un leurre, puisque la technique de citation utilisée dans ce volume appartient à un ordre très singulier. Le recours généralisé à la citation, car c'est le cas de figure pratiqué par Renaud Camus dans Est-ce que tu me souviens?, s'éloigne des formes "normales" de la citation, pour s'inscrire dans le cadre d'un véritable "genre" citationnel, lui aussi très moderne et très contemporain à la fois : le centon, dûment répertorié par la rhétorique traditionnelle où le genre a toutes ses lettres de noblesse (un bel exemple contemporain est donné par les "sonnets sartriens" que Michelle Grangaud a tiré de L'Etre et le néant) ; le collage, le cut-up ou encore le sampling, institués par les avant-gardes du XXe siècle comme une de leurs figures essentielles.

La logique profonde qui structure les deux pratiques, celle du centon classique, celle du collage d'avant-garde, est très différente.

D'une part, ces deux genres citationnels adoptent une tout autre attitude à l'égard de la cohérence : le résultat d'un montage de centon est en principe un texte cohérent, les infractions à cette règle "conjonctive" ayant généralement des visées parodiques (la faute du manque de cohérence se voit implicitement rejeté sur l'auteur ou les auteurs cités) ; par contre le produit du collage d'avant-garde peut rester beaucoup plus "disjonctive". Que, corollairement, le centon classique ne prélève ses fragments que dans des sources littéraires tandis que le collage d'avant-garde a tout loisir de se tourner vers des écrits non littéraires, ne doit pas être pris pour la cause de telle différence : c'en est plutôt un effet, car le choix des citations, littéraire ou non, est toujours soumis à une stratégie d'écriture plus englobante. Il serait du reste erroné que les stratégies conjonctive ou disjonctive se traduisent automatiquement par des résultats qui seraient respectivement "unifiés" ou "disloqués" : certains centons offrent à lire des textes d'une étrangeté tout à fait inquiétante, comme par exemple Les Demoiselles d'A. de Yak Rivais, qui raconte une seule histoire au moyen de près de mille phrases venues d'autant de livres différents, alors que certains collages disposent un effet de surface tout à fait "nappé", comme, toujours par exemple, Les Dépôts de savoir & de technique de Denis Roche, pourtant basés sur le principe inverse de la dissociation maximale des unités alignées (il s'agit invariablement de fragments de 61 caractères typographiques enchaînés dans sans souci de cohésion sémantique d'une "ligne" à l'autre).

D'autre part, centon classique et collage d'avant-garde diffèrent plus fortement encore quant à la manière dont se fait le renvoi à la notion d'auteur. Du côté ses sources, le centon classique part en effet de l'idée que l'origine compte et que le lecteur doit connaître la source des fragments cités pour apprécier pleinement ce qui se passe dans le texte , alors que le collage d'avant-garde insiste beaucoup moins sur les sources, qu'il laisse souvent dans l'anonymat. Il en résulte, en tout cas dans le collage d'avant-garde, une clôture paradoxale du côté des textes : le texte s'ouvre sur toute sorte d'énoncés, qu'il refuse d'aligner au sein d'un dispositif homogène, mais ce faisant il accentue le rôle de celui qui cite et qui se dérobe ainsi, structurellement parlant, à l'anonymat de ses sources. Le collage d'avant-garde présente ainsi un décalage plus grand entre auteur cité et auteur citant que le centon classique : l'auteur citant y prime très manifestement les auteurs cités, comme le prouve d'ailleurs le "copyright" que semblent revendiquer, du moins sur le plan esthétique, les partisans du collage : tel auteur a "inventé" tel type de collage, tel autre auteur réclame la paternité de tel autre type de collage, et ainsi de suite. La forme particulière de "cut-up" expérimentée par Denis Roche en fournit un bel exemple : la pratique citationnelle par "tronçons de 61 unités" est devenue une des images de marque de cet écrivain et, logiquement, le procédé a donné lieu à cet hommage singulier que sont les pastiches. Bref, on retrouve ici la même observation un rien paradoxale déjà signalée plus haut : ce n'est pas parce qu'un auteur n'écrit pas lui-même aucune de ses phrases, qu'il cesse d'être auteur ; ce n'est pas parce qu'on jette le soupçon sur l'identification possible des auteurs cités, qu'on serait moins auteur et sujet soi-même. Ou si l'on préfère : rien de plus "signé" qu'une écriture qui refuse elle-même d'écrire.

Est-ce que tu me souviens? ne semble pas fonctionner autrement. Renaud Camus n'écrit rien, mais il signe tout, il est pleinement l'auteur de son livre. Et la manière dont le livre effectue les citations n'est pas neutre du tout, mais renvoie directement, du moins pour ceux qui connaissent un peu l'oeuvre de l'auteur, à "sa" manière de citer, c'est-à-dire à une technique citationnelle qui enchaîne sans directement les nommer des phrases de sources très diverses et liées l'une à l'autre par des rapports certes très forts mais autres que "simplement" narratifs (techniquement parlant, on pourrait définir cette marque très personnelle de la citation comme la rencontre de la logique du centon traditionnel et de celle du collage d'avant-garde) .
 
 
 

Signer/Persister
 

La réponse fort oecuménique que l'on vient de donner, permet sans aucun doute de rendre compte du livre de Renaud Camus dans sa très grande généralité. Elle a toutefois le grand désavantage de laisser dans l'ombre les questions essentielles, qui ont moins à voir avec la façon globale dont Renaud Camus prend position à l'intérieur du champ de la citation comme "genre" littéraire institutionnalisé, qu'avec la façon très précise dont il le fait, et dont les enjeux sont autrement importants que la marque plus ou moins "personnelle" donnée à un genre par tel ou tel auteur en quête de "distinction". Les questions qui dès lors surgissent sont d'une tout autre nature.

D'une part : est-ce bien à la citation en tant que telle que s'intéresse le travail de Renaud Camus ? Tout en créant une variante "originale" du centon-montage, l'auteur ne cherche-t-il pas à susciter une réflexion différente ?

D'autre part : pourquoi utilise-t-il la citation de la manière très singulière qui est ici la sienne ? Est-ce que d'autres types de citation ne pourraient pas remplir la même fonction ?

La citation est-elle un but ou un moyen ? Très clairement, Renaud Camus ne l'utilise jamais comme un but, mais toujours comme un moyen, plus particulièrement comme un moyen de souligner la problématique de l'origine. La technique citationnelle de Est-ce que tu me souviens? traite l'origine, à travers l'interrogation sur les phrases, de manière contradictoire et partant très remarquable. L'origine est à la fois constamment exhibée (on sait que toutes les phrases du livre sont citées) et mise sous rature (ces phrases citées, on ne sait pas d'où elles viennent). Il en résulte une quête doublement impossible à clore : on ne saura jamais identifier toutes les phrases (cela dépasse tout simplement les capacités de n'importe quel lecteur); on ne saurait pas non plus s'abstenir de les chercher (ne fût-ce que parce que très régulièrement on bute sur des phrases, différentes selon les lecteurs bien entendu, qu'on reconnaît ou croit reconnaître). Dans les deux cas, l'attitude de lecture que nous tend Est-ce que tu me souviens? est en parfait unisson avec le thème de l'origine, plus exactement du goût et de l'amour des origines : c'est un "plus" qu'il faut essayer de prendre en considération, quand bien même la réponse à l'identité ou au sens des origines reste obscure ; c'est aussi un tremplin vers davantage, puisque le parti pris de l'origine suggère qu'il ne faut jamais se contenter d'aucun sens fermé sur lui-même. On comprend ainsi beaucoup mieux le titre du livre, ou plutôt la réponse qu'il convient d'y donner : on gagne toujours à se souvenir, même si l'on ne sait pas toujours de quoi exactement l'on se souvient, ni à quoi mène l'effort que le souvenir nous demande.

Quant à savoir pourquoi la citation prend dans Est-ce que tu me souviens? sa forme très singulière, la réponse doit se faire plus circonstanciée. Ce qu'il importe de signaler avant tout, c'est que l'unité de base est toujours la phrase, c'est-à-dire ni le mot ou le groupe de mots, ni le passage ou le fragment plus long (comme c'était encore partiellement le cas dans les premiers livres de Renaud Camus, où une activité citationnelle comparable était déjà à l'oeuvre). Ce choix n'est nullement insignifiant, car la phrase est non seulement l'unité stylistique de la prose (et toute sa vie Renaud Camus a voulu faire "de la prose", au sens intransitif du terme), mais aussi la cause de tous malentendus. L'"affaire Camus" du printemps 2000, est, de nouveau d'un point de vue technique, une question de phrases citées hors contexte : les accusations d'antisémitisme qui ont été lancées contre l'auteur étaient "prouvées", aux yeux de ses adversaires, par le sens de certaines phrases, dont le sens changeait selon qu'on les replaçait dans leur contexte et qu'on acceptait ou non de suivre Renaud Camus dans son appel à lire le "sens" en "contexte".

Ce que Est-ce que tu me souviens? semble vouloir mettre en place, c'est une stratégie et un dispositif capables d'inverser ce qui s'est passé lors de l'affaire Camus. Le livre procède à un travail de reconstitution systématique et permanente, non pas en dotant chacune des phrases qu'il cite d'un nouveau contexte, mais en inventant une structure dynamique qui soit à l'abri de toute mutilation citationnelle. La première solution n'est pas en soi une tâche difficile, mais son issue est toujours fort incertaine : il suffirait de... citer une phrase du nouveau volume pour scinder de nouveau phrase et contexte. La seconde solution, plus délicate à mettre en oeuvre, consiste à transformer le statut même des phrases citées, dont le sens ne serait plus fonction des phrases elles-mêmes mais dans le flux et les réseaux dans lesquels on les voit inscrites. Dans une telle perspective dynamique, dont relève à mon sens Est-ce que tu me souviens?, les phrases n'ont plus de sens que par leur rapports contextuels : lues seules, citées seules, elles n'ont à la limite plus de sens, la signification ne pouvant naître que du mouvement, par définition sans fin, où elles sont prises.

La pratique citationnelle de Est-ce que tu me souviens? acquiert ainsi un tout autre sens, qui excède de toute part les seuls problèmes du "style" citationnel ou des "marques" d'auteur. La citation devient écriture, au sens que Roland Barthes donnait à ce terme, c'est-à-dire un choix formel où se donne à lire l'engagement d'un écrivain face à l'histoire. Parmi bien d'autres choses, l'affaire Camus a montré à quel point l'écriture peut être terriblement dangereuse pour l'écrivain qui s'écarte des sentiers de la bien-pensance. Suite à Michel Leiris, qui avait introduit la métaphore dans la préface de L'Age d'homme, il est devenu banal de décrire ce risque en termes tauromachiques. Or, il faut se rappeler ici ce que Roland Barthes écrivait sur le sens tauromachique de "citer" ("citar, c'est ce coup de talon, cette cambrure du torero, qui appellent la bête aux banderilles"), pour se rendre compte à quel point la citation augmente encore le danger auquel s'expose l'écrivain : en proposant des phrases "hors contexte", qu'il insère dans une nouvelle structure mais en leur refusant tout sens figé, stable, sûr, il assure sa défense par le moyen où il se trouve le plus vulnérable. Pour mieux se défendre, il se cite à comparaître et porte le débat sur le lieu même où il s'est vu le plus attaqué. On est loin ici de la citation comme jeu discursif, et pourtant c'est bel et bien de jeu, de marge, d'ouverture, qu'il s'agit fondamentalement : la citation comme écriture, c'est une tentative de trouver une forme discursive où la citation soit contexte et le contexte, citation.
 
 

La citation généralisée comme modèle
 

Il n'est du reste pas interdit de croire qu'une même stratégie sous-tend aussi Du sens (o.c.), le "traité" où Renaud Camus élabore une réflexion systématique sur le problème du même nom. Du point de vue de l'écriture, l'élément le plus remarquable est sans aucun doute l'absence de toute division du texte, que ce soit en sections, en chapitres ou en parties. Tout est fait pour que le texte devienne littéralement un tout, c'est-à-dire pour éviter qu'il ne soit... cité, sauf intégralement bien sûr. Un soin identique a été apporté aux transitions internes, qui sont toujours d'une grande subtilité, y compris au second degré : les digressions et excursions, inévitables dans un volume de quelque 550 grosses pages, se présentent de telle façon que leurs frontières ne sont jamais étanches, de manière à assurer une lecture "suivie". Celle-ci ressemble beaucoup au type de lecture critique prônée par Pierre Bayard, où la distinction entre sujet et hors-sujet (nous dirions ici : entre citation et contexte) ne devrait plus être tenable :

«La question du sujet est d'autant plus difficile à traiter qu'elle gagne manifestement à l'être d'une manière dynamique (...). En effet, aussi précis soit-il, le sujet littéral d'une oeuvre littéraire n'indiquera jamais qu'un vague canevas, inapte à produire des prescriptions ou des restrictions. Dès lors il semble prudent de ne pas entendre seulement par sujet d'une oeuvre son thème, mais une visée plus large que l'acception ordinaire, réduite au propos ou au contenu. Se demander à propos de tel passage si l'auteur est ou non hors sujet, ce n'est pas seulement chercher s'il est fidèle au "thème" déclaré, mais s'il est conforme à l'ensemble d'une intention esthétique, dont le thème est un élément important mais non exclusif. L'évaluation de ce qui relève ou non du sujet ne peut donc guère se faire par rapport à un hypothétique récit de base, dont le respect permettrait d'éliminer les écarts. Elle implique l'évaluation d'un ensemble, constitué par un projet d'écriture - soutenu par une esthétique à chaque fois particulière - et par la réussite de ce projet.» (o.c., p.28, souligné par l'auteur)

A l'instar de ce qui se passe dans Est-ce que tu me souviens?, un livre comme Du sens avance une écriture qui, sans être globalement citationnelle au sens direct du terme, arrive à créer le même rapport d'union absolue entre phrase et contexte. Ici aussi, le passage incessant d'une phrase à l'autre, et partant le glissement de sens qui l'accompagne, devient la caractéristique primordiale du texte.

Tout cela semble peu de chose, mais c'est un pas décisif vers la réalisation de ce que Renaud Camus a toujours défini comme son idéal en écriture : la métonymie plutôt que la métaphore, la quête du sens plutôt que le sens, l'histoire et l'avenir d'un sens plutôt que ses certitudes actuelles. On pourrait même aller plus loin encore et dire que l'implication réciproque de la phrase et du contexte aide également à dépasser le clivage, qui jusqu'à peu allait grandissant, entre les deux versants de l'écriture camusienne : celle de la ligne, représentée par le Journal, où l'auteur passe successivement en revue le pour et le contre de toute chose ; celle de l'hyperlivre, représentée par les Églogues au début et par les Vaisseaux brûlés aujourd'hui, où l'auteur procède par greffe et incise. Dans l'un et l'autre cas, le souci du dire-vrai et de la recherche du sens est prioritaire, mais les moyens d'y tendre (ne parlons pas de l'atteindre !) sont très différents. Est-ce que tu me souviens?, qui participe curieusement du régime de l'hyperlivre (il s'agit d'un fragment unique de Vaisseaux brûlés), et Du sens, qui relève incontestablement du régime du livre, procèdent à une manière d'échange, chaque régime faisant des emprunts à l'écriture de l'autre pour s'aventurer dans des structures où l'opposition de la ligne et de l'hyperlivre, de la phrase et du contexte, du sens et des sens se brouille définitivement. On pourrait dire que c'est là une synthèse de l'oeuvre, qui se clôt ainsi sur elle-même, c'est-à-dire sur ce qu'elle cherchait depuis son début. Mais la synthèse est double, non réconciliée, et dans cette ambivalence se trouve le gage de bien de nouveaux développements.
 

Jan Baetens