Un sujet "délivré"?
à propos de :
Renaud Camus, Killalusimeno (Vaisseaux brûlés, 2), Paris, éd. P.O.L, 2001
Par Jan Baetens
 
 
 
 

La littérature : un auteur, une oeuvre. Soit. Resoit. Mais que reste-t-il pour nous de cette double certitude (qui n'en fait qu'une bien sûr), que l'édition, l'école ou encore la télévision continuent à véhiculer si pesamment? Au regard de la modernité, il n'y a plus en effet ni auteur ni oeuvre, et le croisement de l'un et de l'autre est plus problématique encore.

Nous ne le savons que trop : un auteur n'est "rien", si ce n'est le résultat d'une série de déterminations externes qu'il faut se donner comme tâche de retracer en détail, comme le souhaitait un Michel Foucault. Et de même nous avons appris qu'une oeuvre n'est rien d'autre que l'arrêt arbitraire d'un processus d'écriture qui l'excède de toutes parts, en amont comme en aval, ainsi que le démontrent jour après jour les études génétiques d'une part et les études de la réception d'autre part. Qui plus est, nous sommes désormais très familiers du concept de texte sans auteur, c'est-à-dire du texte "lui-même se faisant", de l'écriture à qui se donne l'initiative des mots, ou encore de cette productivité textuelle sans fin, comme se sont plus à le penser Roland Barthes, Jean Ricardou et quelques autres dans les années 60 et 70. Il en va de même pour la notion d'auteur sans texte, ce mythe des lettres contemporaines fascinées par l'idée d'un écrivain si hanté par l'exigence de la langue qu'il ne peut que renoncer, tel Rimbaud, à l'exercice de la parole littéraire.

A toutes ces réflexions, il manque pourtant un aspect que les mutations récentes de l'édition, qui alterne aujourd'hui les livraisons sur papier et les publications électroniques, ont remis au centre de nos interrogations : le rapport entre l'écriture et ses supports matériels. Cette question est de celles qui ont toujours hanté le travail de Renaud Camus et que sa série "Vaisseaux brûlés" oblige à repenser sur de nouvelles bases. Sans vouloir réduire l'importance de ce projet à la seule question du statut du sujet et du livre à l'ère de l'édition post-électronique (soit l'édition sur papier postérieure à l'avènement d'Internet), ces problèmes y jouent en effet un rôle prépondérant. Comme par ailleurs la réflexion sur le sujet écrivant est un des thèmes essentiels de l'oeuvre camusienne tout entière, il peut être utile d'entrer par là dans Killalusimeno.

Du livre à l'auteur, il n'y a, littéralement, aucune solution de continuité : le texte a cessé d'être anonyme et collectif du moment qu'il s'est retrouvé figé entre les pages de couverture d'un volume imprimé et que ces pages, dans un beau court-circuitage de la cause et de l'effet, ont permis l'émergence d'un appareil paratextuel qui avait pour but d'identifier le texte, d'abord, et de nommer celui qui le signe, ensuite. Dans cette perspective, l'on conçoit assez l'intérêt de la publication électronique pour quiconque refuse de reprendre telles quelles les conceptions traditionnelles du texte comme immuable et de l'auteur comme propriétaire unique de cet écrit. Car l'écriture électronique rend possible, du moins théoriquement, ce qui à l'époque des avant-gardes scripturalistes n'était qu'une vague utopie : une écriture sans sujet, ou plutôt à sujets multiples, et sans forme unique, en devenir permanent.

De multiples livres de Renaud Camus se sont efforcés de donner corps à cette multiplicité et à cet évidement-là. Dans les quelque quarante volumes qui ont vu le jour jusqu'ici, la mise en question du sujet et de l'oeuvre a privilégié surtout les deux démarches suivantes. La première touche à la régulation énonciative du texte, où il n'est plus possible de dire "qui parle". La seconde engage l'ordonnancement spatial de l'écrit, dont la linéarité se voit de plus en plus compromise. De l'une et l'autre de ces stratégies, et surtout de leur combinaison, il résulte que le lecteur est invité à lire dans tous les sens un texte de personne. On comprend dès lors plus clairement pourquoi Renaud Camus, à la différence de tant d'autres, a pu embrasser avec enthousiasme la révolution digitale, a priori plus ouverte que le livre à la découverte du mobile et du pluriel, et comment il a pu vivre sans nul traumatisme l'abandon de l'imprimé aux voies de l'hypertexte (avec François Bon, il est un des rares "vrais" écrivains reconnus à miser sans hésitation sur les nouvelles formes de publication).

Toutefois, l'écriture de Renaud Camus n'a pas simplement troqué le livre pour le site-web (perso.wanadoo.fr/renaud.camus). Au lieu de passer une fois pour toutes de l'un à l'autre, il se sert des deux médias pour les explorer réciproquement. De là le refus, dans les pages Internet, d'"oublier" le modèle du livre, contrairement aux préceptes de tous les spécialistes en écriture électronique. De là aussi le désir de republier sur papier des extraits d'une nébuleuse "virtuelle" en progrès, afin de mesurer l'impact de l'hypertexte sur l'organisation du livre traditionnel. De toute évidence, cette republication n'a rien de mécanique, comme le signalent fort bien les changements de structure assez considérables dans les deux volumes déjà publiés de la sorte : Ne lisez pas ce livre! (Vaisseaux brûlés, 1) et Killalusimeno (Vaisseaux brûlés, 2).

D'abord, l'effort de "linéarisation" est très visible : alors qu'on eut pu s'attendre à une mise en livre faisant éclater les limites du volume traditionnel, Renaud Camus impose à son matériau écrit et visuel un assagissement spectaculaire. Tout en étant composé de "lexies" qui ne se suivent pas de la même manière sur Internet que dans le livre, leur présentation dans le volume tend très fortement à rendre possible aussi une lecture tout à fait linéaire (avec certes un système de renvois très poussé, mais qui ne gêne en aucun moment la lecture "simple" du livre). Ensuite, la cohésion thématique est exceptionnellement soignée : là où l'écriture électronique autorise une démarche infiniment plus associative, plus feuilletée, plus "branchée" que le classique fil de la plume, vite menacé d'incohérence dès que l'on s'écarte de la ligne conductrice, Killalusimeno offre un exemple de concentration de thèmes et de motifs d'une très grande clarté. Sans renoncer aux libertés associatives de l'hypertexte et de ses possibilités d'imbrication étourdissantes, Renaud Camus a fait un choix de fragments tels que son livre, à force de ramener toujours son lecteur à un nombre limité de sujets, acquiert la consistance d'un véritable essai. Killalusimeno est à mille lieues du bric-à-brac que d'aucuns estiment le nec plus ultra de l'écriture électronique. Enfin, linéarité structurelle et cohésion thématique sont l'une et l'autre mises au service des enjeux majeurs de l'écriture camusienne. Killalusimeno est en effet un livre sur le sujet, plus particulièrement sur ce qui le délimite, dans les deux acceptions du terme : ce qui le circonscrit, ce qui brouille cette définition.

Essentielle à cet égard est la question du nom, toujours perdu dans une chaîne d'associations parfois surprenantes, toujours à reconquérir dans un réseau d'identifications provisoires mais non arbitraires. Le titre même (soit le "nom" du livre) est comme un modèle réduit de cette activité : "Killalusimeno" est le nom qu'à la fin de sa vie, dans sa tour à Tübingen, Hölderlin voulait qu'on lui donne, mais au-delà des spéculations sur le sens de ce mot (dont le présent volume dresse le tableau éblouissant), le terme opère, par le fait même qu'un nom de personne en vient à s'échanger avec un nom de livre, cette fusion du sujet et du texte dont toute l'oeuvre de Renaud Camus est comme la trace.

Non moins essentiel est le va-et-vient qui s'ensuit entre identifications multiples (par lesquelles le sujet se projette) et inscriptions autobiographiques (par lesquelles ce même sujet se réapproprie les instances extérieures). De Hölderlin, le texte passe à maître Eckhart, Nietzsche, Heidegger et Celan, non seulement parce que l'auteur du texte se reconnaît en ces personnes tierces, mais aussi et surtout parce que la vie et les textes d'autrui portent à conséquence pour le vécu de qui voyage sur leurs pas, prend des notes en marge de leurs textes, essaie de regarder le monde à travers leurs yeux.

Killalusimeno participe du travail de Pénélope qu'est l'écriture de Camus, qui ne peut avancer qu'à la condition expresse de sans cesse se défaire, mais dont les absences et les vides ne sont jamais un simple retour, un banal remake, bref une manière de redite. Image plus positive que celle du vaisseau brûlé, finalement, lequel dit peut-être la solitude biographique de l'écrivain, mais que l'on peut juger inapte à qualifier une structure et une démarche où le lecteur a envie de sombrer heureusement à son tour.

Jan Baetens