L'Inappartenance
Par Jean-Paul Marcheschi
 

Il y a un risque fondamental - et fondateur - au coeur de toute entreprise esthétique, littéraire ou musicale. Toute oeuvre, lorsqu'elle est neuve, indépendante, puissante se tient au bord du pensable. Elle longe perpétuellement un scandale qui la menace et l'attire. Elle est une aventure radicale de la forme et du sens. Elle est la voix, la lumière ou la nuit de ce qui n'a reçu - avant qu'elle n'advienne - aucun nom, aucun langage, aucune couleur. Sine nomine. Son unique garant est l'impouvoir fondamental qui la porte, c'est-à-dire sa solitude intraitable. Son ennemi de toujours, c'est la société, le nombre, tout ce qui s'agglutine, se regroupe, se rassemble : le grand cirque mimétique et ricanant du monde.

L'oeuvre de Renaud Camus depuis Passage (1975), le premier de ses livres, jusqu'à ses proliférants Vaisseaux brûlés (1998, 1999, 2000), relève strictement de cette vision-là de l'art.

Lorsque "l'affaire Renaud Camus" a éclaté, j'ai écrit une lettre ouverte, mais pas un journal ne l'a publiée.

De tous les articles parus depuis lors, celui des contre-pétitionnaires (Déclaration des hôtes - trop - nombreux - de - la - France - de - souche) compte parmi ceux qui m'indignent le plus. Qui a bien pu être l'auteur d'un tel texte ?

La manipulation - qui fait tenir à l'auteur de La Campagne de France des propos monstrueux qu'il serait le premier à juger tels - est si flagrante qu'elle se dénonce elle-même à qui a lu le texte, bien sûr, comme un exercice de falsification (par coupure, montage et rapprochement de phrases coupées) digne de la plus sinistre tradition des procès staliniens. Qu'est-ce qui a pu conduire des écrivains, des poètes, des penseurs à entrer, sans précaution, dans un tel dispositif d'épouvante ?

Au fur et à mesure que le temps passe - et qu'augmente le nombre désormais considérable des articles hostiles à Renaud Camus (près d'une centaine à ce jour) - il se produit une bien étrange occultation. Ce n'est pas tant la clarté, l'information, la raison qui augmentent, mais au contraire le mensonge, l'opacité, la manipulation, la méconnaissance du dossier, la confusion. C'est le terrible visage de la société qui s'avance, convulsif, péremptoire, unanime, violent. Et toute cette fureur et son abondante logorrhée journalistique alors s'annulent en un rien qui redevient silence. «Et ce silence, malgré l'Histoire, c'est-à-dire à cause du mythe de l'Histoire, est toujours dans l'ignorance de sa ferocia. Les sociétés occidentales sont de nouveau dans cet état de terrible maturité. Elles sont à la limite du carnage.» (Pascal Quignard, in Rhétorique spéculative)

Se peut-il que la vérité, la justice, la loyauté, l'intelligence se tiennent aujourd'hui dans le rang des Tricoteuses de la Terreur ? Il y a depuis le début de cette affaire une ligne de partage précise, insistante, objective : d'un côté les lecteurs de R. C., qui furent les tout premiers signataires de la pétition en faveur du droit de réponse et qu'aucune intimidation journalistique n'a fait, jusqu'à ce jour, ployer, et les autres.

Faut-il rappeler que les signataires de la pétition - objets eux-mêmes d'attaques récentes répétées - se tiennent aussi du côté de la "vigilance intellectuelle"? C'est à partir d'elle qu'ils pensent et prennent parti. Et c'est en son nom - parce qu'elle suppose avant tout une identification de l'objet et donc une lecture attentive, sinon exhaustive, des pièces du dossier - qu'ils refusent d'entrer dans la passion et l'hystérie de la dénonciation. Oui, les "passages incriminés", prélevés, sortis de leur contexte et ainsi présentés par la presse, produisent un effet de sens épouvantable. Oui, si "barbarie antisémite" il y avait dans ces pages je suis pour qu'elle soit sévèrement condamnée et son auteur aussi.

Mais sommes-nous sûrs que nous tenons bien là la "bête ignoble", "le mal absolu", "l'écrivain criminel", un équivalent littéraire du petit Monsieur Faurisson, l'expression d'un médiocre "pétainisme rampant"?

L'hallucination vient du fait que, dans ce procès, la passion a précédé l'identification, d'où la violence.

Nous sommes avec ce livre dans un genre littéraire précis. Le rappeler, ce n'est pas blanchir ou innocenter son auteur, le dédouaner de ses responsabilités morales et politiques. C'est laisser revenir, au contraire, une complexité qui est la seule lumière de la vérité - toujours introuvable.

Nous sommes ici dans le genre journal et ce journal-ci nous entraîne au centre d'un auto-portrait tragique et impitoyable, où l'auteur, sans ménager personne, ni surtout lui-même, allant souvent contre ses propres intérêts, se livre à une dénudation aux limites du dicible. Levée radicale du secret, de tous les secrets, là se tient le vrai scandale du livre. Mais aussi son énorme courage. Refus total de la transposition : tout est livré, vu, scruté, noté sans complaisance: le vieillissement du corps, la cruauté, la nuit, le ciel, le fiasco amoureux, la douleur, la solitude, le doute, la cavatine, les pouvoirs et leur arrogance, la perte, le temps, la société (son abjection, ses lâchetés, sa bêtise), l'absence, l'éloignement, la peinture, le miroir, l'air, la lumière, l'argent. Et c'est dans ce risque-là, pris continûment depuis des années, dans sa profonde honnêteté, dans ce procès généralisé de soi et du monde, que se tient la confiance des lecteurs (ceux qui ont lu vraiment, les premiers signataires, les "étourdis" qui ont signé la première pétition). Que la paranoïa des censeurs, des contre- pétitionnaires cesse de rechercher d'autres causes et d'inventer je ne sais quel complot. L'unique cause est dans le pacte scellé par la lecture, dans sa profondeur de silence, et par lui seul.

Quant à la question de l'antisémitisme, l'hypothèse que j'aimerais avancer - née de la lecture et de la relecture des quarante-deux volumes qui composent cette oeuvre - est la suivante : qu'il y a une incompatibilité flagrante, structurelle, constitutive, entre cette oeuvre - dans sa dimension à la fois formelle, réflexive, sémiologique, philosophique - et l'être-antisémite, ce pauvre vêtement étriqué dont on tente de l'affubler. A moins que l'on considère que l'antisémitisme - cette peste, cette moisissure de l'âme - qui atteint si profondément le langage et le sens, puisse s'attraper comme une maladie contagieuse ou venir d'un seul coup comme un ange noir avec la fulgurance d'une conversion. Comme la foi est venue à saint Paul.

Aujourd'hui, la déraison est telle qu'une illustre psychanalyste a été jusqu'à dire à qui voulait l'entendre que c'était "l'inconscient de l'auteur qui était antisémite", qu'il était "antisémite sans le savoir" et que c'était, «bel et bien l'ensemble de l'oeuvre qui était structuré par le racisme et l'antisémitisme».
 

L'antisémitisme profond - celui de l'hitlérisme en particulier et du fascisme en général - entier, essentialiste, chevillé au corps, attaché à des rites précis, obsessionnel et systématique, dont on peut à peine dire qu'il se tient dans l'inconscient tant il est de l'inconscient, de la pulsion pure, sauvage, à peine médiatisée; l'antisémitisme, donc, est une pensée bête, faiblement stratifiée, redoutable certes dans ses conséquences, mais au fond simplette. Parfait exemple de "pensée binaire", manichéenne, non dialectisée - et par essence indialectisable: c'est cela la barbarie.

Bien que George Steiner l'enracine psychologiquement - mais aussi métaphysiquement - dans la jalousie millénaire, ce mal sacré, la situant toute entière du côté du ressentiment vis-à-vis d'une élection supérieure, ancienne, divine, insupportable, l'antisémitisme n'en reste pas moins une identité médiocre. Son signe, on l'a vu, binaire par excellence, est plat. Son arme préférée a été, de sinistre mémoire, le lynchage, la dénonciation, les tribunaux expéditifs qui sont abolition de la médiation, de "l'élément tiers", du droit de réponse, de la discussion, de l'autre donc. C'est le lieu de la vitesse, de l'immédiateté, le règne de l'émotion assénée brutalement comme argument philosophique. Il est profondément une demande d'aphasie.

Or qu'est-ce que la littérature selon Renaud Camus? Quel est le statut du sens dans cette oeuvre depuis le commencement? Revenons un instant au Château de Seix (1997); dès la première page, la première ligne, R. C. écrit: «Inappartenance... Est-ce qu'il n'existe pas un signe d'inappartenance, symétrique et contraire au "signe d'appartenance" qu'a illustré Roubaud en poésie? S'il figurait dans les codes, et comptait parmi les symboles répertoriés, je me placerais tout entier sous son instance: je me rangerais après lui, je me glisserais avant lui, je m'étendrais sous lui, je le revendiquerais passionnément pour emblème. Je n'appartiens pas, et rien ne m'appartient. Je n'appartiens pas à l'heure, je n'appartiens pas au lieu, je n'appartiens pas au siècle, à la ville, au continent, à personne. Je n'appartiens pas à mon temps, je n'appartiens pas à ma langue, je ne m'appartiens pas à moi-même.(...) Pourtant je ne suis même pas étranger. Mon inappartenance même, je ne saurais non plus la revendiquer pour mienne. Elle n'est pas sûre.»

Toute la spirale du sens est parcourue. Nulle adhérence. Est-ce que l'on peut sérieusement laisser peser encore sur cet auteur tous les soupçons criminels dont il fait l'objet? Il n'est pas un seul de ses livres - que ce soit Tricks, Travers, Eté, Vigiles, Aguets, Elégies pour quelques-uns, Esthétique de la solitude, Elégie de Budapest, Discours de Flaran, Night Sound, et encore et surtout P.A. - qui ne soit en proie au repentir, au retour, à un pentimento perpétuel, conscient, déclaré, où pas une seule ligne ne se place sous le signe du scrupule (ce petit caillou dans la chaussure du sens), du scrupule généralisé, qui ne tente de renverser, de fendre, de creuser la "structure binaire" du sens. «Le sens, c'est ce qui nous quitte», écrit R.C. Le binaire - c'est à dire l'opinion péremptoire et son arrogance constitutive, l'étiquette, l'identité figée - est l'ennemi absolu de la pensée, de la liberté de pensée, de penser autrement. C'est la voix de la société, c'est son besoin impérieux de simplification, son arme absolue, sa férocité.
 
 
 

Jean-Paul Marcheschi,
peintre,
le 30 mai 2000.