Renaud Camus. Corbeaux.
Journal (9 avril - 9 juillet), suivi de Pièces rebutées et autres, avec un texte de Mark Alizart (Les Impressions Nouvelles, 2000, 281 p., 125 F).
Par Vincent Laisney
 
 

Le thésard de l'année 2050 qui enquêtera sur la vie littéraire de la fin du vingtième siècle trouvera dans le Journal "avancé" de Renaud Camus un document essentiel pour ses travaux de recherche. Non sans avoir déploré, d'abord, l'absence d'index, il parcourra le livre en quête de "noms" célèbres; il n'y trouvera malheureusement aucun de ces noms que la postérité a retenus, tout juste quelques puissantes figures du journalisme parisien : Philippe Sollers, Bernard-Henri Lévy, Jean Daniel... Il n'en considérera pas moins l'ouvrage, après l'avoir lu attentivement et même passionnément, comme un témoignage précieux, et peut-être unique, sur les relations complexes et souvent troubles entre les sphères littéraire, éditoriale et journalistique à l'orée du vingt-et-unième siècle. Passant rapidement sur "l'affaire Camus", dont le caractère byzantin lui échappera complètement (qu'est-ce donc que ce "Panorama" dont il est sans cesse question?), il s'arrêtera de préférence sur quelques réflexions pénétrantes de l'auteur concernant les jeux de pouvoir et les enjeux du Pouvoir dans le monde littéraire parisien. Renaud Camus :

«Dans la guerre fondamentale entre la littérature et la presse, l'édition joue un rôle ambigu. À première vue, elle est plutôt du côté de la littérature, ou du livre. Mais structurellement, elle est déjà plus qu'à moitié dans l'autre camp. Fayard [l'éditeur de Campagne de France] appartient à Hachette, l'une des plus grandes puissances de presse du pays. Et les neuf dixièmes des livres que publient les maisons d'édition sont des livres de journalistes écrits en style journalistique, charriant une vision journalistique du monde. Quand je dis que nous sommes en guerre, je parle d'une guerre déjà perdue. Je parle d'une guerre de l'ombre, avec ses traîtres, ses agents doubles, ses mouchards et ses policiers en civil et l'énorme masse de ses indécis, qui bien entendu seraient depuis toujours de votre côté, si par miracle vous l'emportiez.»

Notre thésard se souviendra alors, en lisant Corbeaux, de ces journaux intimes de l'époque romantique (le Journal de Fontaney ou le Journal de Juste Olivier), qui permettent d'entrer au coeur intime de la vie littéraire, en particulier de cette époque troublée, où des écrivains (Jules Janin, Henri de Latouche, Gustave Planche, etc.), devenus journalistes par dépit, immolent sans vergogne le romantisme qu'ils adoraient, sur l'autel de leurs ambitions personnelles. Notre thésard se souviendra aussi vraisemblablement d'Illusions perdues, où apparaît déjà la figure pathétique de Rubempré, poète, découvrant avec stupéfaction les lois infâmes de la Critique : «Le livre, fût-il un chef-d'oeuvre, doit devenir sous ta plume une stupide niaiserie, une oeuvre dangereuse et malsaine», lui  dit Lousteau, qui fait son éducation de journaliste. Notre thésard se souviendra plus sûrement encore, en lisant le récit journalier de la "guerre" implacable menée contre le "vieux pétainiste" de Plieux, à coup de citations truquées (contre-pétition du mardi 24 mai dans Le Monde), de droits de réponse refusés (Libération), d'articles tronqués ("2500 signes", Le Nouvel Observateur), de défections douteuses (Danièle Sallenave), d'hésitations malheureuses (Paul Otchakowsky, l'éditeur de Renaud Camus) et de diffamations honteuses ("Renaud Camus, l'homme qui n'aimait pas les juifs", Dominique Jamet, Marianne), il se souviendra, donc, de ce beau roman de Georges Duhamel, Le Combat contre les Ombres. Ce livre raconte par anticipation la mésaventure survenue à Renaud Camus : l'histoire d'une polémique folle, née de presque rien, devenue bientôt une "affaire", "l'affaire Pasquier". Laurent Pasquier est un scientifique, qui, pour s'être risqué à écrire une "vérité" désagréable sur les "dysfonctionnements" dans les laboratoires, se voit peu à peu trahi par ses pairs et lâché par ses amis (c'est déjà le thème de la bien-pensance et du tabou, qui se résume, dans le cas de Renaud Camus, à cette simple question : peut-on prononcer, seulement prononcer, le mot "juif" sans paraître suspect aux yeux de la communauté juive et de la société toute entière?). Le cas de Laurent Pasquier, dont la moindre tentative d'explication est systématiquement rejetée (n'est-il pas le "Monstre" que la société attendait?), dont les rectificatifs sont invariablement l'objet de boycottages ou de montages, présente des analogies évidentes avec le cas "Renaud Camus", qui, dans son journal, ne cesse aussi de réclamer simplement qu'on l'écoute ou, mieux encore, qu'on le lise : «Laurent songeait en accompagnant le journaliste jusqu'aux marches de l'escalier : "Je dis toujours la même chose. Combien de fois devrais-je le dire pour qu'on finisse par me comprendre!"» (Le Combat contre les Ombres, in Chronique des Pasquier, Mercure de France, 1939, p. 235).

Vincent Laisney

Compte rendu pour la revue Histoires littéraires (à paraître dans le numéro 5)