La «gaffe», énième édition
par Jacques Henric
 
 
 

Le mot «gaffe» est un euphémisme que Céline a utilisé à propos de son dérapage (autre euphémisme?) antisémite. Il y a eu la «gaffe» de céline, la «gaffe» de Drieu, le «gaffe» de Jouhandeau, comme il y eu celles de Léautaud, Bernanos, Bloy... On pouvait espérer, après l'événement de la Shoah, que l'étrange affection qui a fait de sérieux dégâts au cours des siècles (depuis qu'une pensée s'est inscrite dans la lettre d'un livre, l'Ancien Testament), allait régresser, disparaître. Il n'en est rien. On est en présence d'une maladie endémique, qui se réveille à intervalles réguliers. Ainsi, à la longue liste des intellectuels et des écrivains qui en furent atteint, il nous faut donc ajouter aujourd'hui le nom de Renaud Camus. Quel étonnement, et quelle consternation, vient de susciter la lecture du dernier volume de son journal, daté 1994 et intitulé (tout un programme!) la Campagne de France, paru chez Fayard. L'étonnement des étonnés m'étonne, il suffisait de lire les ouvrages précédents de Camus pour prévoir que cette rhétorique conservatrice, cette nostalgie du bon vieux temps, ce repli nationaliste à teinte xénophobe, ce ton de pion donneur de leçons dans tous les domaines - autant de signes qui désignent l'homme du ressentiment tel que Nietzsche en a dressé le portrait - ne pouvaient qu'un jour ou l'autre conduire à la «gaffe», à la «gaffe» des «gaffes» : l'antisémitisme. Quant, à son infortune, on cherche un bouc émissaire, il y en a toujours un à portée de main. De ce point de vue, le romancier Renaud Camus manque cruellement d'imagination.

Nous reviendrons, dans un prochain numéro d'art press, sur ses propos platement délirants (du genre : combien de juifs au Panorama de France-Culture?). Non pas tant pour nous indigner que pour comprendre. Comprendre comment un écrivain d'avant-garde, cultivé, marginal par sa sexualité, qui fut lié à Roland Barthes, a pu devenir cet auteur atrabilaire qui coiffe le képi d'une vieille culotte de peau chauvine et réactionnaire («Maréchal, nous revoilà!...» - cf. la tribune libre signée Bernard Comment dans le Monde du jeudi 27 avril). Pour ma part je me contenterai, ici,
    - de m'étonner, à mon tour, que des éditeurs puissent affirmer que Camus «n'est pas» antisémite et néanmoins retirent son ouvrage des librairies. Faut-il rappeler que ce n'est pas une question d'essence : on ne naît pas antisémite, on le devient;
    - de m'étonner qu'on ait pu prêter attention dans le passé à des livres de Camus qui le méritaient et que ce soit sa dernière production qui provoque dans une certaine presse des commentaires complaisants;
    - de ne pas m'étonner, en revanche, que les habituels redresseurs de torts, vieux et jeunes ronchons anti-modernes, les mêmes qui s'illustrèrent dans la douteuse campagne contre l'art contemporain, contre les sans-papiers, contre la dégénérescence de notre belle langue et de notre belle culture frrançaiises, cherchent à minimiser l'état maladif et la «gaffe» de leur fiévreux confrère.

Jacques Henric.