Un diariste tranquille
Par Joseph Hanimann

L'affaire autour de Renaud Camus met à nu les nerfs de la France
 
 
 
 
 
 
 
 

Tout a commencé avec une paire de phrases stupides dans un livre épais, phrases que tous les critiques avaient négligé de lire, jusqu'à ce qu'il y en ait un pour sonner l'alarme. La littérature de Renaud Camus, narcissiquement ciselée autour du Moi, ce que l'auteur appelle parfois une "sculpture de soi", fait partie depuis un quart de siècle des sympathiques marottes des Lettres françaises: environ deux douzaines de titres d'une vaste et méticuleuse entreprise de diariste, plus intéressante par son originalité que par son importance artistique. Les miettes de vie quotidienne tirées au passage de l'existence du talentueux dandy sont toujours immédiatement stylisées par l'écriture. Après la publication au début de l'année de ce volume du journal, Campagne de France, et le consentement initialement bienveillant de la critique, l'affaire a éclaté à propos de quelques phrases concernant les prétendus "collaborateurs juifs"  de la radio publique et la "race juive", phrases qui ont finalement fait un tel bruit que l'éditeur Fayard s'est résolu à retirer le livre de la vente (F.A.Z. du 25 avril). Ce qui n'a pas ramené le calme, bien au contraire. La polémique prend dès lors de telles proportions, avec pétitions, contrepétitions et prises de position publiques, qu'il est évident que quelque chose d'encore plus profond y est en jeu.

Agé de cinquante-quatre ans, Renaud Camus, qui n'a aucun lien de parenté avec son illustre homonyme Albert, est entré en littérature avec Roland Barthes et a débuté en tant que lecteur chez Denoël. Son livre Tricks est considéré en 1979 comme un manifeste de l'homosexualité libérée et a préludé en même temps que le Journal d'un voyage en France à son projet existentiel de stylisation autobiographique. L'ultime éclat d'un style aristocratique vieux-français marque avec constance l'oeuvre de cet auteur et sa façon de mener sa vie littéraire et esthétique, où se mêlent à la contemplation de soi-même des esquisses topographiques consacrées aux départements de la Lozère, du Gers et de l'Héraut. Il s'est retiré au château de Plieux, dans le sud de la France, qu'il a récemment acquis.

Il peut, dans ses meilleurs moments aphoristiques, comme peut-être dans le livre Eloge du paraître (Lob des Scheins), se moquer avec beaucoup d'esprit de l'hostilité contemporaine pour les apparences et du consensus  autour du naturel. Lui-même se refuse à être gentil, naturel et conformiste. Le populaire lui paraît odieux de par sa propension inesthétique à la médiocrité, ce qu'il a noté dans Campagne de France, et il n'a pas peur de parler de degrés inégaux de civilisation.

Ni son éditeur de toujours, Paul Otchakovsky-Laurens, de P.O.L., qui avait refusé le livre Campagne de France, ni la majorité des critiques ne soupçonnent personnellement Renaud Camus de racisme ou d'antisémitisme. Mais ils considèrent, comme l'écrivent Michel Deguy, Jacques Derrida, Claude Lanzmann, Philippe Sollers, Jean-Pierre Vincent et deux douzaines d'autres dans une explication publique, tout amour nostalgique et exalté pour la France comme déraisonnable, quand il incite à parler avec des allures d'amphitryon des hôtes étrangers  du pays et à désigner des minorités ethniques jugées mal adaptées à sa mentalité - que cela soit ou non sous la forme spontanée du journal intime.

Tous se sont insurgés contre le fait que soit à présent évoquée la figure d'un auteur persécuté. Puis l'éventuel retour du livre en librairie a prêté à controverse jusqu'au sein de la maison Fayard, et il a conduit à de sérieuses tensions entre le directeur, Claude Durand, qui promettait déjà une nouvelle édition retouchée et accompagnée d'une préface, et son inflexible adjoint, Olivier Bétourné, qui voulait prendre des décisions énergiques. Plusieurs ténors de l'opinion publique, tels que Bernard-Henri Lévy, déplorent le retrait du livre et tiennent son retour pour un mal plus grave encore : on ne peut facilement mettre au jour les côtés sombres d'un auteur à travers la censure.

Une autre pétition, signée par Pierre Bergé, Frédéric Mitterrand, Dominique Noguez, Marie Redonnet et Jean-Jacques Aillagon, a pris, sous toute réserve vis-à-vis des passages antisémites, la défense de l'auteur Camus contre ce qui prend l'allure d'une véritable campagne d'agitation. Alain Finkielkraut, qui n'a pas signé la pétition, aimerait également, malgré une désagréable surprise initiale devant maint de ses propos, lire à présent l'auteur Camus de manière un peu plus subtile, et son interprétation de l'affaire c'est que les éternels croisés contre la réaction et le Mal ont enfin découvert en Camus, après de longues et vaines quêtes, un ennemi bien vivant. Depuis longtemps l'idéologie pétainiste n'avait pu fournir à la France intellectuelle, en perpétuel état d'alerte, de tenants dignes de considération. Le temps est   revenu des beaux rassemblements et des hurlements courageux.

Deux considérations malsonnantes sur le peuple et la race, un livre republié et un débat intellectuel se greffant là-dessus à propos de la France vue sous l'angle de la tradition nationale, tout cela s'est conjugué pour former une affaire qui a pris, en un effet de boule de neige très français, une ampleur inattendue.

"La France moisie" - une France recouverte de provincialisme, d'antisémitisme et de xénophobie - est depuis un an l'insulte par excellence, avec laquelle Philippe Sollers aimerait spectaculairement porter le coupe de grâce émancipateur à la conscience nationale, de Le Pen jusqu'à l'éco-régionaliste. Cette notion est revenue sur le tapis dans l'affaire Camus. Un seul s'est tu dans tout ce vacarme: Renaud Camus. Il a séjourné à l'université Yale pour assister à un colloque consacré à son oeuvre, et depuis son retour il se manifeste uniquement dans son journal. Publication dans six ou sept ans...