L'Egout et les Douleurs
Par Michel Guilloux
 
 
 
 
 

Ce Camus-là n'aime pas l'étranger. Et au pays de Dreyfus, s'il est des mots difficiles à employer sans les dévaloriser, c'est bien, s'agissant de littérature qui plus est, celui d'«affaire» au sujet de l'annonce du retrait, le 20 avril dernier, par son éditeur, Fayard, de La Campagne de France, journal intime de 1994 signé Renaud Camus, au motif de certains propos «extrêmement dangereux» de son auteur. Et puis voilà, après quelques semaines, l'on parle de la réédition de l'ouvrage, les passages litigieux en moins, des «explications» en plus... Que cela n'a-t-il été réalisé plus tôt, serait-on tenté de dire en premier lieu!

Il y a, dans cette pitoyable histoire, les incroyables cafouillages d'un éditeur. Si la question était de savoir si l'on peut interdire ou non une oeuvre de l'esprit dans la France de l'an 2000, la réponse dans ces colonnes ne serait assurément pas affirmative. Mais on apprend que l'éditeur attitré de Renaud Camus, P.O.L, avait déjà refusé un précédent ouvrage reprenant les mêmes obsessions et persisté quand l'auteur s'est présenté avec l'objet du litige actuel. On est surpris d'entendre un responsable de l'éditeur qui a dit oui affirmer benoîtement ne pas avoir lu l'ouvrage incriminé avant de sursauter d'indignation. Cela, déjà, fait quelque peu désinvolte. Critiquant la «délicatesse de l'odorat de certains» (suivre son regard), Claude Durand, le PDG de Fayard, a repris les choses en main et annoncé au Monde (du 1er juin dernier) que «Renaud Camus a proposé des coupures. Nous avons soumis le manuscrit à son avocat. Nous attendons sa réponse. Nous procèderons à une réimpression, dès que possible, après avoir supprimé tout ce qui est juridiquement contestable, sans doute avec un avant-propos pour expliquer la raison de sa publication».

Que restera-t-il de «juridiquement contestable»? Une «pensée» amputée de quelques «dérapages»? Peut-être faut-il lire l'auteur dans le texte, puisque le style, c'est l'homme et que la patrie d'un écrivain, c'est sa langue. Des critiques faisant leur métier boudent le «génie» de l'auteur? Cela donne dans le journal de Camus: «Les collaborateurs juifs du Panorama de France-Culture exagèrent un peu tout de même: d'une part, ils sont à peu près quatre sur cinq, à chaque émission, ce qui sur un poste national et presque officiel constitue une nette surreprésentation d'un groupe ethnique ou religieux donné ; d'autre part, ils font en sorte qu'une émission par semaine au moins soit consacrée à la culture juive, à des écrivains juifs, à l'Etat d'Israël, à la vie des juifs en France et de par le monde, aujourd'hui ou à travers les siècles. C'est quelquefois très intéressant, quelquefois non ; mais c'est surtout un peu agaçant, à la longue, par défaut d'équilibre.» «Collaborateurs juifs», «poste national», «ils font en sorte», cela sent son Je suis partout. Comment débattre de propos situés au-dessous du caniveau? Ils entraînent une protestation vive autant que justifiée de Laure Adler, responsable de la chaîne culturelle de service public. Mais ce Camus-là, au fil de sa plume, s'interroge aussi : «La pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général ; mais elle n'est pas au coeur de la culture française. Ou bien si? Un doute me prend.» On n'en saura pas plus.

Ayant connaissance de la Schoah, cette belle âme déclare ne pas être antisémite. Non, ce qu'il ne supporte pas, est ceci: «En quoi il m'arrive d'être irrité par certains juifs ; en ceci, que j'éprouve, de toutes mes fibres, un amour passionné pour l'expérience française telle qu'elle fut vécue pendant une quinzaine de siècles par le peuple français sur le sol de France ; et pour la culture et la civilisation qui en sont résultées. Et que par voie de conséquence il m'agace et m'attriste de voir et d'entendre cette expérience, cette culture et cette civilisation avoir pour principaux porte-paroles et organes d'expression, dans de très nombreux cas, une majorité de juifs, français de première ou seconde génération, bien souvent, qui ne participent pas directement de cette expérience, qui plus d'une fois en maltraitent les noms propres, et qui expriment cette culture et cette civilisation - même si c'est très savamment - d'une façon qui lui est extérieure (...). Ce que je regrette, c'est que l'on ait tendance, en de trop fréquentes occurences, à se substituer à la voix ancienne de la culture française, et à la couvrir.» Dans le même style désuet témoin d'un seul mépris hautain, l'auteur de La Campagne de France s'en prend, avec les mêmes arguments, peu ou prou, aux Arabes, aux musulmans et au «peuple». Sans doute est-ce pour les mêmes déconvenues rencontrées par l'auteur de Tricks (1979), vrai manifeste homosexuel. L'homme, depuis, a vieilli, et ranci, puisque se dirigeant vers le même genre de dénégation que l'on a, d'ordinaire, plus l'habitude de lire chez les négationnistes, à remplacer «juifs» par «homosexuels» pour asseoir sa démonstration de ce qu'il n'a pas supporté dans l'émission de Panorama.

On ne peut que comprendre le texte, signé dans le Monde du 25 mai dernier, par des intellectuels et des artistes tels Hubert Damisch, Jacques derrida, Claude Lanzmann, Philippe Sollers ou Jean-Pierre Vernant. Contre les quelques amis réunis autour de Camus dénonçant un «lynchage médiatique», les signataires estiment que «c'est l'enteprise qui voudrait faire passer l'auteur de La Campagne de France pour une victime qui est inquiétante. Il est urgent de dire clairement que les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles qui n'ont, comme telles, pas droit à l'expression». On ne peut que souscrire, ici, à ce point de vue parce que ces propos-là et bien d'autres de la même eau brune relèvent de ce que Jean-Pierre Faye et Anne-Marie de Vilaine indiquaient en introduction à leur ouvrage, la Déraison antisémite et son langage (Babel/Actes Sud): «L'antisémitisme est l'archétype de tous les racismes et de toutes les formes d'intolérance qu'il faut combattre. Il s'agit de désamorcer les automatismes meurtriers du langage qui engendrent la répétition du même, et nous condamnent à habiter l'espace étouffant délimité par le rejet de l'autre.» Certains s'abritent derrière les passages antisémites de journaux ou correspondance de grands écrivains français tels Gide ou Morand pour excuser ce qui ressortit au dérapage que d'une pensée cohérente si ce n'est obsessionnelle.

On se permettra de noter que ces écrits-là datent d'avant la Schoah et ses six millions de victimes assassinées méthodiquement, parce que juives. On sait. On comprend aussi comment, l'antisémitisme atteignant de tels cerveaux, l'époque qui les a vus naître a permis ce crime impensable. Certains écrivains, à la suite du philosophe Adorno, ont affronté la question de ne plus pouvoir écrire après la Schoah comme avant. D'autres, aujourd'hui, au nom de la liberté d'expression du diariste, mais la lucidité critique en moins, recuisent les mêmes plats rances d'une lignée qui va de Drumont à Maurras.

Sans remonter à Esther de Racine, la conception, cohérente s'il en est, et ne pouvant se réduire à quelques malencontreux passages à expurger, d'une «culture» et d'une «civilisation» françaises qui constitueraient un bloc inaccessible à l'entendement de l'Etranger est tout aussi hallucinée, si ce n'est hallucinante. Pareille conception, qui sent son Pétain, est à l'opposé exact de ce qui, depuis la Révolution française, a défini la culture et la nation françaises: non blocs liés à la terre mais creuset dans lequel se fond une expérience universelle, s'entrechoquent toutes les langues et enrichi par l'apport de ceux à qui on ne demande pas, pour être citoyen ou artiste, une quelconque référence religieuse. C'est cette conception-là de la langue française aussi qui est au coeur du patrimoine d'un pays qui a vu y naître le roman. C'est ce qui, historiquement, avec Dreyfus et ceux qui l'ont défendu, a défini le paysage intellectuel français en un clivage dont les opposants et cette autre conception de la culture française ont failli, avec Pétain. «Cette idée qu'il y a une langue française existant en dehors des écrivains et que l'on protège est inouïe. Chaque écrivain est obligé de faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de faire son son», note Marcel Proust. Bien frelatée est la langue de Renaud Camus.
 

Michel Guilloux