Le petit caillou dans la chaussure
Chapitre extrait de L'Imparfait du présent (Gallimard, mars 2002)
Par Alain Finkielkraut
 
 
 
 
 

Depuis plus de quinze ans, je suis un «collaborateur juif» de France Culture. Je n'affiche pas cette judéité, mais je ne la dissimule pas non plus et il m'arrive de traiter, dans mon émission Répliques, du Moyen-Orient, de la question de l'antisémitisme, ou de la pensée d'Emmanuel Levinas. Certes, nos classiques sont aussi mon souci, j'ai consacré des émissions à Bossuet, à La Fontaine, à Péguy, à Michelet, à Claudel, à l'alexandrin même, mais, enfant de parents polonais, et naturalisé avec eux en 1950, je ne participe pas directement de l'expérience française «telle qu'elle fut vécue pendant une quinzaine d'années par le peuple français sur le sol de France» et que Renaud Camus défend avec un amour passionné dans son journal de l'année 1994 : La Campagne de France, justement. Moi, fils de déporté, citoyen de la deuxième génération et citadin de toujours, je ne pouvais que me sentir visé par l'exclusivisme de cette déclaration d'amour, par la porte qu'elle semblait me claquer au nez en me cantonnant à un point de vue, certes, légitime mais extérieur.

Et pourtant, quand le scandale a éclaté, je ne me suis pas retrouvé dans mon camp naturel. A la stupeur de mes amis, je n'ai pas pris le bon parti. Au lieu de me constituer partie civile dans l'action médiatique intentée contre Renaud Camus, j'ai dénoncé les juges. D'offensé, je suis devenu défenseur. Pourquoi ? Parce que la critique a pris la forme du procès et que ce procès s'est achevé avant même d'avoir eu lieu. La sentence est tombée tout de suite. Le tribunal a rendu son arrêt de mort symbolique sans jamais tenir séance. Inutile, en effet, d'entendre les explications de l'accusé ou de se plonger dans ses livres. On savait à qui on avait affaire. La cause était entendue, le crime avéré, les extraits publiés dans la presse parlaient d'eux-mêmes. Porte-parole de la France des volets clos, banal héritier d'une tradition antisémite qui avait cristallisé au moment de l'affaire Dreyfus et prospéré entre 1940 et 1944 à l'ombre de la défaite, Renaud Camus y dévoilait, une fois pour toutes, son vrai visage vichyste.

Cette fébrilité dans la condamnation marque la distance infinie qui sépare les dreyfusards originels de leurs vigilants continuateurs. Ces premiers, en effet, n'allaient pas vite : c'est même le principal mérite qu'ils s'attribuaient. A Brunetière qui se moquait des écrivains ou des professeurs haussés par leur nouveau nom d'intellectuels au rang de surhommes, alors qu'ils «déraisonnaient sur les choses de leur incompétence », Durkheim répondait calmement : « Si donc, dans ces temps derniers, un certain nombre d'artistes, mais surtout de savants, ont cru devoir refuser leur assentiment à un jugement dont la légalité leur paraissait suspecte, ce n'est pas que, en leur qualité de chimistes et de philologues, de philosophes ou d'historiens, ils s'attribuent je ne sais quels privilèges spéciaux et comme un droit de contrôle sur la chose jugée. Mais c'est que, étant hommes, ils entendent exercer tout leur droit d'homme et retenir par devers eux une affaire qui relève de la seule raison. Il est vrai qu'ils se sont montrés plus jaloux de ce droit que le reste de la société ; mais c'est simplement que, par suite de leurs habitudes professionnelles, il leur tient plus à coeur. Accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver leur jugement tant qu'ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu'ils cèdent moins facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l'autorité (1). »

Eussent-ils appliqué les mêmes principes de patience méticuleuse en prenant, par exemple, le temps de lire l'oeuvre d'un auteur dont ils ne connaissaient, pour la plupart, que l'infamie soudain attachée à son nom, les valeureux contempteurs de la France rancie auraient vu, avec une perplexité croissante, leur proie échapper au concept prévu pour elle.

Dressant dans P.A. la liste anarchique de ses goûts et dégoûts sur le modèle du J'aime / Je n'aime pas de Roland Barthes, celui dont on a fait, l'été dernier, le repoussoir de la France ouverte, qui mettait Zinedine Zidane au premier rang du «Top 50», dit sa gratitude à Racine, à Paul-Jean Toulet, à Valery Larbaud, à Saint-John Perse, à Turner, à Rothko, à Virginia Woolf, à Cingria, à Leopardi, à Janacek, à Chopin, à Hugo Wolf, à Cavafy, à Celan, à Hölderlin, à Edmond Jabès, et à Proust plus qu'à tout autre. «Français par l'appel du 18 juin», ce maréchaliste confesse dans Etc. son «immense admiration pour l'attitude britannique pendant la Seconde Guerre mondiale» et sa «grande humiliation de l'attitude française (la défaite, la collaboration, les dénonciations)» (2). Tout comme ses juges, il croit même «cette humiliation générale, nationale et fondamentale pour comprendre la France et les Français contemporains (3)». Lisons enfin la méditation sur l'art et le désastre développée dans le discours de Flaran par cet esthète frileux, casanier et maurassien : «Si la poésie est inadmissible ou peut paraître telle, après les camps de la mort, c'est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C'est que toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut aussi leur idée, et aussi leur beauté. C'est qu'ils ont interprété mieux que quiconque non seulement Wagner ou Richard Strauss, mais Mozart ou Schubert. C'est qu'ils ont porté aux nues non seulement Nietzsche ou Carl Schmitt mais Rilke, et Goethe lui-même, et jusqu'à Hölderlin. C'est que notre humanité - voici l'inhabitable pour la pensée, et qui la rend impensable - est la même que la leur [...]. C'est que le sens a construit les camps, alignés vers eux les voies ferrées, trouvé la formule meurtrière des gaz, justifié l'injustifiable, et pendant ce temps composé des poèmes, écrit des opéras, organisé des expositions d'art. C'est que tout sens est compromis, toute image est souillée, que toute beauté est salie, tout être a honte de se montrer (4).» Dans un tel climat de pensée, les réflexions de Renaud Camus sur le degré de l'appartenance nationale, son refus de méconnaître la part de l'héritage dans l'identité, son attachement crispé au peu qui reste de «connaissance par le temps» prennent un autre sens que celui - essentialiste, raciste, criminel - qu'on a voulu précipitamment y voir.

L'appel à la nuance, je le sais, peut être une manière de brouiller les cartes ou de noyer le poisson. Comme le dit fortement Jankélévitch : «La rigueur morale s'inscrit en faux contre les approximations du confusionnisme esthétisant et contre les brumes propices de la mauvaise foi et du grand pêle-mêle. Plutôt le manichéisme que le machiavélisme (5).» Et, ajouterai-je, face au retour toujours possible des vieux démons séparateurs, plutôt les gros sabots de la colère que les finasseries absolutoires.

Mais face à Renaud Camus s'est joué un tout autre drame. On a vu les uns «joindre aux avantages du monde les bénéfices de la persécution» selon le mot de Karl Kraus, et les autres s'applaudir de racheter par leur rapidité de réaction la couardise ou la forfaiture de leurs pères. Plutôt le terrain connu du manichéisme que la confrontation, sans garde-fou, à une oeuvre singulière. Plutôt le jugement bâclé que l'exercice périlleux du jugement. Plutôt la jubilation de la deuxième chance que l'incertitude de l'événement. Plutôt l'ennemi répertorié qu'un écrivain déconcertant. Adieu Durkheim. Fin du scrupule. Aucun petit caillou dans la chaussure n'entrave la marche vengeresse des idées reçues. On combat désormais les réflexes xénophobes par le réflexe conditionné. La Némésis alliée à la nonchalance balaye le questionnement méticuleux. Et quand, après avoir essayé de se battre contre un adversaire - la presse - qui dispose seul du choix des armes, du terrain et du moment, Renaud Camus confie : « De l'ignominie dont on m'abreuve, je ne me relèverai jamais. Je suis un écrivain enterré. Pour l'instant, c'est l'envie de dormir qui l'emporte en moi. Je ferme sur moi le sommeil, comme on laisserait tomber la dalle du tombeau (6) », on trouve encore le moyen de stigmatiser son égocentrisme et de dire qu'il prend la pose de l'offensé.

Cette France pénitente et journalistique n'est pas moins inquiétante que la France clouée au pilori en la personne de Renaud Camus. Les fils n'ont pas réparé la bassesse des pères, ils l'ont perpétrée dans leur façon féroce et grégaire, arrogante et paresseuse d'en prendre le contre-pied. Et maintenant que la campagne contre La Campagne de France a porté ses fruits, on refuse à son auteur déshonoré la publicité du déshonneur. L'abattre ne suffit pas, il faut encore l'anéantir. Ouvrez la chronologie de l'an 2000 que vient de publier le journal Le Monde (7) : vous n'y trouverez pas trace de Renaud Camus. Frappé d'opprobre et retranché de la communauté des hommes au nom du devoir de mémoire, le voici, par la même juridiction, rendu à l'oubli et comme frappé d'inexistence. C'est contre un tel usage de la mémoire et de l'oubli que j'écris ces lignes.

Alain Finkielkraut

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(1) Cité dans Jean-Denis Bredin, L'Affaire,  Fayard/Julliard, 1993, p. 380.

(2) R. Camus, Etc., POL, 1998, p. 90.

(3) Ibid.

(4) R. Camus, Discours de Flaran, POL, 1997, p. 18-19.

(5) V. Jankélévitch, B. Berlowitz, Quelque part dans l'inachevé, Gallimard, 1978, p. 93.

(6) R. Camus, Corbeaux, Journal 9 avril-9 juillet 2000, Les Impressions Nouvelles, 2000, p. 53.

(7) M. Roche, L'année 2000 dans «Le Monde», les principaux événements en France et à l'étranger, Gallimard, «Folio/Actuel», 2001.