"L'AFFAIRE RENAUD CAMUS"
ou
" ET SI LE CRIME N'ETAIT PAS CELUI QU'ON CROIT ?"
Par Gilles Alvarez
 

En préambule, et parce qu'elle résume bien ma position, j'emprunterai aux admirables Cahiers de Cioran, cette citation : «Ne compte que le livre qui est planté comme un couteau dans le coeur du lecteur».
 

C'est bel et bien en tant que lecteur qu'il me faut aborder ce qu'on a appelé "l'affaire Renaud Camus", parce c'est une gageure de vouloir l'évoquer rapidement, quand ceux qui l'ont déclenchée ont pu argumenter durant des mois à coup d'articles, de critiques et de règlements de comptes qui constituent un épais dossier, accablant en bien des points, terriblement accusateur. Le lecteur anonyme que je suis n'est pas sorti indemne de la polémique ; tandis qu'il me semble que ceux qui l'ont alimentée ont pu tranquillement passer à autre chose, à d'autres actualités avant de revenir à la charge, un jour prochain peut-être, pour dénoncer l'inadmissible dont la littérature ne saurait se passer, selon Renaud Camus, tandis que ses contradicteurs en appellent à la mémoire et à la censure pour faire taire l'inconvenant, pour interdire ce qui leur paraît intolérable. Qui a raison ?

Permettez-moi de vous rappeler quelques grands épisodes de ce qui est devenu " l'affaire Renaud Camus ".

La Campagne de France, huitième tome du journal de Renaud Camus paraissait au printemps 2000, tandis qu'on pouvait lire aussi Le Répertoire des délicatesses qui épinglait notamment Le Monde et France Culture, à propos de la «langue et de ses abandons, de ses défaites», bref des fautes commises dans les colonnes du grand quotidien et sur toutes les ondes. Consécration ? Pour la première fois un dossier de trois pages dans Libération saluait l'écrivain et son oeuvre. Excellent article dans Le Figaro, émission avec Alain Finkielkraut qui avait aimé les Délicatesses...

Pourtant était-ce trop ?

Et, voilà qu'un article de Weitzmann dans Les Inrockuptibles met le feu aux poudres. Il s'appuie sur un extrait de La Campagne de France que toute la presse va reprendre, une citation tronquée, sortie de son contexte, à partir de quoi chacun va épiloguer : «les collaborateurs juifs du Panorama de France Culture exagèrent un peu tout de même» (...). Pardon si, à mon tour, je pratique abusivement des coupures, si je reprends un procédé journalistique dont on comprend qu'il puisse répondre à des impératifs techniques, quand on veut aller vite, mais qui, en l'occurrence, permit toutes les déformations, toutes les interprétations, les plus délirantes et les plus violentes qu'on ait pu lire depuis longtemps dans la presse française. Notons que W. dès ce premier article fait allusion à L'ombre gagne, refusé par l'édition et à la censure de P.A. «pour des raisons similaires». Déjà il écrit : «ce n'est guère à l'honneur d'un écrivain de se faire censurer de la sorte». Première charge, capitale.
 

Le ton est donné et durant des mois la campagne de presse va faire rage.

Beaucoup de ceux qui l'accusèrent - et tous les noms et tous les qualificatifs y sont passés : antisémite - raciste - écrivain vieille France - de la France moisie - écriture à l'eau de Vichy  - pétainiste - pédé de droite - Maurrassien - en dessous du moyen - médiocre, sans oublier d'outranciers rapprochements littéraires du même acabit, jusqu'à le comparer à Rebatet et même à Hitler ! - beaucoup, donc, admettaient qu'ils ne le connaissaient même pas de nom, qu'ils ne l'avaient jamais lu et qu'ils ne se saliraient pas à le faire. La cause était entendue d'avance. Y compris pour le Ministre de la Culture, immédiatement monté au créneau et menaçant de porter le différend devant le tribunal de La Haye. La directrice de France Culture, qui défendait si fort l'honneur de ses journalistes, oubliait qu'elle les avait licenciés entre temps et poussait un de ses commensaux, directeur de la fiction sur son antenne, à jouer les écrivains directement offensés. Bref "la mare aux canards " s'agitait de partout, et dans ce tintamarre assourdissant, on n'entendait guère les quelques protestataires, quand on parlait pourtant de débats salutaires et contradictoires, après avoir décrété qu'il n'y avait pas à discuter, ou alors entre soi, dans la presse comme à la télé. Même le colloque de Yale, consacré à l'écrivain, en avait été définitivement troublé, les bruits dont résonnaient les médias ne laissant pas insensible l'Université par delà les océans. Comment cautionner celui que tous accusent, et dont les partisans, même, semblent "réservés"?
 

On lui répondait que la polémique était en train de retomber lorsqu'il voulait s'expliquer, et aussitôt, en face, les attaques repartaient. Citations tronquées toujours pour déformer et caricaturer sa pensée, trouver, dans d'autres discours sur les origines, la forfaiture de ses propres textes, de douteuses parentés. Car les armes s'affûtaient, le combat dérivait sur d'autres terrains glissants, la stratégie des plus forts visant, peut-être, à asseoir leurs positions comme autant de rentes de situations qu'il ne ferait pas bon menacer. Rappelons que le journal devait être retiré de la vente quelques jours à peine après sa parution - Fayard craignant les poursuites et espérant, peut-être, une accalmie - pour reparaître dans une version expurgée au début du mois de juillet.

Les plus tenaces cherchaient alors d'autres extraits dans "l'oeuvre", comme si d'idéologique et moral, il fallait que le procès redevienne littéraire pour que l'affaire soit définitivement enterrée, et l'écrivain avec, et que les pourfendeurs soient rétablis dans leur légitimité, confortés dans leur bonne conscience à toute épreuve. Renaud Camus n'avait pas été censuré, il s'était autocensuré. Ou alors, qu'il s'arrange avec son éditeur si celui-ci convenait que ses textes tombaient sous le coup de la loi.

Assez schématiquement, on peut dire que c'est la loi qu'on a opposée à Renaud Camus et qu'à ce titre ses détracteurs avaient raison en droit. Il est effectivement impossible désormais de poser certaines questions, de nommer tout ce qui peut l'être. En cause, «la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée» art. 24, la diffamation (art. 32) et l'injure (art. 33) envers les mêmes personnes.

De fait, ou par précaution, notamment dans un climat polémique, l'avocat de Fayard jugea prudent de supprimer des paragraphes entiers afin d'éviter les procès, même s'ils ne devaient pas aboutir à des condamnations. Il fallait tout passer au crible, tout épurer : la réédition de La Campagne de France était à ce prix. R.C. a dû s'y soumettre, bien qu'envisageant de faire retirer son nom de la couverture. Moyennant quoi, certains ont pu titrer : Renaud Camus s'autocensure. Il avait cru qu'on caviarderait quelques paragraphes : ce sont dix pages pleines qui ont sauté. Polémique à son tour - mais il est vrai qu'on a, dans un deuxième temps, parlé de bataille de succession chez Fayard et qu'il n'est pas interdit d'imaginer que derrière les beaux raisonnements et les attitudes édifiantes il y ait aussi des querelles d'édition, des concurrences, des intérêts divergents, de grandes haines et de petites jalousies -, une longue préface de l'éditeur n'empêche pas que la nouvelle version paraisse présenter, avec tous ses blancs, une vérité mitée, et rappelle des époques où la censure n'avait pas si bonne presse, surtout chez des intellectuels et, notamment, de gauche. Et que pensera le nouveau lecteur se référant à la version expurgée où quasiment tous les passages où le mot juif figurait ont été supprimés ? Les phrases avaient été sorties de leur contexte : il ne reste plus qu'un "contexte sans phrases" dont on a laminé les idées. Avouons que pour un auteur qui travaille sur le sens, il y ait de quoi s'inquiéter. Ont disparu les hommages sincères à la culture juive, les indignations face aux abominations nazies. Et pour que l'éditeur ne soit pas soupçonné d'avoir ainsi ménagé plutôt les juifs que les arabes, eux aussi sont passés à la trappe. Aux oubliettes tout ce qui devient potentiellement dangereux aux yeux des avocats et sujet à interprétation. Et le comble est atteint lorsque l'un d'eux en déduit : «dans ce contexte, ne laisser au milieu de toutes ces pages (...) que les quelques paragraphes politiquement corrects me semble mutiler la pensée de l'auteur bien plus que de tout supprimer». Autrement dit, se taire pour ne pas se couper. Ne plus écrire ? C'est la polémique qui dicte l'interprétation, c'est la censure qui pousse à "s'autocensurer" toujours plus. Que R.C. tienne bon pour qu'on voit les blancs, les coups de ciseaux dans ses textes, et il se trouvera toujours un plumitif pour dire qu'il fait de la provocation à jouer la victime, et montrer qu'il a été censuré. Fallait-il censurer les blancs, censurer la censure ? Définitivement pervers, lui qu'on a privé de parole, lorsqu'il recopiera fidèlement - intégralement sur son site internet les articles qui l'insultent à longueur de pages, il s'en trouvera encore pour crier à la complaisance malsaine de qui aime à se rouler dans la boue. Ne parviendra-t-on pas à le réduire au silence ?

Assez vite il envisagera, puisque les colonnes des journaux lui sont refusées, une publication anticipée - en cours d'année - le plus vite possible - de ce qu'il a écrit d'avril à juillet 2000. Ce sera sa réponse impossible, le journal de l'affaire. Il avait déjà inauguré le procédé avec Incomparable, il est vrai dans d'autres circonstances. On lui fait valoir qu'il ne pourra pas reproduire les passages litigieux, s'en expliquer, ni même reproduire les textes de ses adversaires. Et puis les éditeurs se défilent, P.O.L qui préférerait un livre de Finkielkraut sur l'affaire, Fayard et bon nombre d'éditeurs. Corbeaux sera publié, finalement, en nov. 2000 aux Impressions Nouvelles, une maison d'édition indépendante. Corbeaux montre de l'intérieur, comment R. Camus et ses proches ressentaient les attaques. La souffrance de l'écrivain, sa solitude m'y semblent manifestes.

Du dossier de presse, une centaine d'articles consacrés à " l'affaire ", je ne vous citerai que quelques titres : "Fayard retire de la vente un livre de RC accusé d'antisémitisme" / "Renaud Camus, pétainiste attardé" / "La peste" / "Haïssez vous les uns les autres" / "Rhétorique d'un discours antisémite" / "A vomir" / "Il faut regarder la saloperie en face" / La "gaffe" / "La longue quête réactionnaire d'un plaideur immobile" / "Le délire raciste de R.C." / "Je suis sur sa liste" / "L'égout et les douleurs" / "Renaud Camus, l'homme qui n'aimait pas les juifs" / "Renaud Camus faux martyr et vrai plagiaire" / "Le racisme expliqué à un auteur et à son éditeur" / "R.C. dix pages en moins" / "L'affaire Camus une invention médiatique ?" / "Les obsessions raciales de R.C." / "La Shoah et la levée de l'interdit" / "L'autodéfense de R.C." / "L'obsession des origines" / "La mauvaise réputation..." Comment rendre compte de tous ces articles et en même temps comment ne pas les signaler, ne serait-ce que pour remarquer que ceux qui trouvent salutaires les débats contradictoires, ne laissaient guère la parole à la défense ? Les articles en faveur de Renaud Camus étaient quasi systématiquement refusés, et même les 2500 signes que lui accorda Le Nouvel Observateur semblaient trop à la rédaction qui les amputa à sa guise. Vous vous rappelez sans doute, que Le Monde, Plenel, Alain Salles, Sollers, Savigneau et quelques autres comme BHL à qui les colonnes furent largement ouvertes, contribuèrent à faire retirer de la vente La Campagne de France. Il faudrait, pour étudier les mécanismes de cette censure, au moins autant de pages que ce que la presse consacra à "l'affaire". Il faudrait s'interroger sur certaines solidarités, certains corporatismes, certaines unanimités au sein de médias en principe pluralistes. La sincérité de certaines douleurs, la gravité des faits auxquels les uns et les autres se rapportaient doivent-ils obligatoirement entraîner le silence absolu, l'anathème, la condamnation, la diabolisation, l'élimination ? Certains sujets sont-ils tabous au point qu'on ne puisse répondre à ceux qui les abordent que par l'insulte, le mépris, et le lynchage ?

Sylviane Agacinski, dans un article au Monde, intitulé "Pour le droit de mal penser", qui fit sensation, car il détonnait dans la campagne de presse menée contre R.C., s'interrogeait justement : «de quels sentiments "condamnables" faudra-t-il demain interdire l'expression. De l'homophobie? Du sexisme? (...) Vers quelle société culturelle irait-on, vers quelle société moralement ou politiquement correcte si on remplaçait la culture par la censure ?». Quant à la "police des opinions" et à la "police du style", «de grâce, ni l'une, ni l'autre» concluait-elle heureusement.
Au moins aussi intelligente et admirable, la position d'un autre philosophe, Alain Finkielkraut, répondant aux "Nouveaux bien-pensants" que signait un Sollers déchaîné, et à "Ils sont partout" de Lanzmann, autre détracteur de R.C., dénonçant les négationnistes à la tribune et reprenant la thèse d'un "antisémitisme inconscient" attribuable non seulement au diariste, mais au philosophe. Peut-on pourtant rappeler que F. est juif, auteur d'un essai sur l'affaire Faurisson ? Mais... ne serait-il pas désireux lui aussi «d'escamoter l'encombrant souvenir de la Shoah», «d'effacer Auschwitz, exécrant son propre monde»?  «Moi, écrivait A. Finkielkraut, dont la famille a presque entièrement disparu dans les camps et les ghettos de Pologne». Très rares furent ceux qui s'élevèrent contre la cabale visant Renaud Camus. Or, est-ce un hasard, ces deux-là se promettaient de le lire au plus vite, tandis que les autres dénonçaient un livre qui puait, qu'on devait non seulement retirer de la vente mais interdire définitivement. Assez caractéristiquement, la pétition de soutien à R.C., était intitulée : "Un livre a disparu", tandis que la contre "Déclaration des hôtes trop nombreux de la France de souche" raillait un écrivain, un journal aux idées si criminelles et condamnables qu'ils étaient désormais indéfendables, impubliables et même inexpurgeables. On le voit les débats ne se situaient pas aux mêmes niveaux, à l'évidence, et R.C. pensa, d'accord avec Finkielkraut, que «la disparition du caractère littéraire de la lecture, s'exerç(ait) au profit d'une lecture littérale».

Il n'est sûrement pas inutile de rappeler ici que La Campagne de France est le journal de l'année 1994, et que le décalage dans le temps explique peut-être quelques malentendus. Certains discours étaient très favorables aux concepts de métissage, de société multiculturelle, pluriethnique, et, si six ans après les points de vue n'ont pas changé, ils se heurtent à certaines pressions sociales. R.C.  estime qu'une censure s'exerce sur des plans entiers de la réalité. Ses adversaires le soupçonnent d'être raciste comme il est «un antisémite insidieux», c'est-à-dire de vouloir réhabiliter la ségrégation. Attaquant le discours dominant, l'expression du politiquement correct, il s'attire les foudres des "ligues de vigilance" analyse-t-il. Souvent son journal de l'an 2000  en reprendra l'idée : il pense ainsi à une guerre entre littérature et journalisme, les visées n'étant évidemment pas les mêmes. Et, vraiment, à lire et à relire Renaud Camus - les journaux, Eglogues, Chroniques autobiographiques, romans, Elégies, Miscellanées, Topographies, Eloges et Discours, presque une quarantaine de livres -  il semble difficile de faire le rapprochement avec toute une littérature pétainiste et revancharde, franchouillarde pour tout dire ! L'idée vient que les contempteurs qui se sont acharnés par voie de presse à discréditer un homme, un livre, un écrivain, une oeuvre, n'étaient pas tous des moutons de Panurge et qu'il a fallu quelques rabatteurs pour forcer l'opinion comme on peut forcer le trait.

Et si le crime n'était pas celui qu'on croit ? Dans n'importe quel autre procès, Renaud Camus eût été acquitté au bénéfice du doute, pour le moins. Et n'envisageons même pas les vices de forme.

Alors me direz-vous, cette " affaire Camus ", c'était quoi ?

Beaucoup de bruit pour rien ? Le spectacle manquait de dignité. C'était surjoué, par de vieux acteurs qui ne connaissaient pas leur texte mais qui se devaient à tout prix d'être sur le devant de la scène. Par d'habiles renversements, ceux qui tenaient le haut du pavé, qui avaient donné de la voix, en vinrent à s'interroger : toute cette affaire ne serait-elle qu'un coup de pub ? Orchestré par qui ? Et les mêmes d'affirmer que l'éphémère célébrité de R.C. ferait long feu, le succès commercial n'étant même pas assuré !... «Monsieur Renaud» comme l'écrivait Jean Daniel, lui refusant son patronyme par respect pour la mémoire du seul vrai Camus, Albert - l'écrivain, n'aurait plus qu'à retourner se cacher dans ses terres du Gers, s'y promener avec ses labradors, autour de son château, damoiseau ou petit marquis dans sa campagne qui avait ennuyé, un temps, les gens de lettres à Paris comme ces moustiques dont on s'agace de n'avoir pu les écraser. Et puis pourquoi tant de fureur pour un auteur au lectorat réduit, d'à peine deux à trois mille fidèles ? ! Non, vraiment, c'était assez...

Le parti pris des citations tronquées peut-il sembler un exercice normal, habituel, comme de parler de sujets qu'on a au mieux survolés, avant d'exploiter un autre filon ou de se tourner vers d'autres professionnels patentés ou dont on sait qu'ils feront de l'audience, personnages déjà confirmés dans leur registre ? Le recours à la «banalisation de l'invective la plus grave» n'a-t-il pas quelque chose de particulièrement odieux ? Pour des effets faciles, on traite de Faurisson, de pétainiste, quiconque à l'outrecuidance de contester certaines idées établies, convenues et prétendues modernes, de s'interroger sur "l'indicible", même en précisant qu'il ne souscrit pas aux thèses qu'il veut étudier, et même qu'elles sont radicalement opposées à sa pensée. Le plus troublant, c'est sans doute que parmi les plus grandes plumes de la presse, il s'en soit trouvé pour reprendre des formules que jamais je n'ai lues dans les nombreux ouvrages de Renaud Camus. «Trop de juifs», par exemple. C'est un raccourci saisissant et une extrapolation frappante. Evoquer des listes, avec toutes les connotations que cela entraîne, relève du même procédé, et on n'en finirait pas de démonter les mécanismes d'un procès aux allures post-staliniennes. Faut-il admettre la pression intellectuelle lorsqu'il s'agit de grands organes de presse qui sont depuis toujours nos références et qu'on les devine au service d'échotiers et d'éditorialistes qui défendent des intérêts personnels, opportunistes et clientélistes? Comment ne pas être ébranlé lorsqu'ils appellent à la condamnation pure et simple, à l'interdiction définitive pour opinion criminelle et, en même temps, lorsqu'aucun espace n'est offert à l'accusé et à ses témoins ? Passer d'«il est interdit d'interdire» à «il est interdit de (se) défendre» témoigne d'une étrange évolution, d'une conception de la démocratie, de la citoyenneté qui pose question. Qu'un ministre de la Culture déclare : «affirmer qu'on n'est pas antisémite, c'est faire comme bien des propagateurs des thèses racistes», n'est-ce qu'une grossière bévue ? Que des journalistes, des écrivains, des philosophes, des éditeurs, se ruent à la curée, n'est-ce qu'une péripétie ? Et quand le diariste finit par céder à la pression et voit son texte amputé, que penser de ceux qui écrivent encore : «Personne ne l'a attaqué, il s'autocensure : il n'a pas été censuré !» ?

Curieuses moeurs, non ? Curieux raisonnements, curieux renversements de situation.
 

Voyez ce jeune professeur dont j'ai découvert la lettre, dernièrement, sur le site de Renaud Camus. Un partisan ? Il prétend trouver «Vaisseaux brûlés très beau»,  «conceptuellement et littérairement», lui qui a réfléchi au «journal d'écrivain dans la littérature française au XXème siècle», et à «la sémiostylistique d'un genre». Il s'est appuyé sur les écrits de l'auteur. Il estime que le journal de R.C. est un des tous meilleurs et qu'il sait de quoi il parle, appréciant entre autres Buena Vista Park et P.A., lui qui dans Libération signa, en mai 2000, un article intitulé "La trahison de Renaud Camus", à ce point venimeux qu'on croit tomber des nues lorsqu'il affirme maintenant qu'il aime l'écrivain. Au pire de l'affaire, de Camus il disait : «un petit bourgeois qui se prend pour un aristocrate», le traitant finalement de «petit maître». Il espère pourtant qu'il a senti «le fond bienveillant de (s)a colère» (!), six mois après avoir hurlé avec les loups et brigué les feux de la rampe. En lisant cela, j'en suis presque arrivé à me demander s'il ne s'agissait pas d'un faux grossier ! C'est dire si on se laisse gagner par la terreur et la paranoïa. Et, j'oubliais : il aime M. Ed. Nabe, bien sûr, vous savez «le petit Zanini», dixit R.C., qui le trouve brillant quant au style, quoique ordurier, mais avec «un projet d'une insoutenable pertinence». Certes, il ne s'embarrasse pas avec les nuances : Nabe franchement fascisant, franchement antisémite pour le coup ! Nabe que publie, via Gallimard, l'inévitable Ph. Sollers, bien moins indulgent vis à vis de R.C. dont il réclamait la tête. Deux poids, deux mesures ? Loin de moi l'idée d'interdire Nabe dont je lis le Journal. Je note qu'on publie Au régal des vermines tandis que L'ombre gagne de Camus, un roman d'idées qui mettrait en scène l'antisémitisme, la judéophilie, l'homophobie (le sida, juste punition divine) et son contraire, est refusé par toutes les maisons d'édition, dont Gallimard, P.O.L. Un brûlot ? Mais que penser lorsque paraît Le Journal inutile de Morand et ses nombreuses diatribes - antisémites, misogynes, homophobes, contre les jeunes gens, les gens pauvres, la télévision, etc... - et qu'il est salué par les magazines littéraires et Sollers, encore dans Le Monde en bonne place, et sans la moindre hésitation ? Comme les indignations, la censure serait-elle à deux vitesses ? Les attaques, en tout cas, donnent souvent le sentiment d'un certain nombre d'arrière-pensées, d'arrière-plans stratégiques. On l'a vu avec Sylviane Agacinski et Alain Finkielkraut, pris à parti, comme ensuite Claude Durand chez Fayard, l'édition et la culture étant aussi enjeux de pouvoir et de prestige, au delà d'un évident aspect commercial. La censure peut alors être une arme, à double tranchant.

Dois-je l'évoquer... ou m'autocensurer ? J'avais interviewé Renaud Camus, avant l'affaire, en 1999. Au terme d'une "sous-affaire R.C.", d'un développement inattendu, l'entretien fut... censuré, refusé à cause de la nouvelle réputation de l'écrivain. Là encore, les censeurs ne l'avaient pas lu. Là encore, ils lui laissaient le soin, imposant des conditions infamantes, d'assumer la censure en place de ceux qui voulaient le sanctionner. Etrange conception de l'honneur et de la moralité pour des gens vertueux en public et lâches en privé.
 

Reste que la polémique est comme la rumeur, elle s'étend toujours, elle ne s'éteint pas.

Enfin, depuis qu'on sait que je dois faire cette intervention, les amicales pressions et les avertissements, les incitations à la prudence n'ont pas manqué. Quoi ? l'APA ferait la publicité d'un écrivain antisémite et médiocre, au risque de provoquer des démissions pour ne pas respecter toutes les sensibilités ? Je ferais ça, moi, Français de la première ou de la deuxième génération - je n'ai jamais su le déterminer - dont le grand-père  inaugurait des camps de concentration , en France,  réservoirs pour d'autres camps où des Espagnols aussi furent exterminés ? Rien de passionnel, que des faits me conseillaient les plus avertis, et j'aurais voulu me rendre à leurs raisons et prétendre à l'objectivité mais... "l'affaire Renaud Camus" m'a personnellement touché, blessé, parce que je suis profondément attaché à la langue française et à la liberté d'expression et de création. Sans parler de son influence sur des diaristes - est-ce négligeable ? - sans Camus, dira-t-on, pas de Guillaume Dustan, pas de Christine Angot, et il faut ajouter un Hervé Guibert, lecteur évident du Journal romain de R.C. Son oeuvre s'inscrit naturellement dans le champ de la littérature actuelle, explorant des voies nouvelles.

La censure dont a été frappée La Campagne de France - car nulle autocensure chez Renaud Camus, il vise l'exhaustivité, une vérité qu'il traque jusque dans les plis et les replis du sens - cette censure serait-elle méritée ? Aux phrases sorties de leur contexte, on fait dire ce qu'on veut. Je noterai seulement que les lecteurs, les chercheurs qui s'attachent à son oeuvre le considèrent comme un écrivain dont la pensée compte. Certains aspects de sa création sont-ils irritants ?  Peut-être. Personnellement, je crois à sa singularité, et même à sa bonne foi, mais je comprends qu'on puisse ne pas être de cet avis. Il n'est pas toujours facile de l'aimer.

Si des études sémiostylistiques, génétiques, scientifiques sont consacrées à ses écrits, peut-on croire qu'on puisse réduire sa pensée à des formules simplistes ? Dire, parce qu'il travaille la forme en écriture, et critique certain formalisme, que de puriste il devient purificateur ?
 

Vouloir s'interroger sur des concepts sociopolitiques, comme une certaine idée de la France, le métissage, croire en une pensée originée, est-ce la preuve d'un racisme fondamental qui interdirait tout débat, proscrirait à jamais l'écrit ?
 

Faire oeuvre de moraliste, ayant été l'auteur d'un Tricks, est-ce inacceptable ?
 

Le temps là encore fait quelque chose à l'affaire.
 

Comme il est au coeur, sans doute, de la question du journal, d'un journal intime publié où les gens incriminés se précipitent sur l'indexation... et sont les premiers à réclamer la mise à l'index de l'ouvrage, du diariste quand ce qui est dit d'eux leur déplaît, semble leur nuire ? Faudrait-il des délais à la parution ? des précautions...  des coupures, une certaine autocensure ? Qu'est-ce qui est indicible, la vérité est-elle univoque ? Là encore, le débat restera ouvert. Mais enfin, pourquoi n'a-t-on jamais évoqué le Discours de Flaran ? Nightsound, un essai sur Six prayers d'Anni Albers, des écrits qui situent l'art plastique contemporain en regard de la Shoah? Parce que c'était incompatible avec l'image qu'on voulait donner de l'écrivain ? Pourquoi avoir ignoré que devenu commissaire d'exposition, Renaud Camus ouvre les portes de son château de Plieux, et d'autres lieux à des artistes tels que Boltanski, Josef Albers, Antoni Tapiès, et de nombreux créateurs du XXe siècle  ? Encore un trait d'un antisémitisme larvé ?
D'autres questions, sur l'histoire, la socialité, la mémoire, l'art, l'identité, la culture, furent posées par "l'affaire Renaud Camus".

L'oeuvre ouvre bien d'autres horizons. Il ne faudrait pas que la censure ait tout verrouillé.

Aussi : lisez Renaud Camus, ne le lisez pas, mais que ce soit le fait de votre libre-arbitre.
 

Gilles Alvarez